13. On se serre les coudes (3/4)

Les rues parisiennes grouillaient de monde, mais un calme apaisant y régnait. C'était le charme des fêtes de fin d'année qu'elle aimait tant. L'ambiance festive, joyeuse et chaleureuse qui emplissait la ville lui décrochait toujours un sourire. Quelques gros flocons blanchissaient peu à peu les carrés de pelouse du Champ de Mars. Bientôt, la cité serait silencieuse. La neige boueuse sur les trottoirs étoufferait les pas des passants. Quelques enfants s'amuseraient à jouer avec la poudreuse. La nostalgie s'empara d'elle. Une année, Léna et Jules avaient passé des heures devant la Tour Eiffel à concevoir un bonhomme de neige énorme. Ils avaient été trop petits pour poser la grosse boule qui lui servirait de tête à son sommet. C'était Sergueï qui s'était dévoué, dans l'un de ces rares moments qu'il consentait à passer avec ses enfants. Perdue dans ses pensées, elle évita de justesse quatre militaires qui patrouillaient, fusils en mains. Ils la saluèrent, amusés par son inattention et poursuivirent leur chemin, alors qu'elle replongeait dans sa mémoire. Depuis les attentats, son quartier fourmillait de soldats. Il fallait protéger les ambassades et les touristes. Vitrines de Paris, rien ne devait se passer dans ces rues magnifiques.

— Léna ! la héla une voix masculine.

La jeune femme se retourna et faillit se cogner contre le brun, emmitouflé dans une épaisse doudoune noire. Elle distingua son visage souriant sous sa capuche et lui répondit de la même façon. Une gêne étrange l'habita lorsque leurs yeux s'ancrèrent l'un à l'autre quelques secondes. Elle n'en fut qu'amplifiée quand Matthias se pencha vers elle pour embrasser chaleureusement ses deux joues. Quand elle poussa la porte et entra dans le Petit Dupleix, elle n'avait toujours pas dit un mot, trop perturbée par ce bref échange de regards. Il n'y avait presque aucun client. Une douce odeur de cannelle et de chocolat l'étourdit. Elle se souvenait de ces brioches suédoises que sa mère cuisinait à chaque Noël, quand elle était petite. Jules en raffolait. Un jour, il avait même mangé la part de sa sœur, ce qui leur avait valu de se battre. Sergueï les avait séparés quand Léna avait mordu la cuisse du petit garçon jusqu'au sang.

Matthias entraina doucement Léna vers la table qu'ils avaient l'habitude d'occuper et commanda deux thés au barman. Un instant, il repensa à Ben qui se faisait une joie de commander le thé de la jolie blonde quand ils l'avaient rencontré. C'était une technique de drague qu'il avait mis au point et qui marchait à tous les coups, d'après lui. Pas avec Léna. Puis de toute façon, Matthias n'espérait pas la séduire. Mais il avait l'habitude de l'entendre commander ce thé russe, avec une rondelle de citron et une cuillère de miel, trois fois par semaine. Elle le remercia d'un sourire éclatant qui creusa une petite fossette dans sa joue droite. Il ne l'avait jamais remarquée jusqu'alors. Il n'avait jamais vu non plus le petit grain de beauté qui se cachait au coin de son œil gauche. Il disparaissait dans les petites ridules qui se formaient lorsqu'elle plissait les yeux. Pourquoi découvrait-il ces petits détails tout à coup ?

— Je pensais pas que tu serais dispo avant Noël, lui dit-il, pour briser le silence qui s'était instauré entre eux.

— Disons que tu as été la parfaite excuse pour fuir ma famille, soupira Léna. Je ne supportais plus l'ambiance à la maison. Pourquoi n'es-tu pas...

— Comme toi, l'interrompit-il. J'aurais préféré ne pas faire le réveillon chez mes parents. Mais j'ai pas le choix. Ma mère m'a fait du chantage. 'Milie aussi.

— Du chantage ? À ce point ? s'étonna Léna, curieuse d'en savoir plus.

    Matthias jeta sa doudoune sur une chaise et se laissa tomber sur la banquette où s'était installée Léna. Sa main effleura sa jambe, il l'ôta aussitôt, brûlé par ce contact accidentel. Comme à chaque fois qu'il se retrouvait assis près d'elle, il ne savait pas comment se mettre, il n'osait pas tourner la tête pour la regarder, même s'il lui jeta quelques coups d'œil discrets lorsqu'il était sûr qu'elle ne le verrait faire. Perdue dans ses pensées, les coudes en appui sur la table, Léna soupira. Même ce silence hésitant était moins désagréable qu'une minute de plus aux côtés de sa mère. Avant qu'elle ne se décide à envoyer un message à son nouvel ami, Léna avait entendu Catherine pleurer dans sa chambre. Elle feuilletait un album photo qu'elle emmenait partout avec elle. Il était sa mémoire. Et il lui avait rappelé que Léna était malade et Jules mort.

    — Pourquoi tu fuis ta famille, toi ? l'interrogea Matthias d'une voix mal assurée.

    — Ma mère est atteinte d'Alzheimer et... de la même maladie que moi. Ce sera sûrement son dernier Noël, répondit Léna d'une voix dénuée d'émotion.

    Matthias grimaça une moue désolée, incapable de savoir que faire ou que dire pour la réconforter. Si Ben avait été là, le grand brun l'aurait sûrement prise dans ses bras, mais Matthias n'osa pas. Il se contenta alors de fixer ses chaussures, en silence. Et puis, son ton si neutre le perturbait. Elle lui annonçait la mort prochaine de sa mère avec un tel détachement.

    — Mon père t'a traité d'énergumène, pouffa-t-elle finalement.

    Le jeune homme rit à son tour. Il se souvenait du grand russe imposant. Il se serait bien passé de cette rencontre. En un regard, aussi bleu que celui de sa fille, Sergueï avait réussi à lui faire remettre toute sa vie en question. Il s'était senti plus minable que jamais. Tout le contraire de ce qu'il ressentait auprès de Léna. Apaisement, calme et douceur. C'était ce qui rendait la compagnie de cette jolie blonde si agréable.

    — Il t'a quand même autorisé à venir me voir ? ironisa Matthias.

    — J'ai dû me porter garante de ton bon comportement et de ta sobriété, mais il a fini par me laisser partir, plaisanta-t-elle.

    — Faut dire que j'étais pas à mon avantage la dernière fois. Mais ce soir-là, tu m'as vraiment sauvé la vie et empêché de faire une grosse connerie, marmonna-t-il, en plongeant le nez dans sa tasse de thé, surpris d'avouer aussi facilement la vérité. Si tu m'avais pas retenu... je pense que je serai allé chez mes parents et j'aurais pété la gueule de mon père.

    Il mima des guillemets sur le dernier mot. Christophe Desartes n'était pas son père, il ne s'était jamais comporté comme tel non plus. Léna se tourna vers lui et fronça les sourcils.

    — Il me déteste, précisa Matthias. Tous les ans, ma mère et ma sœur me forcent à venir fêter Noël avec lui, mais c'est vraiment la pire soirée de l'année pour moi.

    — Tu ne peux pas esquiver ?

    — Nan... Je prendrai pas le risque de m'engueuler avec ma mère à cause de lui. Mais je vais pas faire d'efforts non plus. Je reste deux heures et après je me barre. D'habitude je rejoins Anis et Ilyes, mais vu qu'ils sont partis... Et Ben aussi... Je vais probablement aller traîner dehors ou m'écraser devant Netflix.

    Léna se mordilla la lèvre. Elle aurait aimé pouvoir fuir, comme lui, mais elle serait coincée avec ses parents durant encore trois jours. Elle n'avait qu'une hâte : les voir partir, même si elle savait que ce serait probablement la dernière fois qu'elle verrait sa mère. Les larmes aux yeux, elle rejeta sa tête en arrière sur la banquette et soupira. La vie ne cesserait donc jamais de s'acharner sur elle ?

    — Je suis désolé, Léna, bredouilla Matthias. Pleure pas...

    La jeune femme hocha la tête. Le mouvement déclencha un flot de larmes qu'elle ne put arrêter. Un long sanglot lui échappa lorsque Matthias glissa ses doigts entre les siens et caressa délicatement son poignet. Elle quitta des yeux sa tasse, d'où s'élevait une vapeur épaisse, et les riva à ceux du brun. Il lui adressa une moue triste. S'il devait perdre sa mère, il ne s'en relèverait sûrement pas, un énième abandon le détruirait. Alors, compatissant, il aurait voulu soutenir Léna dans cette épreuve. Mais comme toujours quand il s'agissait de Léna, sa maladresse et son hésitation eurent raison de lui. Devait-il la prendre dans ses bras ? Lui promettre d'être là pour elle ? Était-ce seulement sa place ? La petite blonde lui apporta les réponses dont il avait besoin en posant sa tête sur son épaule. Par instinct, Matthias l'enlaça timidement. Elle soupira. Lui aussi. Son cœur se serra sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Gêné, il mit un terme à cette douce étreinte.

    — Pardon, s'excusa vite Léna, en essuyant ses joues d'un revers de main. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Excuse-moi.

    — Nan, c'est rien, la rassura-t-il. Ça doit pas être facile. Si jamais c'est... trop difficile à supporter, tu m'appelles, d'accord ? Je te kidnapperai pour te changer les idées.

    Léna sourit, reconnaissante de ce qu'il essayait de faire. Elle lui promit qu'elle ferait appel à lui si le réveillon de Noël tournait au désastre, ou si les jours suivants devenaient trop pénibles. Sans réfléchir, encore une fois, Matthias embrassa doucement le front de Léna et instaura à nouveau une légère distance entre eux. Quelques centimètres, pas plus. Mais c'était assez pour calmer son arythmie au moindre contact.

    — Ta thèse avance ? l'interrogea-t-elle, pour détourner la conversation vers des sujets plus légers.

    Durant les deux heures qui suivirent, Matthias et Léna discutèrent sans plus repenser à ce moment d'égarement et de douleur. Depuis qu'ils s'étaient décidés à repartir de zéro, ils apprenaient à se connaître chaque jour un peu plus. Il n'était pas rare qu'ils oublient complètement la présence des autres quand ils se lançaient dans une conversation houleuse sur leurs métiers respectifs. Ben jalousait ces discussions hors du temps. D'autant plus quand il comprit qu'ils ne parlaient pas que d'aménagement urbain. Matthias et Léna s'était découvert de nombreux points communs : cinéma, musique, un amour inconditionnel pour Paris et ses rues. Et pour couronner le tout : une famille plus que bancale.

    — T'as vraiment jamais vu L'enfant sauvage ? s'indigna Matthias. Et Jules et Jim ? Et Les quatre cents coups ? Tu peux définitivement pas dire que t'aime le cinéma français des années soixante et n'avoir vu aucun Truffaut !

    — Désolée, monsieur, rit Léna. Je me rattraperai, promis.

    — T'as plutôt intérêt. Si tu veux, la semaine pro...

    L'alarme du téléphone sonna. Vingt heures. Léna devait rentrer. Elle était déjà en retard. Son père devait s'inquiéter. Elle l'imaginait déjà faire les cent pas dans l'appartement et vérifier sa montre à quartz suisse toutes les deux secondes. Il ne tolérait jamais le moindre retard et elle aurait déjà dû être rentrée depuis une heure. Le repas de Noël n'attendait sûrement plus qu'elle.

    — Tu veux pas qu'on... Nan, laisse tomber.

    — J'ai besoin de prendre mes médicaments, Matthias, soupira Léna, comprenant ce qu'il avait derrière la tête.

    Elle aurait préféré passer le restant de la soirée avec lui dans ce petit café plutôt que se retrouver coincée entre son père et sa mère devant une dinde bien trop grosse pour eux, à retenir ses larmes à chaque pique que lui adresserait Catherine. Matthias, lui, n'était même pas sûr de tenir plus d'une heure en compagnie de ses parents. La présence de Léna lui aurait été bien plus agréable.

    — Je te raccompagne, proposa Matthias.

    Toute excuse était bonne pour se tenir éloigné de son père quelques minutes de plus et rester avec Léna un peu plus longtemps. Il lui emboita le pas, les mains enfoncées dans ses poches. Le silence de leur marche contrastait tant avec leurs discussions passionnées, qu'ils s'en sentirent tous deux aussi mal à l'aise et tentèrent de le briser en même temps.

    — Pardon, vas-y, s'excusa Matthias.

    — Non, non, ce n'était pas important. Que voulais-tu dire ?

    — Nan c'était rien... Enfin si, mais, laisse tomber, soupira-t-il.

    Léna s'arrêta et tira doucement sur le bras du brun qui lui fit face. Il évita ses yeux clairs, tritura sa moustache du bout des doigts. La jeune femme le dévisagea avec un rictus amusé, les joues rosies par le froid et ces fourmillements qu'il provoqua en elle lorsqu'il planta son regard dans le sien.

    — Tu crois qu'on pourrait se voir demain soir ? Histoire d'oublier à quel point Noël craint... balbutia-t-il.

    La jolie blonde sourit de plus belle. Matthias s'en sentit aussitôt soulagé et reprit son chemin à ses côtés. Le silence les enveloppa de nouveau, bien plus doux que le précédent. Mais quand ils se retrouvèrent tous deux devant la grande porte cochère en fer forgé, cette impression de sérénité qu'elle lui offrait se dissipa et l'angoisse remonta en flèche. Bientôt, il serait chez ses parents. Les cris fuseraient. Les insultes aussi. Émilie et Andrea pleureraient. Et il partirait seul dans la nuit, la colère dans la peau.

    — Bon courage pour ce soir, susurra Léna, en embrassant sa joue.

    — Toi aussi, murmura-t-il. À demain alors.

Matthias fut surpris de voir son cœur s'emballer à la seconde où les lèvres fines de Léna effleurèrent sa mâchoire. Ce n'était pas la première fois qu'il sentait cet engourdissement en sa présence, mais à chaque fois il était plus fort. Et il était bien incapable de le comprendre.

— Appelle-moi si c'est trop insupportable, lui souffla-t-elle, avant de disparaître dans le hall luxueux.

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