La valse
Je voudrais danser.
Minuit a sonné depuis peu. Tout ce qui était doré et pourpre le jour venu, tout n’est plus qu’encre en cet instant. Les feuilles craquent sous mes pieds mais la forêt demeure de marbre. Entourée d’ombres immobiles, guidée par une douce brise, je n’ai pas peur. Mais je suis en retard, bien trop en retard.
Je sais qu’elle m’attend.
Comme chaque année. Comme si rien n’avait changé.
Précisément à cette heure, en cette nuit, elle m’attend pour l’ouverture du bal. Elle n’attend que moi…
Les feuilles cessent de craquer sous mes pieds. Désormais c’est un tapis soyeux qui guide mes pas. Un tapis orange et jaune de roses d’inde, semblable à un soleil qui jaillirait des entrailles de ce jardin secret.
Enfin, je suis arrivée.
Un éclat de rire dans le vent retentit contre les arbres. Suivi des notes de musique. Elles s’élèvent dans le ciel en même temps que la lune, haut, si haut qu’elles se perdent dans la nuit et bientôt la lumière éblouit même les ténèbres, sous des milliers de pétales dorées. Je la cherche du regard dans la cohue, le cœur battant, le souffle coupé.
Et enfin, elle est là.
Ses mains se posent sur mes yeux, légères, si légères que je les sens à peine. Son parfum de chrysanthème aussitôt embaume l’air. Et je voudrais me retourner, lui sourire. Mais je ne bouge pas. Je ne peux pas bouger.
Veux-tu danser ?
Son souffle dans ma nuque ressemble à mille papillons battant des ailes, luttant pour s’échapper d’un piège délicieux. Comme eux, je sens déjà les fils de sa toile s’enrouler autour de mes mains. Et lorsqu’elle tire dessus, libérant mon visage de sa coupe, je peux enfin lui faire face, d’un seul geste, d’un seul élan, appelée par ce besoin viscéral, qui pulse dans mes veines, dans mon cœur, dans mon être.
Nous ne sommes pas seules. Toutes ces silhouettes, toutes ces ombres déjà se meuvent autour de nous au son des violons. Les lampions et les lanternes projettent leurs faisceaux dorés sur cette foule animée. Et pourtant, il n’y a qu’elle. Face à moi. Et moi. Face à elle.
Tu m’as manquée.
Elle me sourit. Son sourire est comme une lune qui chasse l’obscurité de la nuit.
Vêtue de blanc, elle semble venue d’un autre monde. Seul son magnifique collier rubis tranche sur sa peau satin. Et lorsqu’elle me tend sa main, je ne peux que m’en saisir. Je le sais, je le sens. Elle m’appelle, elle m’attend. Et j’ai bien trop attendu moi-même ce moment.
Je veux danser.
Danser, danser encore sous les étoiles. À ses bras, si légers, si froids… Pâle sous les astres, m’entraînant dans le tourbillon de feuilles et de pétales, elle me sourit et murmure des promesses déjà mortes. Et moi, je la crois. Je la crois parce que c’est elle, parce qu’elle m’a manquée, parce qu’elle est mon rêve, belle, pure, fragile… Immortelle.
Alors nous valsons, et c’est comme si nous n’avions jamais arrêtés depuis la dernière fois. L’année qui s’est écoulée, la distance, l’absence… Tout s’envole, tout se dissipe, comme un nuage, un brouillard déjà oublié.
En cet instant, je ne veux croire qu’elle.
Je t’ai manquée aussi ?
Cette danse, je la connais par cœur. Avancer d’un pas, reculer de deux. Tourner, fermer les yeux. Se laisser porter, valser autour du feu. Main dans la main, souffle contre souffle. Les rires qui s’élèvent. Tendre amie, cœur meurtri. C’est comme si tout se libérait, comme un ouragan, dans mon âme et dehors. J’ai tant rêvé ce moment…
Plus que jamais.
Plus de peur, plus de doute. Le vent, la musique et sa voix m’emportent. Je peux oublier un instant tout le reste. Abandonner derrière moi les ombres et la pesanteur. Sourire à mon tour.
Je ne sais combien de temps cela dure. Les étoiles continuent leur course dans le ciel, inarrêtable. Elles aussi valsent, suivant les mêmes pas depuis une éternité, millénaires. Et comme elles, je ne me sens pas fatiguée. Mon corps est plus léger que jamais. Je pourrais rester ainsi pour l’éternité.
Dis-moi que cette fois est pour toujours.
C’est elle la première qui finit par s’arrêter, se figer, telle une statue de pierre imperturbable. Je ne peux que l’imiter, l’admirer, émerveillée. Qui était-elle avant notre rencontre ? Je l’ignore. Qui étais-je avant elle ? Je ne sais plus. Tout a changé, une autre nuit, une autre année, il y a si longtemps dans cette forêt…
Son toucher délicat effleure ma joue, avec une telle douceur que c’est comme s’il n’était pas réel, un vestige d’une caresse passée. Les papillons sont de retour. Je sens leur vol contre mon front, mon nez, mes lèvres. Un papillon s’y pose et son venin soudain se déverse dans mon être avec la force d’un raz de marée prêt à faire éclater mon cœur.
Je ne sais plus si je suis vivante. Dans cette dernière étreinte fatale, sous les astres, la nuit semble éternelle.
Mais soudain, elle se recule, les yeux pétillants de malice. Sans que je ne puisse rien faire, statufiée, hébétée, elle nous ramène à la tornade, à la tempête. La foule nous bouscule, nous entraîne. Mes doigts glissent entre les siens.
Non !
Je la cherche, la retrouve, la rejoint. Elle tourne, tourne, s’envole, m’échappe. Comme de la fumée entre mes mains, comme un songe, un fantasme, une illusion dissipée au petit matin. Elle tourne encore, encore, et je tourne avec elle, et le monde tourne, et tout se brouille. Je veux la rattraper, continuer à valser. Elle se dérobe et se moque. Elle rit, rit, rit… Comme à chaque fois, chaque nuit, son leurre terminé. Elle rit et je sais que c’est déjà fini. Dernière caresse, dernier tour. Je titube, la lune m’éblouit, le vent tombe. La valse cesse.
Mes doigts se referment sur du vide, un néant effroyable, une solitude morte.
L’aube revenue, le monde, la foule, les arbres, tout n’est plus que pierre. Et au milieu du cimetière de mes rêves et désirs, il ne me reste plus qu’un cœur glacé, un papillon mort aux pieds et les lèvres bleues d’avoir voulu embrasser un fantôme. Son fantôme…
Et je voudrais encore danser.
31 octobre 2023
Dans un cimetière de rêves et de désirs,
Aerdna
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