10. Pris aux pièges (1/2)

Penché sur les copies de ses étudiants de licence, Matthias ignora l'appel de Ben. Tous les ans, il s'isolait une bonne semaine pour se remettre de la nuit chaotique du 23 novembre. Cette année, un nouveau paramètre entrait en jeu : Léna. Sa douceur l'avait un instant ébranlé. Désormais, elle l'énervait. Matthias secoua la tête. Il devait arrêter de penser à ce soir-là, à ces confessions. Il se concentra de nouveau sur le dossier composé par quatre étudiantes. Si, au début de son doctorat, il détestait donner cours, il appréciait de plus en plus enseigner et songeait à poursuivre une fois son diplôme obtenu. À la sortie du lycée, il n'aurait jamais imaginé finir maitre de conférence à l'université, mais, désormais, c'était une évidence. Ses étudiants appréciaient particulièrement les heures de TD passées avec lui. Se plonger corps et âme dans la préparation de ses cours et la correction des examens lui permit, durant cette semaine d'isolement, de tourner la page. Il griffonna quelques notes dans la marge, souligna deux phrases qu'il ne comprenait pas, mais finit par jeter son crayon et souffler bruyamment.

— Putain, mais qu'est-ce qu'elles ont foutu ? râla-t-il.

Jamais il n'avait corrigé un devoir aussi inintéressant. Où peut-être était-ce à cause des pensées qui parasitaient son esprit. Le sourire crispé de Léna, juste avant qu'elle ne ferme la porte derrière lui. Ses yeux, assombris par la tristesse, lorsqu'elle s'était confiée. La conversation russe qu'il n'avait pas comprise. Après l'avoir haïe, elle l'intriguait, il voulait en savoir plus. Il commençait à comprendre pourquoi Ben s'entendait si bien avec elle. Il était encore loin de mettre de côté ses doutes à son sujet, mais sa gentillesse lui ouvrit les yeux. Il s'était mal comporté avec elle.

Matthias chassa à nouveau le visage angélique de Léna de son esprit et reprit son travail. Il devait terminer au plus vite, pour rendre les copies la semaine suivante. Ses étudiants s'en serviraient pour réviser leurs partiels. Du moins, il l'espérait.  Ses amis en décidèrent autrement. La sonnette de son appartement brisa le silence qui y régnait. Il sursauta. Son stylo rouge dérapa sur le papier. Pas encore prêt à reprendre une vie sociale, Matthias ne bougea pas de son canapé. Mais son visiteur insista encore. Et encore. Et encore.

— C'est bon, j'arrive ! cria-t-il. Aïe...

Il claudiqua jusqu'à la porte, après s'être cogné le tibia dans son lit et ouvrit enfin aux trois hommes qui s'invitaient régulièrement chez lui à l'improviste.

— J'ai du taff ce soir, maugréa-t-il. Vous faites chier...

— T'auras tout ton week-end pour faire tes trucs barbants de prof, le contra Ilyes. Allez, bouge !

Vaincu, sans s'être beaucoup débattu non plus, Matthias se décala tandis que Ben le bousculait pour entrer. Ce dernier écrasa aussitôt son poing sur l'épaule du doctorant, qui grimaça.

— T'es vraiment chiant à faire le mort comme ça, à chaque fois, maugréa Ben. Tu pourrais au moins donner des signes de vie.

— Pourquoi tu t'es barré de chez Léna, l'autre soir ? On devait venir te chercher, lui reprocha Anis.

Matthias haussa les épaules. Il n'avait pas envie de se justifier. Ses amis auraient dû se douter que la compagnie de Léna n'était pas des plus agréables. Enfin, pas si désagréable que ça, finalement. Mais il ne l'avouerait pas, même sous la torture.

— Son père allait me tuer, dit-il simplement, provoquant l'hilarité de Ben.

— Il aurait pu, pouffa Léna.

Matthias fit volte-face et se retrouva nez-à-nez avec elle. Que faisait-elle chez lui ? Il ne lui semblait pas l'avoir vue entrer. Un sourire timide éclairait ses yeux bleus. Il resta figé quand elle lui tendit une bouteille de vin, piochée dans la cave de Sergueï, et le contourna pour rejoindre les autres dans le salon. Cette fois-ci, il n'était pas bondé de fêtards, l'air n'était pas saturé d'odeurs nauséabondes et seuls les rires des deux frères couvraient le silence. À la lumière tamisée, la jeune femme découvrit un appartement étroit, au style épuré, où s'entassaient des centaines de livres, d'atlas et de classeurs. Une grande carte de la métropole parisienne décorait le mur face à la fenêtre et apportait un charme ancien à la pièce. Matthias l'observa depuis la cuisine, les sourcils froncés. Elle parcourait sa bibliothèque du regard, étudiait l'endroit dans les moindres détails. Il s'en sentit épié. Sans la quitter des yeux, il tendit la bouteille de vin à Ben, penché sur le réfrigérateur.

— Qu'est-ce qu'elle fait là ?

— Je croyais que vous vous étiez réconciliés.

— C'est elle, qui t'a dit ça ? s'étonna Matthias.

— Non, elle m'a juste dit que vous étiez allés chez elle parce que t'arrivais pas à rentrer chez toi. J'ai supposé que si t'avais pas refusé, ça voulait dire que...

Piqué dans son orgueil, Matthias n'admettait que rarement ses torts en public. Il se renfrogna. Certes, la soirée avec Léna n'avait pas été aussi catastrophique qu'il l'aurait imaginé, mais ça s'arrêtait là.

— Ouais, bah t'excite pas. C'est pas parce que j'ai passé deux heures avec elle que je veux bien recommencer l'exploit, rétorqua-t-il, en lorgnant la jeune femme qui riait avec Ilyes. Tu la traines vraiment partout avec toi, hein. Vous êtes ensemble ou quoi ?

Ben éclata d'un rire amer. Il n'avait plus aucun espoir dans une quelconque relation amoureuse avec Léna, mais il ne pouvait s'empêcher de ressasser ce baiser raté. Si seulement...

— Je te l'ai déjà dit, on est juste amis.

— Si tu le dis, marmonna Matthias, sans vraiment l'écouter.

Il venait de croiser le regard rieur de Léna, bien loin de celui qu'il avait côtoyé le 23 novembre. Sa silhouette gracieuse semblait flotter dans l'air, son sourire doux se teintait d'espièglerie aux blagues d'Ilyes. Elle replaça une mèche derrière son oreille et reprit sa conversation. Quand elle se retourna pour apostropher Ben, ses yeux bleu océan s'ancrèrent à nouveau à ceux de Matthias. Un sourire en coin, timide, se dessina sur ses lèvres roses. Il fronça les sourcils.

— Oh ! Tu m'écoutes ? s'exclama Ben.

Matthias revint à lui et hocha la tête. Il avait perdu le fil de la conversation, obnubilé par cette femme qu'il n'était plus sûr de vouloir détester. Elle racontait comment son frère était, un jour, tombé dans la Seine à force de rire sur la berge. Il pouffa. Ben lui adressa un rictus moqueur. Matthias était démasqué. Il tempéra son enthousiasme en se remémorant les confessions de Léna. Elle ne représentait qu'un risque de plus dans une vie qu'il tentait d'apaiser, en vain. Mais si Ben avait raison ? Si la vie n'était faite que de dangers ? Si c'était ce danger qui rendait tout plus intéressant. Léna aussi. Non. Impossible. Il voulait bien reconsidérer la question, mais il aurait besoin de temps.

— Eh Matt ! Elle rentre quand Em' ? l'interrogea Anis.

Le doctorant cligna des yeux. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu'on s'adressait à lui. Émilie, sa petite sœur, était à l'étranger depuis deux ans pour ses études. Elle ne revenait en France qu'une ou deux fois par an, pour les fêtes de famille.

— Elle doit rentrer trois semaines, je crois, pour Noël.

— Nan, elle revient un mois, le corrigea Ilyes. Enfin, c'est ce qu'elle m'a dit la dernière fois que je l'ai appelée.

— Elle sera là pour Noël ? demanda Anis. Du coup, vous le fêtez chez vos parents ?

Matthias ne répondit pas tout de suite. Du coin de l'œil, il voyait Ben tripoter un collier au cou de Léna, l'air intrigué. Le bijou représentait des rouages de mécanisme imbriqués dans un cœur en or blanc. Le pendentif retomba mollement sur sa poitrine et attira son attention sur l'épaisse cicatrice.

— Oh ! T'es avec nous ? râla Anis. Vous allez faire comment avec Christophe ?

— Bah je vais y aller. J'ai pas trop le choix, de toute façon, Maman m'a forcé la main. Je crois qu'elle a pas envie de se retrouver toute seule avec Pap... Christophe.

— Tu m'étonnes ! Vu comment ça s'est fini la dernière fois que vous vous êtes vus, tous les deux.

— Il l'avait mérité, ce connard, marmonna Matthias.

Six mois plus tôt, il avait frappé son père. Depuis toujours, monsieur Desartes méprisait son fils. Il ne s'était jamais occupé de lui et leurs seules interactions se résumaient à des cris et des insultes. Matthias lui en avait longuement voulu, avant d'apprendre que Christophe Desartes n'était pas son père. Sa femme lui avait été infidèle.

— Vous vous barrez toujours au Maroc, vous ?

— Ouais, Hana arrête pas de nous le rappeler. Tu peux encore venir avec nous, hein, lui proposa Anis.

— Nan, faut que je sois là pour ma mère. Tu rentres à Toulon, Ben ?

Le grand brun acquiesça, ravi. Il n'avait pas mis les pieds sur ses terres natales depuis des mois. La mer lui manquait. La douceur du climat aussi - il ne supportait plus la pluie parisienne. Et puis, lui, adorait passer du temps en famille. Il retombait en enfance à l'instant où sa mère le serrait dans ses bras, malgré ses vingt-huit ans. Il attendait toujours ses vacances toulonnaises avec impatience.

— Ton père vient à Paris pour Noël, Léna ? la questionna Ben, même s'il se doutait déjà que la réponse serait négative.

La jeune femme haussa les épaules. Ils n'en avaient pas parlé avant son départ pour New York. Elle n'avait plus passé les fêtes de fin d'année avec ses parents depuis la mort de Jules.

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