Chapitre 8 - Radek Ivanov

Je pars déambuler dans le centre-ville sous le soleil brûlant de l'après-midi. La plupart des bijouteries sont regroupées dans un quartier, alors j'entreprends de faire le tour de toutes les vitrines en prenant le temps de flâner. J'achetais parfois des bijoux à Cheyenne, mais elle les portait rarement, qu'en des occasions particulières. Elle disait qu'elle craignait de les perdre ou de les casser. Je ne sais pas ce que je cherche, je ne sais même pas si je cherche vraiment quelque chose.

Mais quand je vois ce collier posé sur un écrin de velours noir, je sais qu'il me le faut. Il a été fait pour Olga, nulle autre qu'elle ne saurait le porter. Montées sur une chaine dorée, trois roses de rubis entrelacent avec délicatesse leur feuillage vert émeraude et leurs fines épines d'or. Je l'achète sans me poser davantage de questions, et je repars vers ma voiture.

D'après Iulia, Radek possède toujours le même terrain, au bord de la Route 5 qui mène vers Teneria à l'intérieur des terres. Il y aurait monté une entreprise de transport. Le long de la voie rapide de tous les trafics, quoi de plus logique de sa part.

Aucun gardien ne contrôle mon entrée sur le site industriel, mais la caméra fixée en haut d'un poteau électrique me surveille de son œil numérique. Je me gare parmi quelques voitures sur un grand parking. A l'autre extrémité s'alignent des camions de transport de toutes tailles.

Je me dirige vers le premier bâtiment, qui semble constitué de bureaux et m'adresse à une secrétaire aux tresses africaines chargée de l'accueil :

- Je voudrais voir Radek Ivanov. Est-ce qu'il est là ?

- Vous avez rendez-vous ? me demande-t-elle tout en continuant à limer ses ongles manucurés.

- Je suis un ami à lui.

- Un ami ? répète-t-elle en stoppant sa mise en beauté pour me regarder d'un air inquisiteur. Je ne vous ai jamais vu.

- C'est parce que je suis un ancien ami.

Je garde dans le coin de l'œil le vigile qui assure la sécurité. Quand je suis arrivé, il faisait une ronde de surveillance autour des bâtiments, mais depuis que je suis entré dans le hall, il reste planté derrière moi les bras croisés.

Du haut de sa vingtaine d'années, l'employée cligne des paupières sous ses sourcils dessinés au crayon noir.

- Je crois qu'il vaudrait mieux que vous preniez rendez-vous, monsieur... ?

- Est-ce que Radek est là ?

Dans le couloir vitré derrière le comptoir, un homme passe en trombe, tonitruant sur quelqu'un que je ne peux pas voir, un énorme dossier à la main. Il a troqué ses blousons de cuir contre un costume - cravate, mais je l'identifie immédiatement : c'est Radek. Quand lui aussi m'aperçoit, il s'interrompt et s'immobilise d'un air ébahi. Il ouvre la porte qui donne sur le hall, les yeux écarquillés :

- Putain de merde ! Un revenant ! lâche-t-il en me regardant de haut en bas comme pour s'assurer que je ne suis pas un fantôme. T'es pas mort ?

Il avance vers moi avec un sourire jusqu'aux oreilles, abandonnant en vrac sur le comptoir son fatras de papiers.

- Je ne l'ai pas fait fouiller, monsieur, le prévient sa réceptionniste à voix basse, mais assez fort pour que je l'entende quand même.

- Pas la peine ! s'exclame Radek d'un air jovial. Je lui ai appris à tirer à ce petit con, il ferait beau voir qu'il s'en serve contre moi !

Mais il s'arrête, pris d'un doute soudain, et il m'adresse directement la question en fronçant les sourcils :

- Enfin, je crois que ce n'est pas la peine, n'est-ce pas ?

A l'époque, Radek avait aménagé un pas de tir dans l'un de ses entrepôts. Sergueï m'avait emmené chez lui pour m'apprendre à tirer au pistolet. Si Sergueï s'était montré pédagogue, Radek s'était ouvertement moqué de mes premiers essais hésitants, mais il semble avoir oublié ce détail.

- Je suis fidèle à Sergueï et au Tsar. Si c'est toujours ton cas, alors non, pas la peine.

En guise de réponse, il me gratifie d'une accolade fraternelle, comme si nous étions les meilleurs amis du monde.

- T'as presque pas changé ! s'exclame-t-il.

Je ne pourrais pas en dire autant de lui. Il a vieilli. Ses cheveux blonds et son collier de barbe ont viré au gris. Son physique avantageux qui faisait glousser Olga et Tina a cédé la place à une bonne bedaine, et les soucis ont gravé les rides de son front au marteau burin.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? Viens boire un verre.

Il m'entraîne par l'épaule sans me laisser le temps de répondre et il me conduit vers un bureau spacieux mais bien rempli, chaleureusement éclairé par deux grosses lampes sur pied. À en juger par le volume de dossiers entassés en piles bancales, il ne manque pas de travail. Peut-être d'organisation, en revanche. Sa femme de ménage doit le maudire au moment du dépoussiérage vu la quantité de voitures et de camions miniatures étalés dans les vitrines. Il referme doucement la porte, non sans un dernier coup d'œil à l'extérieur, et me fait asseoir dans un fauteuil en cuir brun.

- Fais attention à ce que tu dis en dehors d'ici, me dit-il à mi-voix en contournant son bureau pour ouvrir un placard. Tu prononces des noms dangereux, qui sont devenus persona non grata depuis que Nikolaï est aux manettes.
Vodka ? propose-t-il en servant deux verres sans attendre ma réponse.

Il s'installe dans son fauteuil confortable, croisant un pied par-dessus son genou, et saisit son verre dans un tintement de chevalière.

- Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? me demande-t-il immédiatement après avoir trinqué.

En homme d'affaires averti, il se doute bien que je ne suis pas passé simplement pour dire bonjour. Je pose la question qui me préoccupe le plus depuis que je suis arrivé sur la côte :

- Tu as eu des nouvelles de Sergueï depuis sa sortie de prison ?

Il secoue la tête.

- Non, rien, que dalle, répond-il en ponctuant son discours de grands gestes accompagnateurs. Il y en a qui disent qu'il est parti se dorer la pilule sous les cocotiers. À mon avis, c'est des foutaises. Je suis sûr qu'il s'est fait buter dans le fond d'une ruelle sombre. C'est notre destin, aux gars comme nous, il n'y a que les grands comme le Tsar qui ont le droit de mourir d'une crise cardiaque dans leur lit.

- Qui l'aurait tué ? Nikolaï ?

Radek jette un regard nerveux en direction du couloir.

- Peut-être. Sais pas, marmonne-t-il. Sergueï était un électron libre, il avait un tas d'ennemis.

Parler de Sergueï et des circonstances de son évaporation semble le mettre très mal à l'aise. Il change rapidement de sujet :

- Toi, tu t'es tiré d'ici. Et ça a l'air de t'avoir bien réussi, pas vrai ? Où est-ce que tu es allé ?

- Dans les Terres Sauvages, dans le centre.

- Tu m'en diras tant. On raconte qu'il en faut une sacrée paire pour partir là-bas, mais je ne connais personne qui soit revenu jusqu'ici pour en parler. Il y a du business à faire ?

Je hausse les épaules :

- Il y a du boulot, surtout. Mais oui, il y a moyen de tirer son épingle du jeu.

- Ça le boulot, je connais. Pas de dimanche ici.

- Et toi, le commerce ? Toujours dans le business des filles ?

- Plus trop, non, répond-il en faisant tourner son verre entre ses mains. Nikolaï n'aime pas ça. Pas assez rentable pour lui. Les flingues, la came, tu charges ça dans un trente-trois tonnes et basta. Les filles, il faut les nourrir, les loger, les habiller. Il y avait des risques, et un faible bénéfice, c'est sûr, mais c'était bon pour le moral. Le Tsar savait ça, que le moral des gars, c'est primordial, et il avait l'amour du risque. Nikolaï ne voit que le chiffre sur son compte en banque. Un mal baisé, celui-là, je te jure. Les gars suivaient le Tsar parce qu'ils l'aimaient. Maintenant, ils suivent Nikolaï parce qu'ils ont peur de se prendre une balle dans la tête.

Radek marque une pause, perdu dans ses pensées. Il me jette un regard en coin, comme s'il n'était pas sûr d'avoir le droit de dire la suite. Il finit par se décider, en baissant la voix :

- Il y a quelqu'un qui pourrait bien devenir un nouveau Tsar : Andreï, le neveu de Nikolaï. C'est un homme de terrain, comme son grand-père, un mercenaire pur jus, rien à voir avec son gratte-papier d'oncle. Nikolaï, tu lui mettrais un flingue dans les mains, il ne saurait même pas par quel bout le tenir. Mais il s'en fout, puisqu'il paye des gens pour le faire à sa place. Enfin, le monde a changé, c'est la vie.

Il secoue la tête en signe de dépit, comme s'il se demandait comment on avait pu en arriver là, et nous ressert une deuxième vodka.

- Au bon vieux temps ! dit Radek en levant son verre avec moi, avant de le boire d'un seul trait.

Je me rappelle clairement de la première fois que j'ai rencontré Radek Ivanov. Il était tard, il n'y avait presque plus aucun client dans le bar de Sergueï hormis deux ou trois habitués qui terminaient de refaire le monde, accoudés au comptoir. J'étais dans la chambre de Tina, mais Sergueï ne s'était pas gêné pour venir tambouriner à la porte et me demander de le rejoindre en bas. Je lui avais ouvert de mauvaise grâce, mais face au patron, j'avais vite changé de ton. Soit disant qu'il voulait me présenter des amis, il leur manquait surtout un joueur pour la belote.

Dans la grande salle, Radek était déjà à la table de jeu, Olga assise sur ses genoux. Elle avait tendu une main lascive pour me saluer, mais vu les éclairs dans le regard bleu de Radek, je n'avais pas osé la toucher : chasse gardée pour ce soir. Sergueï nous avait fait tirer au sort les équipes pour le jeu, je m'étais retrouvé avec Radek et il n'en avait vraiment pas eu l'air ravi. Pourtant, le hasard des cartes avait joué en notre faveur, nous avions remporté la partie et Radek m'avait implicitement accepté dans leur petit groupe.

Je saisis sa bouteille pour remplir de nouveau les verres :

- Et au futur, Radek. Au futur.

- Si tu le dis, fait-il sans conviction.

Je bois une gorgée en le jugeant du regard. En dix-sept ans, il a perdu son superbe orgueil, et ses espoirs avec, pour vivre dans la crainte et la méfiance.

- Dans les Terres Sauvages, le grand boss de la côte n'a pas d'influence, et comme je te l'ai dit, il y a du travail par-dessus la tête. Tu pourrais venir t'y installer, du transport de marchandises, on en a toujours besoin.

Un demi-sourire amer se dessine derrière sa barbe :

- J'ai deux gosses, et une femme qui croit que je transporte des boîtes de conserves et des briques de soupe. Cette entreprise, c'est tout ce que je possède. On ne recommence pas une vie à cinquante balais. Et puis, si c'est si bien ta nouvelle vie, qu'est-ce que tu fous ici ? Pourquoi tu es revenu dans ce bourbier ?

- Pour retrouver un peu le passé, et reprendre quelques contacts. Je ne connais plus personne dans cette ville.

- Dis-moi ce que tu cherches, je devrais pouvoir t'aider, fait-il en ouvrant les bras comme mon messie.

Je pense avoir confiance en Radek, mais je tiens à garder mes distances avec Nikolaï.

- Juste des contacts, pour le moment.

Son téléphone de bureau se met à sonner d'une petite musique folklorique. Il appuie sur le bouton pour décrocher et la voix de sa réceptionniste s'élève dans le combiné :

- Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais votre rendez-vous est arrivé.

- Ouais, ouais, lui grommelle-t-il en retour. Fais le patienter, mon chou, sers lui un café.
Ah, les affaires... s'excuse-t-il auprès de moi en raccrochant.

Avant de partir, je prends un stylo bille noir et le bloc de post-it sur son bureau.

- Tiens, dis-je en décollant le premier feuillet. Les coordonnées de ma ville. C'est moi qui gère là-bas, tu y seras toujours le bienvenu.

Il prend sans mot dire le papier adhésif jaune.

- Un dernier verre ? propose-t-il, la bouteille dans la main.

- Oui. A l'amitié.

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