Chapitre 14 - Dernier matin
Le lendemain matin se déroule comme les précédents, comme si notre désaccord de la veille n'avait jamais existé. Pourtant, ma décision est prise, je n'ai pas pour habitude de parler dans le vide.
Pour cette dernière journée, je choisis de l'emmener sur la plage, près de l'endroit où nous avons passé la soirée de la veille, à l'abri de l'effervescence de la ville.
Je gare le pick-up à l'ombre des arbres en bordure de la plage, juste avant que le sol d'aiguilles de pin ne se change en sable doré. Je laisse mes vêtements sur le dessus de mon sac pour ne garder que mon short de bain. Olga fait de même, révélant un élégant maillot noir dont le haut et le bas ne sont reliés ensemble que par une chainette dorée recouvrant son nombril. On dirait que l'orage d'hier n'était qu'un songe, tant l'air est déjà redevenu chaud et sec en ce milieu de matinée. D'ailleurs, un certain nombre de badauds sont déjà en train de lézarder au soleil, anticipant la chaleur insupportable de l'après-midi.
Nous laissons sur le sable sec les sandales d'Olga et deux draps de plage repliés sur la clef de voiture, à distance de la marée montante qui déferle en rouleaux bouillonnants. Olga entre dans l'eau avec aisance, puis plonge sans hésiter à travers une vague d'azur pour réapparaître de l'autre côté avec la grâce d'une ondine, les gouttelettes d'eau salée miroitant sur ses cheveux lâchés.
- Allez, viens, m'encourage-t-elle avec un appel de la main entre deux crêtes d'écume plus hautes que nous. Elle est chaude !
Je me jette sans plus attendre dans les remous de la vague suivante pour la rejoindre dans les eaux plus calmes, loin derrière les flots agités qui continuent à monter à l'assaut de la plage dans un bruit de tonnerre.
J'avise un affleurement rocheux à quelques dizaines de mètres devant nous :
- Premier arrivé ! je lui lance sur un ton de défi joyeux.
- Tu vas perdre ! rétorque-t-elle en s'élançant immédiatement.
Et c'est effectivement ce qui se passe. Quand j'arrive enfin au rocher plusieurs secondes après elle, elle est déjà assise dessus en signe de triomphe.
- Je t'avais dit que j'allais gagner, fanfaronne-t-elle une fois que je suis installé à ses côtés, les pieds dans les vaguelettes, calés dans les coquillages soudés à la pierre.
- Tu nages encore mieux qu'une sirène.
- Sauf que moi, je n'ai pas de queue...
Elle croise mon regard incertain, et elle rit, de ce rire qui me donne l'impression que ce monde est parfait. Puis elle poursuit :
- J'aime aller nager à l'aube, quand je suis seule avec l'océan, sans aucun autre baigneur à l'horizon. Tu verrais comme le soleil levant fait briller les vagues. On dirait qu'elles sortent tout juste de leur sommeil en clignant des yeux.
Elle regarde vers le large, et moi je la regarde elle. J'aurais beau passer des années auprès d'elle, j'ai l'impression qu'elle garderait toujours cette part de mystère, un jardin secret dont elle seule connait l'accès.
- Pourquoi y aller toujours seule ? Tu ne voudrais pas partager ces moments avec quelqu'un ?
Olga passe sa main dans ses cheveux mouillés.
- L'amour de l'océan ne se partage pas. Et il est agréable d'être seule de temps à autre. Le vide n'appelle pas toujours à être comblé.
Pas de doute, sa dernière phrase s'adresse directement à moi, constamment en recherche d'action et de compagnie.
- Et puis, Loreleï vient toujours avec moi, bien sûr, ajoute-t-elle.
- Tu la payes pour ça.
- Elle n'est pas une machine pour autant, on peut discuter.
Ses yeux quittent la ligne d'horizon pour se sonder les miens :
- Jack, qu'est-ce que tu t'es dit, le jour où tu as reçu ma lettre ?
Sa question me prend au dépourvu et me replonge dans cette journée mémorable, lorsque mon cœur a failli s'arrêter de battre en ouvrant sa petite lettre mauve. J'avais ressenti un mélange indescriptible d'étrangeté et de fierté.
- Honnêtement ? Je n'y croyais pas. Je n'aurais jamais imaginé que tu puisses te souvenir de moi.
- Tu sais, me répond-elle doucement, j'ai pensé que tu ne viendrais pas.
- Pourquoi ? je lui demande du tac-au-tac tellement cette éventualité me parait absurde.
- Parce que les gens changent en tant d'années.
- Pas tant que ça, non, dis-je en haussant les épaules.
Je ne vois pas ce qui pourrait faire changer mes sentiments pour elle. Le temps peut bien passer, il n'impacte pas les passions.
- Si, la plupart des gens changent, Jack. C'est toi qui ne change pas.
Elle reste pensive alors que des goélands passent en criardant au-dessus de nos têtes. C'est elle qui reprend la parole la première, en détachant chacun de ses mots :
- Tu crois qu'à un autre moment de la vie, on aurait pu avoir une chance, toi et moi ?
Est-ce qu'elle m'a réellement envisagé comme autre chose qu'une récréation appétissante ? Mais cette idée ne serait qu'un leurre mensonger pour nous deux. En disant cela aujourd'hui, elle oublie qu'à l'époque, elle était la fille la plus désirable de la ville, et moi un ignorant de quatorze ans. Et même si le destin nous avait réunis quelques années plus tard, je n'aurais pas quitté Cheyenne pour partir avec elle.
Le coquillage que je triture sous mes doigts depuis tout à l'heure se détache du rocher, et je l'envoie voler au loin dans les flots bleus.
- Tu vois, j'ai tourné ça dans ma tête dans tous les sens, un paquet de fois. Mais je ne crois pas, non. Ou alors, seulement dans une autre vie.
- Tu dis ça pour éviter les regrets ? dit-elle en levant ses yeux de biche vers moi.
- Non. Je dis ça parce qu'on avait tous les deux une très bonne raison de refuser cette relation à l'époque où on s'est connus.
La vérité, c'est que la meilleure chance qu'on puisse s'offrir tous les deux, c'est aujourd'hui. Mais je suis devenu un étranger pour elle. Elle a le droit de ne pas vouloir de moi, et j'accepte ses raisons même si je ne les comprends pas tout à fait.
Les pierres rouges et vertes de son collier chatoient sous les rayons du soleil. Je me penche à quatre pattes au-dessus d'elle, ignorant les patelles tranchantes sous mes genoux, j'embrasse délicatement son cou, ses épaules, ses seins en écartant les triangles de son maillot de bain.
- Arrête-ça, me coupe-t-elle en riant à demi. On n'est pas tous seuls.
- On s'en fout, je réponds en poursuivant comme si elle n'avait rien dit.
Mais elle s'obstine à me repousser en prenant un faux air sévère. Alors, par surprise, je la tire dans l'eau à ma suite et tente de l'entrainer vers le rivage. Je ne suis déjà pas un excellent nageur, mais en tenant par le bras une Olga qui me résiste par amusement, c'est carrément catastrophique, on n'avance pas d'un pouce.
- Viens, on sort de l'eau, dis-je en glissant une main sous sa culotte pour la convaincre, voyant que la manière forte ne fonctionne pas.
- Ça va mieux en le demandant, plaisante-t-elle en cessant de lutter.
Et elle se remet à nager à toute vitesse vers le rivage. Dès que j'ai de nouveau pied, je force l'allure pour réduire mon retard sans tenir compte du ressac et je manque de me faire aplatir par un rouleau, mais je parviens sur le sable sec presque en même temps qu'elle, tous les deux haletants de cette course contre la mer.
Je ramasse la clef de voiture et prends Olga par la main pour l'entrainer à ma suite. Arrivée à l'orée des pins, elle s'arrête net et lance un regard en arrière : elle a laissé ses sandales près des serviettes. Qu'à cela ne tienne, je la soulève dans mes bras pour la porter jusqu'au pick-up que j'ouvre comme je peux, et la déposer sur la banquette arrière. Je sens tout son corps frémir sous mon poids, ses mains dans mon cou, ses seins tendus contre moi, ses cuisses qui s'enroulent autour de mes hanches.
Je retire nos maillots et je la prends en-dessous de moi sans chichis, sans ces préliminaires de politesse qui n'intéressent personne à ce moment, sans rien chercher à prouver. Juste elle et moi, le sel de l'océan, le parfum de la pinède et la saveur de sa peau. Je m'efforce de composer avec l'exiguïté de la cabine, mais mes possibilités de mouvement restent limitées.
Elle finit par me repousser en arrière, je m'assois sur le siège et elle se faufile à mes pieds pour faire glisser mon sexe entre ses lèvres pulpeuses. Alors, mes mains noyées dans ses boucles rousses, plus rien n'existe, que sa bouche qui monte et qui descend. Peu importe ce qui m'attend demain et les jours suivants, aucun combat, aucune douleur, ne pourra ternir la puissance de ce plaisir sans équivalent, à jamais inscrit dans le sang qui dresse mon sexe et qui bat dans mes tempes.
- Tu sais quoi ? me dit-elle en tirant sur une cigarette à la menthe. C'est la première fois que je couche dans une voiture.
- Pas moi.
Elle pouffe de rire. Appuyée contre la portière du pick-up, les pieds dans les aiguilles de pin, elle regarde les vagues s'écraser sur le sable, sa longue robe d'été volant au vent marin. Je ne veux pas la laisser.
- Est-ce que tu es heureuse ?
Elle prend le temps d'éteindre sa cigarette et s'approche de moi pour faire glisser ses doigts dans ma nuque avant de me répondre :
- J'ai le business de mes rêves, dans la maison de mes rêves. J'ai beaucoup d'amis, et beaucoup d'amants. Chaque instant passé avec toi est un délice, et j'aime savoir que tu penses à moi. Mais ce qui me rend sincèrement heureuse, c'est tout ce que tu as accompli depuis que je te connais, et tout ce que tu auras encore l'opportunité de faire. Je veux que tu mettes le monde à tes pieds, Jack, parce que dès le premier jour où je t'ai mis dans mon lit, j'ai su que tu en avais le pouvoir.
Je reste muet. Qu'est-ce que vous voulez répondre à ça ? Moi je ne veux pas partir. Il y a des jours où je suis fatigué de me battre, surtout ces derniers temps. Mais je ne le lui dirai pas, parce qu'elle croit en moi, je le ferai pour elle, je ne la décevrai pas.
Il est déjà midi, je vais récupérer les serviettes inutilisées et les sandales d'Olga sur la plage, et je lui propose d'aller manger.
- Je n'ai pas très faim, répond-elle.
Mais devant ma déception visible, elle complète d'un ton espiègle :
- Par contre, je veux bien une glace.
Je comprends que c'est le moment de rentrer, qu'on a eu notre temps, notre parenthèse enchantée, mais qu'à présent, nous devons retourner chacun dans nos vies respectives.
Je partage une glace avec elle, mais j'ai du mal à en apprécier le goût. Je peine à répondre à ses tentatives de faire la conversation. Face à nous, la marée haute lance ses rouleaux impétueux avec tant d'enthousiasme que leurs vaguelettes s'étirent trop loin sur la plage et finissent par s'assécher sur le sable, incapables de retrouver la ferveur de l'océan, en ne laissant qu'une fade écume blanchâtre. Ces quatre jours avaient l'intensité de ces vagues. Insister pour les prolonger artificiellement, pour les faire durer encore, serait une erreur.
Nous reprenons la voiture, et je marque l'arrêt à l'embranchement entre le chemin sous les pins et la grande route. À droite, la côte et ses chimères. À gauche, le reste du monde.
- Et si je t'enlevais ?
- N'y pense même pas, réplique-t-elle avec un sourire en coin.
- Pourquoi pas ? Tu es seule avec moi, dans ma voiture.
- Regarde, dit-elle en sortant son téléphone de son sac à main. Il suffit que j'appuie sur ce bouton pour que Magda et Loreleï me localisent et se mettent immédiatement à ma recherche. Te faire descendre par deux lesbiennes, c'est vraiment ça, la mort de tes rêves ?
Ses paroles sont pleines d'ironie, mais son regard ne l'est pas. Ma première idée est de lui prendre son portable, même juste pour rire, mais sa menace ne ressemble pas à une plaisanterie.
- Non, tu as raison, ça ne me fait pas bander, je rétorque en tournant à droite.
En arrivant à la villa, je laisse la voiture garée en plein milieu de la cour pour ne pas être tenté. Je n'ai pas le courage de retourner à l'intérieur, c'est mieux comme ça.
- Tu ne rentres pas, constate-t-elle.
- Non, j'ai déjà pris mes affaires.
- Alors, il ne me reste plus qu'à te souhaiter bonne route. Je veux dire, pas seulement pour aujourd'hui, dit-elle en me prenant la main.
- Olga, si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le moi et je viendrai. Je suis sérieux.
- Cela fait de toi mon ange gardien ?
C'est tout ? Sa réponse me fait grincer des dents. J'aurais préféré qu'elle se contente d'un « oui » franc sans discussion, mais une fois encore, ce n'est pas le cas. Nous ne nous connaissons pas depuis quatre jours, mais depuis dix-huit ans.
- Je voudrais être un peu plus que ça.
Sa main caresse ma joue et elle plante ses yeux dans les miens :
- Tu es l'unique personne au monde en qui j'ai totalement confiance.
Tant que je suis l'unique quelque chose pour elle, je crois que ça me convient.
Je l'attire contre moi et je l'embrasse une dernière fois. Je le veux, ce baiser d'adieu. Même s'il est amer, même s'il est cliché, même s'il est dur.
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