12. La tempête (4/5)

Son visage devint grave. Sa mâchoire se contracta, ses poings se resserrèrent. Il fusilla sa petite sœur du regard et bondit du canapé. Pourquoi parlait-elle d'Agathe ? Et de Caly ? Il passait une bonne soirée et il avait fallu qu'Émilie gâche tout. Matt regarda ses amis, tous figés, et Léna qui ne comprenait rien. Sa vue se brouilla. L'air lui manqua. Tous ses yeux angoissés braqués sur lui pesaient sur sa cage thoracique. D'une main tremblante, il saisit son verre et traversa la pièce à grands pas et claqua la porte de la cuisine derrière lui.

— Merde... Je suis désolée, je... C'est sorti tout seul, s'excusa Émilie.

Ilyes noua ses doigts à ceux de la brune aux yeux noisette et l'enlaça, sous l'œil étonné de Ben. Quand il l'embrassa, Anis leva encore les yeux au ciel. Ben fronça les yeux. Les signes s'étaient multipliés au cours de la soirée, mais il avait pensé halluciner. Tout comme Matthias, qui, du coin de l'œil, comprit ce qu'il se passait.

— Attendez, vous êtes ensemble ? s'exclama Ben. Mais depuis quand ? Pourquoi vous nous l'avez pas dit ?

— Euh... Ouais.

— On voulait pas que...

Sur le pas de la porte de la cuisine, Matthias s'en décrocha la mâchoire. Le sang bouillonnait dans ses veines. Comment osaient-ils lui mentir de la sorte ? Pourquoi l'avaient-ils tenu à l'écart de cette information si importante ?

— Matt, soupira Ilyes.

— Ta gueule, gronda Matthias. Je te jure, ferme-la, parce que sinon je vais t'éclater.

— C'est bon détends-toi, tenta Ben. C'est pas un drame non plus.

Matthias haussa un sourcil, la bouche entrouverte. De quoi se mêlait-il, lui ? Les doigts engourdis et les jointures blanchies, il se retint d'écraser le poing sur la première chose qu'il trouverait et s'enferma de nouveau dans la cuisine.

Le silence écrasant qui s'était abattu sur le salon parut durer une éternité. Émilie grimaça. Elle savait qu'il réagirait mal. Après ce qu'il s'était passé avec Caly, Matthias protégeait sa sœur de tous les hommes qui s'approchaient d'elle, de peur de la voir partir à son tour, par amour.

— Bon alors, depuis quand ? Si vous croyez que je vais me contenter d'une vague explication, vous vous fourvoyez grave, railla Ben, pour détendre l'atmosphère. T'inquiète Em', il va se détendre.

Léna détourna le regard de son meilleur ami et se tourna vers la porte, pensive. Elle se souvint de la colère de son frère quand elle était tombée amoureuse d'un de ses amis. Ce devait être un réflexe fraternel. Ridicule, certes, mais on ne combattait pas l'instinct si facilement.

— Vous allez pas le voir ? demanda-t-elle aux autres, l'inquiétude sur les lèvres.

— Crois-moi, vaut mieux le laisser se calmer tout seul.

Un verre se brisa dans la pièce voisine. Léna sursauta, une main sur le cœur. Anis roula des yeux. Une tempête fracassante le suivit. Deux casseroles tombèrent sur le carrelage dans un bruit sourd et métallique. Des assiettes volèrent en éclat. Puis le silence. Personne ne réagit. Léna ne comprenait pas.

— Sérieux, Léna, n'y va pas. Ça sert à rien, il...

Trop tard. La jeune femme poussa doucement la porte. Le vent qui s'engouffrait dans la cuisine par la fenêtre ouverte la fit tressaillir. Elle entra et rerferma derrière elle. Une tornade de rage avait dévasté l'espace. Elle dut avancer sur la pointe des pieds pour éviter les morceaux de céramique et de verre jusqu'à Matthias. Assis par terre, contre le mur, il ne la vit pas arriver. Ses doigts crispés sur ses cheveux tremblaient, tout comme ses lèvres. Les pas incertains de la jolie blonde captèrent son attention. Elle avait l'air de se déplacer sur un bateau chavirant au gré des vagues. Pourtant, elle n'avait rien de l'allure gauche des marins, au contraire. Elle évoluait dans la cuisine avec la grâce d'une ballerine. Elle remonta doucement sa jupe sur ses genoux et prit place à ses côtés en soupirant. Matthias déglutit et détourna le regard quand il tomba dans ses yeux bleus.
— Est-ce que ça va aller ? murmura-t-elle, soucieuse.

Il hocha la tête sans oser la regarder. Ses doigts glissèrent sur son front, puis son menton et tombèrent sur ses genoux. Elle posa une main sur son bras et lui adressa une moue réconfortante, presque un sourire triste. Il la dévisagea en silence. Ses traits si fins et délicats lui donnaient un air angélique, sublimé par le faible éclairage des réverbères de la rue. A chaque battement de cils, une ombre camoufflait ses iris d'un bleu à la fois profond et perçant. Il y remarqua quelques touches plus claires, perdues dans l'océan, comme de l'écume, au bord des tréfonds marins que formaient ses pupilles. Elle pinça les lèvres, mal à l'aise. Alors, il reporta son attention sur la casserole à ses pieds. Il la repoussa du bout de la chaussure et souffla, agacé. La main de Léna, toujours posée sur son bras, le brûlait. Malgré tout, cette chaleur le soulageait du froid qui glaçait son cœur. Ce contraste le dérangeait.

— Je ne pensais pas que le vent soufflait si fort, dit Léna, un rictus moqueur au coin de la bouche.

Matthias fronça les sourcils. De quoi parlait-elle ? Puis, il pouffa lorsqu'elle attrapa un couvercle en acier sur le carrelage.
— C'est à cause d'Ilyes et Émilie ? Ou bien... c'est ce que ta sœur a dit avant ?

— Les deux, marmonna-t-il.

Quand il se laissait envahir par la rage, il n'était pas rare qu'il renverse tout sur son passage. La colère le contrôlait, il n'avait aucune prise sur elle. Enfant et adolescent, Caly l'apaisait et l'empêchait de tout dévaster. Elle n'était plus là pour l'aider. Émilie le lui avait bien rappelé.

— Qui est Agathe ? l'interrogea-t-elle si bas qu'il crut avoir rêvé sa voix mal assurée.

— Mon ex. Elle m'a trompé, grinça-t-il.

— Et Caly ? Qui est-elle ?

— Personne.

Il resserra ses bras sur ses jambes et y posa son menton. Ses doigts effleurèrent ceux de Léna, elle les retira. Et il n'aurait su dire s'il s'en sentait soulagé ou frustré.

— Tu savais pour Ilyes et 'Milie ? la questionna-t-il d'une voix rocailleuse. Il te l'avait dit ?

Léna secoua la tête. Elle ne voyait pas pourquoi il lui en aurait parlé à elle et pas aux autres. Seul Anis ne s'en était pas étonné. Ben ne s'y attendait pas non plus. Qui aurait pu ? Les deux amants leur avait caché leur liaison comme un secret d'État. Peut-être était-ce mieux ainsi ? Le souvenir de son frère, furieux lorsqu'elle lui avait annoncé son histoire avec Vladislav, son ami d'enfance, la conforta dans cette idée. Elle ne s'était jamais disputé aussi fort avec Jules. Si elle avait su que Vlad la quitterait six mois plus tard, elle n'aurait pas rien dit. Car durant ces six moi, Jules ne lui avait plus adressé la parole. Matthias écouta son récit d'une oreille distraite. Quelque chose le gênait. Peut-être était-elle trop près de lui ? Oui, ce devait être ça. Il se décala sur sa gauche. Un frisson le parcourut. Il se ravisa et se rapprocha à nouveau d'elle. Le malaise lui tordit encore les entrailles. Trop près. Trop loin. Aucune position ne lui était confortable. Il l'avait déjà remarqué quand ils étaient au salon, et aussi plusieurs fois au Petit Dupleix.

— Alors quoi ? C'est de ma faute ? s'énerva-t-il.

— Ce n'est pas ce que j'essaie de te dire, soupira Léna.

— Alors quoi ?

— Elle avait peur de ta réaction, c'est pour cette raison qu'elle a préféré attendre d'être sûre d'elle pour te le dire. Ç'aurait été dommage que vous vous disputiez pour une amourette de vacances.

— Et donc ? Ça vaut le coup qu'on s'engueule pour une vraie histoire ?

— Non, vous ne devriez pas vous disputer. Tu aimes ta sœur, n'est-ce pas ?

Matthias acquiesça d'un coup de tête. Il ne voyait pas où elle voulait en venir. Émilie était la seule femme de sa vie qui ne lui avait jamais fait défaut, même partie à l'autre bout du monde, elle restait présente.

— Alors tu n'as pas de raison de lui en vouloir. Si elle est heureuse avec Ilyes, c'est tout ce qui devrait compter pour toi. Ne prends pas le risque de tout gâcher entre vous pour une raison si futile. Crois-moi, j'aurais préféré que Jules réagisse mieux. Je n'aurais pas perdu mon frère pendant six mois.

— Comment vous vous êtes réconcilié ?

— Il a été hospitalisé. J'ai cru qu'il allait mourir. Lui aussi.

— Mais il avait raison de se méfier de ce type, puisque t'es plus avec lui, hésita-t-il.

Il n'avait pas souvenir de l'avoir déjà entendu parler d'un quelconque petit-ami, mais il préférait s'en assurer, sans trop savoir pourquoi l'idée le dérangeait tant.

— En effet. Mais ça n'a pas d'importance. Nous n'étions pas fait pour être ensemble, mais il fallait tout de même tenter. Émilie et Ilyes ne vieilliront peut-être pas ensemble, mais ils ont le droit d'essayer. Et si ça ne fonctionne pas, elle sera contente de pouvoir te trouver, de savoir que tu ne lui en veux pas.

— Mais merde, c'est ma petite-sœur ! geignit Matthias. Il aurait pas pu choisir une autre meuf, ce con ? C'est pas les femmes qui manquent.

— Tu as déjà été amoureux, non ? Tu sais que ça ne se commande pas, conclut Léna.

Elle pressa de nouveau son bras avec toute sa douceur. Matthias soupira. Il n'avait plus aucun argument à lui opposer. La colère le quittait. Il n'en ressentit aucune peine, contrairement à d'habitude. Elle était sa meilleure amie depuis des années, mais Léna l'avait déjà chassée plusieurs fois. Alors elle battait en retraite, vaincue par le calme olympien de cette jolie blonde qui le troublait plus qu'il ne voulait l'admettre.

Il l'observa du coin de l'oeil. Sa poitrine se soulevait à chaque inspiration, dévoilant un peu plus sa cicatrice qui disparaissait entre ses seins à l'expiration. Ses joues rosirent, elle croisa les bras. Il ferma les yeux et rejeta la tête contre le mur.

— Léna ? marmonna-t-il, peu sûr de lui.

— Oui ?

— Merci.

— Ce n'est rien, rougit-elle.

— Si... Je sais bien que les gars t'ont dit de me foutre la paix. Merci de pas les avoir écoutés.

Léna lui décocha un sourire timide qu'elle camouffla derrière une mèche de cheveux d'un coup de tête. Les voix graves des autres leur parvenaient de l'autre pièce, étouffées, comme s'ils étaient dans un aquarium. Comme si le temps s'était suspendu, ils restèrent assis ensemble durant de longues et silencieuses minutes, sans plus oser se regarder. Chacun de leurs plus imperceptibles mouvements traduisait leur hésitation. Matthias profitait de la sérénité qu'elle lui apportait par sa simple présence, perturbée seulement par les battements irréguliers de son cœur quand elle effleurait son bras.

— Bon, vous foutez quoi ? s'impatienta Ben de l'autre côté de la porte. Ça fait des plombes que vous êtes là-dedans.

Tous deux soupirèrent. Leur bulle de quiétude éclata. Alors, sans un mot, Matthias se releva et tendit la main pour l'aider à se remettre sur pied. Le sourire aux lèvres, elle le remercia et se faufila à nouveau entre les décombres de sa colère jonchant le sol. Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle eut un mouvement de recul. Les rires et les conversations vives de ses amis contrastaient tant avec le calme de Matthias qui la suivait de près - et manqua d'ailleurs de la bousculé quand elle s'arrêta sur le pas de la porte.

— Je vous assure que c'est flippant de vous voir amis, tous les deux, se moqua Ben. Hein ? J'ai pas raison ?

Il se tourna vers les autres qui y allèrent chacun de leur mot. Anis ne comprenait pas ce soudain revirement de situation. Ilyes n'aurait jamais parié sur cette amitié qu'il jugeait bancale. Émilie, elle, les contredit tous.

— Bah moi je trouve pas ça étonnant. T'as l'air d'être la douceur incarnée, Léna, tout à fait ce dont Matty a besoin pour arrêter de râler en permanence.

Matt souffla, agacé. Il détestait être analysé de la sorte. Le rouge aux joues, Léna ne semblait plus savoir où se mettre ; il lui conseilla d'ignorer les bêtises de sa sœur et l'entraina avec lui dans le sofa. Il glissa quelques excuses à sa petite-sœur, poussé par le coup de coude que lui asséna son amie. Émilie haussa les épaules et reprit son histoire, comme si cet incident n'avait jamais eu lieu.

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