20 . Reykjavík
Le jour du grand départ approchait à grands pas. Léna trépignait d'impatience. Matthias, un peu moins. Le jeune homme n'avait jamais vraiment aimé le froid, mais il pouvait passer outre pour Léna. Les risques que cette dernière prenait à partir aussi loin lui causaient bien plus de souci. L'état de santé de la jeune femme ne s'améliorait pas avec le temps, bien au contraire. Dans le mois qui suivit l'annonce de leur destination, la petite blonde se retrouva encore trois fois à l'hôpital. Ben et Matthias tentèrent bien de reporter leurs vacances pour qu'elle puisse se remettre de ses accidents cardiaques, mais Léna faisait mine de ne rien entendre.
Au plus profond d'elle-même, la jeune femme sentait qu'elle devait savourer chaque jour avant qu'il ne soit trop tard. La fin pouvait arriver bien plus tôt que prévu. Toute sa vie, elle s'était privée de ce qu'elle aimait de peur de mourir, elle ne voulait pas passer les derniers mois qu'il lui restait dans la crainte.
— T'es sûre de vouloir y aller ? marmonna Matthias dans l'espoir de la convaincre à la dernière minute.
— Tout à fait sûre. Ne t'inquiète pas pour moi, s'il te plait.
— Mais c'est normal que je me fasse du souci ! s'indigna-t-il. Je t'aime, je veux pas qu'il...
Matthias s'interrompit lorsqu'il réalisa ce qu'il venait de dire. Depuis quand n'avait-il pas prononcé ces quelques mots ? La dernière fois devait remonter à son premier amour, au lycée. Bien avant le départ de Calypso. Bien avant qu'il ne perde toute confiance.
— Qu'est-ce que tu as dit ? sourit Léna d'un air malicieux.
Le jeune homme haussa les épaules et tourna les talons, un sourire mutin aux lèvres. Il était tombé fou amoureux en un quart de seconde. Ça avait été brutal, violent même. Passer d'une haine profonde à une amitié bancale puis, d'un coup à un amour profond l'avait étonné autant que soulagé.
— Matt, souffla Léna, en se lovant contre lui. Moi aussi, je t'aime. Ne t'inquiète pas pour moi. Je t'assure qu'il ne m'arrivera rien.
Le goût amer de ce mensonge la fit frissonner, mais elle n'en laissa rien transparaitre. C'était ainsi que Léna gérait sa maladie depuis toujours : elle voulait préserver ses proches de sa santé défectueuse, quitte à leur mentir éhontément. Paraître faible n'était pas dans ses habitudes. Elle détestait ça, même. En bonne femme d'affaire, elle avait appris qu'elle devait toujours garder la tête haute pour faire face à ses adversaires. Considérer Matthias ou ses amis comme tels était un peu exagéré, mais elle ne reviendrait pas sur sa décision de les tenir à l'écart. Sourire et feindre aller bien, c'était tout ce qu'elle avait à faire, même si elle se doutait que Ben et Matt n'étaient pas dupes.
— Il faut qu'on y aille, si on ne veut pas manquer l'avion, soupira-t-elle.
Le doctorant hocha la tête, mais ne bougea pas pour autant. Il noua ses doigts à ceux de sa petite amie.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta Léna.
Matthias semblait distant depuis qu'il était arrivé, soucieux. Il avait tourné en rond pendant dix bonnes minutes à peine arrivé dans l'appartement luxueux et, désormais, il marmonnait des paroles sans aucun sens, les sourcils froncés, les poings serrés sur les mains de Léna.
— Je me suis pris la tête avec 'Milie avant de partir, avoua-t-il.
Sa jeune sœur ne pouvait les accompagner en Islande à cause de ses études et Matthias en avait été désolé jusqu'à cette dispute ridicule, une heure plus tôt. À présent, il avait juste hâte de mettre le plus de kilomètres possible entre eux.
— J'ai pas envie d'en parler. On y va ?
Il embrassa tendrement la petite blonde, attrapa son sac de voyage et sa valise et se précipita vers la porte sans plus attendre. Le taxi était déjà en bas de l'immeuble, de toute façon. Il commençait même à s'impatienter, à en juger par les coups de klaxon qui se répétaient depuis quelques minutes.
— Aéroport Charles de Gaulle, s'il vous plait.
Léna posa son sac à main à ses pieds et sourit au conducteur qui hocha la tête et s'engagea aussitôt sur l'avenue Rapp. Matthias soupira encore, appuyé contre la fenêtre, il regardait le paysage défiler sous yeux, sans grande motivation.
— Tu es sûr que tu ne veux pas en parler ? Ça a l'air plutôt...
— Non. Je veux oublier ça, grommela-t-il, sans détourner le regard de la route.
Ce ne fut qu'arrivé à l'aéroport, après de longues minutes de silence angoissant et gênant que Matthias se décida enfin à reparler. Il s'excusa pour son attitude, embrassa le front pâle de Léna et retrouva un sourire de façade qui ferait mouche auprès de ses amis. Du moins, c'était ce dont il était persuadé car, lorsqu'il se planta devant eux dans le hall d'embarquement, tous comprirent que quelque chose n'allait pas.
— Il était temps ! s'agaça Ben. J'ai cru que vous arriveriez jamais. Pourquoi tu tires la gueule, toi ?
Ilyes se renfrogna à côté de lui. Il savait très bien ce qu'il se passait. Émilie l'avait appelé à l'instant où Matthias avait claqué la porte, dans l'espoir qu'il le résonne durant leur voyage. Le jeune homme avait promis de faire ce qu'il pouvait, même s'il ignorait l'objet de leur dispute. Il ne tenait pas particulièrement à le savoir non plus. Les connaissant, ce devait être Caly et il n'avait pas envie de passer ses vacances à penser à son ancienne amie disparue.
— Il s'est levé du mauvais pied, j'en ai bien peur, pouffa Léna.
Elle claqua deux bises sur les joues barbues de chacun de ses compagnons de voyage et adressa un rictus amusé à Matthias qui la fusillait des yeux. Si seulement il n'y avait qu'Émilie qui le rendait maussade, il aurait pu en faire abstraction, mais il y avait également quelque chose qu'il avouerait bien moins volontiers : sa peur bleue des avions.
Tous ne tardèrent pourtant pas à s'en rendre compte. À peine monté dans l'appareil, le doctorant se cramponna à son accoudoir, emprisonnant au passage la main de Léna qui couina de douleur.
— Fais pas ta mauviette, mon vieux, se moqua Anis.
— Boucle-la, maugréa-t-il sans détourner le regard du siège avant.
— Oh ça va, mec, détends-toi un peu ! On va en Islande ! plaisanta Ben. Léna t'as vraiment pas choisi le plus courageux d'entre nous.
— J'avais le choix entre un trouillard et l'idiot du village et le courage a bien peu de valeur à mes yeux, railla-t-elle.
Matthias resserra sa main sur le poignet de Léna qui se fit aussitôt pardonner d'un baiser sur la joue. Ben roula des yeux – il avait toujours du mal à supporter leur amour – vite imité par Anis et Ilyes qui prenaient un malin plaisir à se moquer de leurs roucoulades. Et lorsque l'avion décolla, le brun eut encore plus de mal à camoufler sa panique. Les murmures rassurants de Léna ne furent pas du tout efficaces, les plaisanteries de ses amis non plus. Ce ne fut qu'alors qu'ils survolaient les terres lointaines, aux montagnes sombres et volcaniques, qui se dessinaient dans l'océan que Matthias put rouvrir les yeux. Léna s'émerveillait de voir ces grandes étendues désertes et l'eau d'un gris-bleu envoûtant qui cernait les falaises et les plages. Ses doigts caressèrent doucement la nuque de son copain, comme pour lui donner le courage de regarder à travers la vitre. Il ne regretta pas d'avoir cédé quand il découvrit les paysages magnifiques de l'Islande sous leurs pieds. L'avion avait amorcé sa descente, Matthias resserra sa main sur celle de Léna. Cette dernière le rassura d'un sourire bienveillant et embrassa sa joue. Ces vacances allaient leur faire du bien à tous.
La première impression qui les frappa tous fut la fraicheur mordante du printemps polaire, même s'ils ne s'attendaient pas à des températures aussi douces qu'à Paris en ce mois mai. Léna resserra son manteau autour de ses hanches et s'empressa de gagner la rue où les attendaient un van noir. Le front collé à la fenêtre, la petite blonde ne savait plus où donner de la tête. Chaque parcelle de ce pays lui arrachait une exclamation ébahie. Elle n'écoutait même plus le débat qui avait lieu à côté d'elle.
— Pourquoi t'as pas écouté ce qu'elle avait à dire ? Elle avait l'air vraiment mal quand je l'ai eu au tél', s'agaça Ilyes.
— Parce que je savais très bien de quoi elle voulait me parler. Elle a été voir Christophe hier.
— Sérieux, ça fait bizarre de t'entendre appeler ton père par son prénom, lui fit remarquer Anis.
— Elle a trouvé des lettres de Caly dans son bureau l'autre fois. Elle voulait le confronter.
— Des lettres de Caly ? s'étrangla Ilyes. Comment ça, des lettres de Caly ? Elle lui a écrit ? Elle est... Vous savez où elle est alors ? Tu les as lues ?
Matthias tourna la tête de gauche à droite. Émilie avait tout parcouru au moins quatre fois, elle avait pleuré sur chaque mot écrit par sa grande sœur. Lui n'avait pas trouvé le courage de le faire. Quand elle les lui avait données, il les avait jetées à la poubelle sans même les ouvrir. Il ne voulait rien savoir de l'absence de Caly.
— Et 'Milie, qu'est-ce qu'elle voulait te dire ? se risqua à demander Anis.
L'ainé des deux frères était d'accord avec Matthias. Calypso était partie, elle avait fait le choix de les abandonner, elle ne devait pas s'attendre à ce qu'ils soient heureux d'apprendre ce qu'elle devenait. Au contraire, ils faisaient tout pour oublier cette période de leur passé, contrairement à Ilyes qui ne parvenait pas à tirer un trait sur son ex-meilleure amie.
La voiture se gara devant l'hôtel avant qu'ils ne puissent terminer leur conversation et ils partirent chacun de leur côté dans leur chambre, tout en sachant que le sujet reviendrait forcément sur le tapis durant le séjour. Mais pour l'instant, ils souhaitaient l'ignorer, se couper de leurs problèmes parisiens pour profiter des merveilleux paysages islandais.
Dans l'ascenseur, Matthias soupira et s'excusa pour son comportement dans la voiture. Léna haussa simplement les épaules. Elle n'y avait pas fait attention. Elle se contenta d'embrasser sa joue, de glisser ses doigts entre les siens et de l'entrainer dans leur suite.
— Et si on profitait de ces vacances, dit-elle d'une voix suave.
Matthias esquissa un sourire charmeur et jeta son sac de voyage au pied du lit. Il passa une main dans le dos de Léna et l'attira brusquement à lui. Une décharge électrique la parcourut, il frissonna lorsque ses doigts fins effleurèrent sa peau sous son t-shirt. Il déposa une nuée de baisers mouillés au creux de son cou, Léna laissa échapper un gémissement. Elle s'empressa de déboutonner le jean du brun, qui ne tenait plus en place. Cela faisait des jours qu'il attendait de pouvoir retrouver les sensations délicieuses que Léna provoquait en lui. Les joues rosies, cette dernière sentait une douce chaleur l'envahir, des frissons s'emparaient d'elle à chaque caresse délicate. Leurs souffles saccadés s'accordaient en rythme avec les mouvements souples de leurs hanches. Et alors qu'elle se cambrait de plaisir, Léna grimaça. Son cœur s'emballa, sa vue se troubla quelques secondes. Et haletant, ils retombèrent tous deux sur le matelas.
— Il bat trop vite, murmura Matthias, la tête posée sur la poitrine de Léna.
Le cœur de la petite blonde ne ralentissait pas, elle peinait à se remettre de cet effort, sa respiration restait sifflante. Matthias tripotait nerveusement la bague qu'elle portait à sa main droite. Elle le rassura d'une caresse dans ses cheveux, mais c'était loin d'être suffisant pour chasser toutes ses inquiétudes.
— Promets-moi de faire attention à toi, chuchota-t-il.
— Promis.
Alors, ils restèrent encore blottis l'un contre l'autre de longues minutes, jusqu'à ce que Léna aille mieux. Pourtant, quand son rythme cardiaque ralentit enfin, Matthias resserra son bras sur les hanches nues de Léna pour la garder encore près de lui. Ils avaient promis à leurs amis qu'ils sortiraient visiter la ville, mais le jeune homme se trouvait bien mieux auprès de sa copine.
— Allez, on avait dit qu'on allait au resto tous les cinq, ce soir, lui rappela Léna. Il faut qu'on bouge.
— Ils peuvent bien attendre un peu, râla Matt.
Surtout Ben.
Un rictus moqueur se dessina sur son visage quand il pensa à la tête que ferait son meilleur ami quand il les verrait arriver main dans la main, une heure en retard. Il n'aurait aucun doute sur ce qu'ils avaient fait. Il enragerait et Matthias ressentait une fierté maladive à le savoir, même si les tensions entre eux s'étaient apaisées depuis l'anniversaire de Léna.
— Qu'est-ce que tu as à sourire comme ça ?
— Rien. Je vais me doucher.
Quand Matthias et Léna réussirent enfin à quitter leur chambre, le crépuscule enrobait la ville d'un brouillard épais et glacial. Ils retrouvèrent leurs amis dans un petit bar près du restaurant que Ben avait repéré à leur arrivée, ils en avaient tous les trois eu marre de les attendre dans le hall de l'hôtel.
— Vous en avez mis du temps ! On crève la dalle ! grommela Ilyes.
— Il n'est même pas dix-neuf heures, lui fit remarquer Léna.
— Et alors ? marmonna Ben. On avait dit dix-huit heures.
— Serais-tu grognon parce que tu as faim ? railla la jeune femme.
Les trois autres s'esclaffèrent et allèrent tous de leur remarque moqueuse. Ben se renfrogna, mais se dérida bien vite quand la discussion dériva sur la dernière conquête d'Anis. Ce dernier les régalait régulièrement de ses histoires parfois rocambolesques. Celle-ci ne manqua pas de créer l'hilarité générale. Anis avait rencontré une femme au travail, il s'était d'abord dit qu'il allait pouvoir s'offrir du bon temps avec elle, jusqu'à ce qu'elle le demande en mariage, à peine une semaine après leur premier rencard.
— Oh non, j'y crois pas, s'esclaffa Ilyes. C'est la meilleure que j'ai entendu depuis longtemps.
— Mais, elle t'a fait une demande sérieuse, avec bague et tout le tralala ? s'étonna Léna.
— Pire que ça ! Elle a fait ça devant toute l'équipe, alors qu'on était en réunion. J'ai cru que j'allais mourir de honte.
Léna éclata de rire. Quelques clients autour d'eux se retournèrent vers eux. Elle rit plus encore. Ses amis aussi. Sauf Matthias. Lui la dévisageait d'un air presque triste, nostalgique. Il essayait de graver ce moment dans son esprit, de peur que ce ne soit la dernière fois qu'il la voit aussi heureuse.
La bonne humeur des autres fit vite oublier à Matthias sa dispute avec Emilie, quelques verres d'alcool l'enterrèrent durant les trois jours qui suivirent. Les cinq amis profitaient du dépaysement pour mettre de côté tous leurs problèmes.
Le premier jour, ils se promenèrent dans les rues de Reykjavík si loin du tumulte parisien. On avait même du mal à s'imaginer être au cœur de la capitale Islandaise. Le nez en l'air Léna admirait chaque petite maison au toit de taule coloré, sans plus savoir où donner de la tête. Chaque bâtiment se détachait du précédent par sa teinte et, ensemble, ils formaient une mosaïque éclatante. Depuis le clocher de cette étrange église qui dominait la ville, ils pouvaient embrasser la splendeur du tableau qui s'offrait à eux. Au loin, une montagne grise imposante se dressait comme un mur encerclant la cité. La neige en couvrait encore le sommet et achevait ce contraste avec les pavillons rouges, bleus ou jaunes.
— C'est magnifique, murmura Léna, émerveillée.
— Pour le coup, on a bien fait d'écouter Matt, approuva Anis. C'est vrai que c'est canon ici, je m'attendais pas à ça en venant.
La jeune femme hocha la tête sans vraiment écouter la conversation qui suivit entre les deux frères, bien trop occupée à penser à Jules. C'était, avant d'être celui de Léna, son rêve de venir en Islande. Il avait tout préparé, mais avait été obligé de renoncé, trop affaibli par la maladie. Alors Léna entendait bien mener ce voyage à terme, en son souvenir.
— Il aurait adoré, se dit-elle à voix basse.
— Qui ça ? l'interrogea Ilyes.
— Mon frère. Il faisait de la photo, ce paysage aurait été un formidable terrain de jeu pour lui. Il aurait aimé être là, avec moi.
Tous lui adressèrent une moue compatissante. Matthias serra doucement sa main et embrassa son front. Ils restèrent encore de longues minutes, incapables de quitter le clocher, conscient que les couleurs seraient bien moins impressionnante depuis la terre ferme.
Le second jour, ils partirent en excursion à quelques kilomètres pour découvrir la beauté de la nature islandaise. Après avoir admiré la puissance des geysers, qui s'élevaient dans le ciel comme des colonnes de fumée sur des braises humides, ils se promenèrent le long des chutes de Gullfoss. Le bruit assourdissant de l'eau les obligea à crier leur admiration. Des centaines de gouttelettes leur tombaient dessus, propulsées dans les airs par la force des flots. Ils marchèrent aux abords du monument naturel durant des heures, incapables de se résoudre à rentrer à l'hôtel malgré la nuit tombante. Ils durent pourtant faire demi-tour quand Léna s'arrêta, prise d'une douleur fulgurante à la poitrine.
— Merde... T'as... T'as tes médocs sur toi ? paniqua Matthias.
Il fouilla dans son sac, en éparpilla le contenu sur la roche et chercha la petite boite d'une main tremblante tandis que les trois autres les regardaient d'un œil angoissé. L'espace d'une journée, ils avaient oublié la maladie de leur amie et l'avaient contrainte à trop d'efforts.
— Léna, t'es sûre que ça va aller pour rentrer ? s'inquiéta Ben.
— Ça va aller ? ajouta Anis.
— On peut peut-être aller chercher la voiture et... proposa Ilyes
— Laissez-moi deux minutes pour respirer, par pitié ! s'énerva-t-elle. Arrêtez de me regarder comme ça. Laissez-moi. Et arrête-toi !
Elle repoussa Matthias, qui caressait son dos d'un geste réconfortant.
— Cessez de me traiter comme une poupée de porcelaine. Je suis encore vivante. Alors laissez-moi vivre.
Matthias se renfrogna et recula, frustré. Les trois autres n'osaient plus rien dire quand il explosa de colère à son tour.
— Te laisser vivre ? s'emporta-t-il. Te laisser vivre ! Mais je fais que ça, te laisser vivre. Tu me tiens toujours à l'écart de tout ça. Putain, arrête de faire comme si tout allait bien alors que t'es en train de...
— De quoi ? De mourir ?
Des larmes de rage mouillèrent ses joues.
— Parfaitement ! T'es en train de précipiter la fin à vouloir faire comme si de rien était. Mais tu penses un peu à moi, tu penses un peu aux gars ? On peut rien faire à part te laisser foutre ta vie en l'air sous prétexte de vivre.
Léna se leva, prit une profonde inspiration et s'éloigna sur le chemin du retour. Cette discussion ne menait à rien. Matthias ne comprenait pas. Ses amis n'en étaient pas capables non plus. Comment l'auraient-ils pu ? Ils ne savaient pas ce que c'était de se sentir dépérir, de savoir la mort guetter le moment. Elle voulait juste en profiter avant qu'elle n'en soit plus capable. Alors, la surprotection dont faisaient preuve Ben et Matthias la rendait folle de rage.
— Léna, attend ! s'écria Anis, qui se lança à sa poursuite, tandis que les autres ramassaient leurs affaires et trainaient les pieds derrière eux, hébétés par les mots de la jeune femme. Pars pas si vite, prends le temps de respirer.
— Ne t'y mets pas toi non plus, gronda-t-elle.
— Essaie de comprendre, s'il te plait.
— Toi aussi, essaie de comprendre. J'en ai marre d'être traitée comme une infirme.
— Écoute, on n'a jamais pensé ça de toi, on veut juste que tu restes parmi nous aussi longtemps que possible, d'accord ? Et vouloir profiter de la vie ne veut pas dire la mettre en danger. Je vais parler à Matt, il va se calmer, je te promets. Mais fais un effort de ton côté aussi. Et... vous devriez en discuter tous les deux, calmement. Je vous connais, je suis sûr que vous avez esquivé le sujet à chaque fois qu'il venait sur le tapis. Matt a besoin que tu le rassures.
Léna essuya sa joue et hocha la tête après un long silence. Anis avait raison, même s'il était difficile de l'admettre. Matthias devait pourtant, lui aussi, entendre raison. Une discussion s'imposait. Et elle promettait d'être houleuse.
Il régna un silence de mort durant tout le trajet du retour. Léna s'était précipitée sur le siège passager avant pour ne pas se retrouver assise entre Matthias et Ben, incapable d'affronter leurs regards tristes. Elle fonça dans sa chambre à peine arrivée sur le parking. Matthias, lui, prit tout son temps pour la rejoindre. Il n'avait aucune hâte à se confronter à la dure vérité qu'elle lui décrirait.
— Ça sert à rien de repousser, lui dit Anis en lui tapotant l'épaule. Mettez tout à plat une bonne fois pour toutes, comme ça vous pourrez passer à autre chose et juste profiter.
— Explique-moi comment je suis censé laisser ma meuf se tuer, hein ? grogna-t-il.
— Tu le savais en te mettant avec elle, le contra Ben. Joue pas les étonnés. Bon, moi, je vais picoler, j'en ai bien besoin. À plus !
Anis et Ilyes lui emboitèrent le pas, signe pour le doctorant qu'il était temps pour lui de rejoindre sa copine dans la chambre et d'affronter la triste réalité. Lorsqu'il poussa la porte, peu sûr de lui, il retint son souffle quelques secondes avant d'entrer. Il trouva Léna pelotonnée contre les oreillers moelleux, les yeux rivés sur son collier. Les rouages qui s'emboitaient dans le cœur en argent l'avait fait réfléchir. Son avenir, son présent, Jules, Matthias, sa mère, son père, ses amis. Avant, elle pouvait se permettre d'être égoïste, de mener sa vie comme bon lui semblait, sachant qu'elle mourrait prématurément, mais désormais, de nouveaux facteurs entraient en jeu. Elle se souvenait de sa colère quand son frère avait mis sa vie en danger sous prétexte de ne pas se laisser enfermer dans la mort. Elle faisait pourtant comme lui.
— On peut en parler ? bredouilla Matthias après s'être assis près d'elle.
Léna hocha la tête sans oser le regarder. Elle redoutait le pire.
— Je t'aime.
— Moi...
— Laisse-moi finir, s'il te plait.
Matthias fit une pause, rassembla ses idées, prit une profonde inspiration et se lança. Il avait répété son discours pendant dix minutes devant la porte. Il ne voulait pas qu'elle le coupe, de peur de ne pouvoir terminer.
— L'idée de te perdre m'est insupportable. Je veux pas l'envisager, parce que je veux pas que ça arrive et j'espèrerai jusqu'au dernier moment qu'on trouve un traitement pour que tu restes près de moi encore longtemps. Mais je sais qu'on... que tu dois quand même te préparer à l'idée. Je comprends que tu veuilles vivre ta vie normalement, je comprends que tu en aies besoin, mais je... Je veux pas que tout s'arrête plus vite que prévu parce que tu n'as pas été prudente. Je veux profiter de nous deux aussi longtemps que possible et je... C'est pas juste. C'est pas juste, putain ! Je m'étais pas senti aussi bien depuis des années, t'es ma... lumière. Et tu devrais t'éteindre ? Comment je vais faire pour voir dans le noir après ? Tu seras plus là, toi, tu t'en fous. Tu veux vivre. Et mourir. Moi je veux pas que tu meurs. Et je dois vivre avec l'idée que je vais perdre ma copine.
— Matthias, je...
— T'es pas obligée d'être d'accord. Mais essaie de comprendre, s'il te plait. Fais pas comme s'il n'y avait que toi.
Léna soupira. Elle se sentait tiraillée entre l'envie de le rassurer et celle de lui rappeler qu'elle, elle n'avait plus beaucoup de temps devant elle et qu'elle avait bien le droit d'être égoïste, pour une fois.
— On pourrait peut-être trouver un juste milieu, proposa-t-elle d'une voix éraillée par les larmes. Je vais essayer de faire un peu plus attention, mais par pitié, ne me surprotège pas.
Matthias acquiesça d'un signe de tête, ses doigts se glissèrent dans le dos de la jeune femme, s'emmêlèrent dans ses cheveux blonds. Elle se blottit contre lui, soulagée.
Le lendemain matin, Léna retrouva Ben, Anis et Ilyes dans la salle de restaurant. Tous trois n'avaient pas grand appétit. Les trois jours précédents, ils s'étaient rués sur le buffet comme s'ils n'avaient pas mangé depuis des jours.
— Je suis désolée, balbutia Léna, en prenant place devant eux. J'aurais pas dû dire ça et... Excusez-moi. Vous savez, ça me fait peur autant qu'à vous. Je suis désolée de vous imposer ça.
— Tu m'imposes rien du tout, marmonna Ben. Je savais dans quoi je me lançais dès le début. Ça me fait flipper, mais je vais pas te lâcher pour autant. J'espère juste que, toi, tu nous lâcheras pas pour une connerie de rando. Ça vaut pas le coup de raccourcir ta vie pour une chute d'eau. C'est débile.
Léna sourit. Ben passait son temps à râler, même quand ils se disputaient, il avait l'air d'un grand-père grommelant devant le journal.
— Maintenant, je propose qu'on oublie ces conneries et qu'on profite de notre dernier jour avant de rentrer à Paris et de retrouver nos emmerdes.
— Tiens, en parlant d'emmerde, s'exclama Ilyes, 'Milie m'a appelé. Matt, on est tous convoqués chez tes darons à notre retour.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? l'interrogea Matthias, soupçonneux. Oh c'est pas vrai, Maman va enfin quitter ce connard qui me sert de père ? Il était temps.
— Je sais pas, elle a pas voulu me dire. Elle avait pas l'air bien. On aurait pas dû partir sans elle...
— Ça lui aurait fait du bien de prendre l'air, d'arrêter ses recherches débiles pour retrouver Caly, intervint Anis.
Il leva les yeux au ciel, imité par Matthias. Il redoutait le pire. Emilie avait décidé de retrouver sa sœur, elle jouait au détective depuis des semaines. Peut-être l'avait-elle retrouvée ? L'avait-elle ramenée à Paris ? Il n'était pas certain de vouloir la revoir. Non, il était même sûr de ne pas vouloir la revoir. Il avait enfin réussi à tourner la page de cet abandon, il refusait d'y être de nouveau confronté. Caly n'existait plus à ses yeux. Elle était morte. Voilà. Elle était morte. Et elle l'avait bien cherché.
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