Chapitre 16 - Adieu
Je me gare devant l'océan, à la même place que le jour de mon arrivée. Voir la maison close s'éloigner dans le rétroviseur a été l'un des pires supplices de toute ma vie. La tête entre les mains, les yeux fermés, je me repasse en accéléré le film de ces quatre jours pour les graver dans ma mémoire. Je veux continuer à ressentir les frissons sur ma peau quand je la serre contre mon corps, à entendre ses soupirs quand je la prends, retenir l'extase qui brûle dans mon ventre quand je jouis en elle.
La première fois que je l'avais quittée, ça n'avait pas été si difficile. Je ne dis pas que je n'avais pas ressenti un pincement au cœur, mais j'étais trop jeune pour reconnaître que j'avais des sentiments pour elle. Et trop préoccupé par la façon de m'en sortir sans Sergueï, retranché derrière une carapace d'insensibilité qui me permettait de survivre sans trop de casse dans ce monde d'adultes. La première fois, je ne savais pas ce qu'était l'amour. Même si elle ne veut pas l'entendre, moi je persiste : je l'aime plus que tout, bien plus que ma propre vie.
Je repasse devant le café où je l'ai retrouvée. Je revois la même petite table, la même serveuse brune, les mêmes palmiers engoncés dans leurs pots carrés, les mêmes vagues sur l'océan, sauf que cette fois, elle ne viendra pas. Mon cœur se serre à cette idée, alors je pars plus loin dans la ville. Mes pas me conduisent jusqu'à l'entrée d'un cabaret. « Un spectacle de Valentina Rossi », annonce l'affiche noire et rose. J'achète un billet pour la représentation de ce soir.
Je tue le temps de l'après-midi en fumant des cigarettes face à la marée descendante, puis à l'heure voulue, je vais prendre place au fond de la salle dans un fauteuil de velours pourpre accolé à une petite table, avec une bouteille de whisky. Je regarde tous les spectateurs s'installer tour à tour, beaucoup sont venus en couple.
Enfin, les lumières baissent et sur la scène, Tina apparait. Elle salue le public et présente son spectacle. Je ne peux m'empêcher de sourire en revoyant son extravagance, ses cheveux blond platine fixés en un brushing impeccable qui suit chacun de ses mouvements, ses grands gestes chaleureux qui accompagnent toujours ses mots. Vêtue d'une longue robe fourreau rose fuchsia agrémentée de paillettes et de fausses fourrures, perchée sur des talons aiguilles vertigineux, elle ressemble à une poupée. Après son imposante poitrine siliconée que je connaissais déjà, son goût pour la chirurgie esthétique semble avoir gagné les traits de son visage.
Je suis content qu'elle ait réalisé son rêve. A l'époque, elle dansait déjà dans quelques spectacles, et c'était le plus souvent elle qui animait la barre de danse au milieu du bar. Un jour, Sergueï avait auditionné une autre candidate pour la remplacer lorsqu'elle était absente. Tina, Olga, Klara, Cheyenne, Karia et moi-même étions tous assis en rang d'oignons sur les tabourets du bar pour assister à la démonstration, et y aller de nos avis personnels dont Sergueï se fichait allègrement. La fille avait à peine esquissé quelques mouvements que Tina avait levé les yeux au ciel en commentant bien fort :
« Ca y est, encore une pute qui se prend pour une danseuse ! »
Sans filtre, je lui avais demandé quelle différence cela faisait avec elle-même. Je m'étais aussitôt ramassé un coup de briquet rose barbie sur le sommet du crâne, suivi d'une réplique scandalisée :
« Tu oses me comparer à ça ? Moi, chéri, je suis une danseuse qui rallonge son salaire. Ce n'est pas pareil du tout ! »
Ce soir, son spectacle joue une ode à la sensualité dans des tableaux hauts en couleurs, débordants de joie. C'est une réussite à son image, caractérisée par cette forme de beauté dans l'exagération.
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J'ouvre un œil lourd au milieu des draps poudrés, mais l'agressivité du soleil matinal me force à le refermer aussi sec. Je réalise soudain que je ne sais pas où je suis et mes deux yeux s'écarquillent immédiatement. Je réalise en même temps que j'ai très mal à la tête. Premier réflexe, ma main plonge sous le lit : mon sac est bien là, avec mon flingue dedans.
Je suis complètement nu, alors je cherche mes vêtements d'un regard circulaire, et je tombe sur un sac à main couleur jean. La fille est encore là. D'ailleurs, j'entends couler l'eau de la douche dans le lointain du brouillard. En m'habillant, je songe qu'elle aurait pu disparaître avec mon fric. Avec un peu plus de cran, elle aurait même pu emporter ma clef de voiture et mon pistolet, je ne m'en serais pas aperçu.
Le loquet de la salle de bains cliquète. Assis au bord du lit, je me fige en fixant la porte. Une mignonne créature blonde vêtue d'une minijupe en jean délavé et d'un petit top rose secoue ses longs cheveux mouillés. Elle marque un temps d'arrêt en constatant que je me suis levé, puis elle m'adresse un sourire plus lumineux que le soleil à travers la baie vitrée. De quoi chasser toutes les gueules de bois du monde. Elle n'a pas seize ans, j'en mettrais ma main à couper. Dans mon imprudence, j'aurais pu faire bien pire que de ramener une gamine magnifique dans je ne sais quelle chambre d'hôtel.
- Salut, lui dis-je.
Elle avance vers moi à petits pas déhanchés.
- Tu es enfin réveillé ? me fait-elle comme si cela ne se voyait pas. En tout cas, tu as bien dormi !
Je me passerai de ses remarques moqueuses.
- Dis-moi, où est-ce qu'on est ?
- A l'hôtel, susurre-t-elle innocemment.
Sans blague. Je lui tends un billet hors de mon portefeuille et je réitère ma question. La réponse fuse :
- A l'hôtel du casino.
Je me redresse d'un seul coup. Des bribes de la soirée me reviennent en mémoire. Après le spectacle, je suis allé au casino implanté dans l'ancienne maison de Sergueï. Heureusement, à en juger par le contenu de mon portefeuille, je ne semble pas y avoir perdu trop d'argent.
Mais si je suis dans cet hôtel, j'ai dû connaître cette chambre il y a dix-sept ans. Je ne reconnais aucun détail, tout a été refait, il ne reste plus rien des pièces lambrissées de la vieille maison dans lesquelles j'avais passé des jours entiers à faire des travaux, sous la houlette de Sergueï. Je regarde par la fenêtre avec plus d'attention pour tenter de capturer un indice. Elle donne sur la cour qui sert de parking. De ce que je vois, je suis peut-être dans la chambre de Klara. J'essaie de me remémorer la configuration de la maison de Sergueï, mais les images sont plus filantes que de l'eau. J'ai passé la nuit à boire du whisky pour ne plus penser, objectif atteint : j'ai un mal fou à rassembler mes idées. La seule vision que j'arrive à stabiliser, c'est Olga, dans un curieux mélange d'images du passé et du présent. Et puis cette fille, là, devant moi.
- Comment tu t'appelles ? je lui demande.
- Moi je me rappelle de ton nom, rit-elle avec un accent divin, en pointant sur moi un index accusateur. Cherche, ajoute-t-elle en s'approchant du lit.
Je ne sais pas à quel moment j'ai perdu le fil de ma soirée, mais j'ai beau réfléchir, c'est le trou noir. Je ne me souviens même pas l'avoir rencontrée hier soir.
- Jenna, je propose.
- Perdu ! me sourit-elle de toutes ses dents étincelantes.
- Pour moi ça sera Jenna.
Je pose les yeux sur la carte de l'hôtel.
- Tu veux un petit déjeuner ?
- Oui, merci, valide-t-elle simplement.
Elle se maquille dans un miroir de poche pendant que je passe sa commande.
- Jenna, c'est quelqu'un que tu connais ? me demande-t-elle lorsque je raccroche avec la réception.
- Non.
- Tant mieux, répond-elle en faisant la moue.
Je lui donne un nouveau billet.
- Est-ce que je t'ai emmenée en voiture ?
- Non.
Alors il y a des chances pour que le pick-up soit toujours garé à la même place.
Je ne demande pas ce que j'ai fait avec elle, je ne suis pas sûr de vouloir le savoir. Je tends encore un billet :
- Quel âge tu as ?
- Devine ! rétorque-t-elle en prenant l'argent.
- Quinze ans.
- Perdu ! lance-t-elle en se servant directement un billet dans mes mains. Quatorze ans.
Ses grands yeux bleus rient aux éclats. A l'intérieur de ma tête, une petite conscience me fait les gros yeux, je lui adresse un doigt d'honneur mental.
- Et moi, j'ai quel âge ?
- Trente ans, répond-elle du tac au tac.
- Perdu.
Elle essaie de me rendre un de mes billets, mais je l'ignore et lui en lâche encore un à la place. Elle est le genre de fille pour qui je serais capable de tuer.
- Trente-et-un, lui dis-je.
Je donne toujours mon âge véritable, et toujours la date de naissance inscrite sur les faux papiers de la mafia. Je m'en fiche si c'est incohérent. Je ne suis même pas sûr de me rappeler de ma véritable date de naissance.
- C'est pas ça le jeu ! s'offusque Jenna. Si je perds, c'est moi qui te donne de l'argent.
Je réponds avec une nouvelle question -- et un nouveau billet :
- Tu es sûre que c'est un jeu ?
Elle prend l'argent, mais m'adresse un regard bizarre. Je ne cherche pas à la mettre mal à l'aise, alors j'enchaîne :
- On a joué à quoi au casino ?
Elle retrouve son sourire.
- Tu as joué à la roulette, et au black jack. Et tu m'as donné de l'argent pour jouer aux machines à sous, mais je n'ai pas gagné.
- C'est normal, c'est de la merde les machines à sous.
- Pas plus que la roulette !
J'adore sa façon de tenir une conversation comme si on était bons amis. Le room service frappe à la porte pour son petit-déjeuner. Fin du rêve. Je la regarde manger avec appétit.
- Tu ne veux pas manger ? me dit-elle.
Je décline avec un arrière-goût de whisky. En revanche, la bouteille miniature de jus d'orange me fait de l'œil. Pendant qu'elle termine paisiblement son café au lait, je compte l'argent qui reste dans mon portefeuille. Je garde juste la somme nécessaire pour payer l'hôtel et l'essence pour le retour, et je lui tends tout le reste :
- Allez, va-t'en.
Elle attrape son sac et passe la porte en me lançant une œillade.
Par la fenêtre, je fixe pendant dix bonnes minutes les allées et venues des voitures sur le parking, puis je rassemble mes affaires. En me dirigeant vers la porte, je ramasse une carte de visite artisanale glissée sous le seuil à la va-vite. Un numéro de téléphone et une trace de baiser candide au gloss rose pailleté, signé Mariana - Jenna. Je suis le genre de client qu'on cherche à fidéliser.
Les relations tarifées ont le mérite d'être plus faciles. Au moins, elles sont claires. Personne ne manipule, personne ne fait semblant d'aimer. Un collier pour Olga, une liasse de billets pour Mariana, quelle différence, au fond ? Est-ce qu'on n'achète pas toujours une parcelle de l'autre ?
Le pick-up est toujours garé devant la plage. Je fais quelques pas dans le sable chaud pour m'en griller une. En sortant mon briquet de ma poche, mes doigts attrapent en même temps le numéro de Jenna. J'allume ma cigarette, et aussi le petit papier froissé que je regarde se consumer dans le sable.
L'écume qui vient s'échouer à quelques centimètres de mes pieds me renvoie une image familière. Je suis chez moi ici. En m'installant sur le siège du pick-up, une nouvelle certitude s'impose à moi : je reverrai la côte plus tôt que je ne l'imagine.
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