Chapitre 12.

Salem, lundi 31 mai 2021
6h, appartement de Sidney et Alistair

La nuit du shaman a été courte, il n'a presque pas dormi et l'absence d'Ali n'a rien arrangé. Sur le flanc, il regarde la place vide de son mari. L'envie de pleurer revient, plus forte encore. Il déteste être seul dans leur lit, sans l'odeur réconfortante qu'il avait l'habitude de sentir. Il récupère l'oreiller de son mari et le serre contre sa poitrine. Il s'y accroche, mais le coussin ne remplacera pas la présence de son époux.

Après le fiasco de la veille, Sidney aurait donné n'importe quoi pour trouver son mari à ses côtés. Seulement, Alistair a refusé de rester pour la nuit, malgré ses supplications. La maîtrise imperturbable du loup-garou. S'il n'avait pas voulu faire une pause, Ali serait là avec lui. Et voilà, les larmes coulent de nouveau. Il a vingt-huit ans et se comporte encore comme un enfant.

Il a besoin d'Alistair pour confronter ses parents, des esprits pour le guider. Seul, il n'arrive à rien. Nul, il est tout simplement nul. Il ne parvient même pas à bloquer son pouvoir, trop peur d'être livré à lui-même.

- L'auto-flagellation ne vous mènera nulle part jeune homme, lui reproche le fantôme d'une vieille femme.

- Je suis d'accord, enchaîne celui de quelqu'un d'autre. Même si cela aide parfois à réaliser la rétrospection de sa vie.

- Vous êtes trop philosophe mon cher.

Maintenant, une migraine lui tape les tempes à mesure que les deux spectres se disputent. Il n'avait pas besoin de ça si tôt le matin. Un coup d'oeil au réveil l'informe qu'effectivement, c'est trop tôt pour entendre deux fantômes geindres. Il se recouvre du drap, dans l'espoir que cela atténue le bruit. Vaine tentative. Ce qu'il ressent est très contradictoire. Car il voudrait que les esprits le laissent tranquille, mais en même temps, c'est rassurant de les voir.

À défaut de réussir à affronter ses géniteurs, il le fait sans scrupules avec les spectres qui lui apparaissent. Il sort sa tête de sous la couverture et observent les deux intrus, toujours plongés dans leur discussion. L'un des points qu'il aime, grâce à son pouvoir, c'est l'incroyable improbabilité de voir une femme du 17ème siècle et un aristocrate français, qui a fui la révolution en venant aux Amérique, se parler. C'est encore mieux que des cours d'histoire, matière dans laquelle il excellait.

- Vous pouvez arrêter, intervient-il d'une voix forte pour être entendu des deux autres.

Les deux esprits cessent leurs vacarmes et le regardent, avec un sourire amical aux lèvres. Sidney pousse un long soupire, puis résigné à pouvoir dormir, il se lève. Il récupère son portable, le consulte rapidement. Son coeur fait un bon en lisant un message d'Alistair, qui lui demande comment il va. Il n'est pas le seul à s'être levé aux aurores. Il refuse de mentir à son mari, mais il ne veut pas l'inquiéter davantage, alors il répond que tout va bien. Il retient une remarque en sentant les fantômes fixer son téléphone par-dessus ses épaules.

- Vous vous souvenez très cher, de notre temps nous écrivions des lettres, dit le français avec un accent mi-aristocrate, mi-français. C'était beaucoup plus romantique.

- Certes, mais beaucoup plus long également, renchérit la femme. Il m'est arrivé d'attendre quinze jours que la poste mal me livre une lettre.

- Il est vrai. Cela avait certains inconvénients.

- Je vais devoir couper votre moment nostalgie, réplique Sidney en avançant.

Il verrouille son portable et rejoint la cuisine. Sur le chemin, il évite toutes les photos de son couple. Pourquoi a-t-il insisté auprès d'Ali pour en mettre de partout ? Ah oui, pour montrer à quel point, ils sont heureux. Maintenant, le karma le lui fait bien payer. Pourtant, il ne les enlèvera pas, parce qu'Ali rentrera à la maison. Quand il trouvera les réponses à ses questions. Ce que lui répète sans cesse son mari.

Quelques changements se sont opérés en neuf semaines. Comme le fait que Sidney se soit mis à boire du café. Avant il avait horreur de ce goût, mais comme ça le fait penser à son mari, il en fait abstraction. Il est pathétique. Il l'est deux fois plus en prenant la tasse d'Ali à chaque café.

- Si votre époux vous manque, pourquoi n'est-il pas ici ?, le questionne la femme, un air contrit sur le visage.

- Demandez-lui de revenir, enchaîne l'homme.

- Croyez-moi, je lui ai déjà demandé, mais Ali...

Il interrompt sa phrase en plein milieu. Il ne va pas parler de ses problèmes de couple avec deux esprits qui se sont incrustés chez lui. Et qui lui rappelle, à juste titre, que de leur temps, on se battait pour son amour, pour faire fonctionner son mariage. Sidney émet de gros doutes là-dessus. Si c'était vraiment le cas, alors ce ne seraient pas les époques où il y avait le plus de libertinage et d'adultère.

Il arrête d'écouter les deux invités indésirés et s'occupe de son café, dont il vient de mettre un demi-sucre. Il touille le liquide, lasse. Il a cherché cette situation, il ne peut pas vraiment s'en plaindre. Seulement, il ne sait pas comment sortir la tête de l'eau, ni par quoi commencer. Vu l'allure à laquelle il avance, il n'est pas prêt de trouver ses réponses. Il a mis neuf semaines à demander un arrêt maladie. Neuf semaines.

- Vous recommencez avec l'auto-flagellation, la réprimande la femme, madame Baker.

- Ce n'est pas en restant ici que vos soucis disparaîtront, soutient le français.

- Monsieur Lebois a raison, vous devriez aller vous baladez, cela vous fera le plus grand bien.

- Je n'ai aucune envie de...

- Si, le coupe Mme Baker en posant une main sur son épaule. Vous allez boire votre café puis prendre une douche et aller prendre un petit-déjeuner à l'extérieur.

Sidney réfléchit quelques secondes. Qu'est-ce qu'il perdrait à les écouter ? Rien de plus que ce qu'il a déjà perdu. Il finit par obtempérer. Son médecin lui a conseillé de se promener le plus possible, prendre l'air aide à combattre la dépression. C'est décidé, il va passer sa journée à s'aérer et à sérieusement songer à son avenir. Cela ne pourra pas lui faire de mal. À la différence de ses parents, les deux esprits lui veulent du bien.

Il lave sa tasse vide et file sous la douche. Mère nature est de son côté, car il fait un temps magnifique. Il s'habille d'un simple jean et d'un tee-shirt. Il hésite à prendre son portable, s'il l'a avec lui, il sera tenté d'appeler Ali, de discuter, mais s'il le laisse et qu'il a besoin d'aide, il n'aura aucun moyen de le joindre. Finalement, il décide de le prendre. Il le laissera en mode avion et dans sa poche. Il ne le sortira qu'en cas d'extrême urgence.

Munis de son porte-feuille, ainsi que de ses deux acolytes fantômes, il sort de l'appartement. Est-ce qu'il doit prévenir son mari de ses projets ? Non, il s'est promis de ne pas utiliser son téléphone. Il le contactera ce soir.

- C'est fascinant comme les rues ont changé, observe Mme Baker sur ses talons.

- Vous avez connu les guerres d'indépendance ma chère, cela devait être affreux, lui répond le français

Sidney abandonne ses deux amis à leur débat sur quelle période de l'histoire des Etats-Unis est la plus horrible. Leighton a une idée bien précise dessus, lui aussi. Il marche à travers les rues en essayant de vider sa tête de tous les parasites. Il trouve un petit café, qui sert des petits-déjeuner. Parfait. Il ne voulait pas se rendre dans une grande enseigne.

Sur la terrasse, il aperçoit quelqu'un qu'il n'aurait jamais pensé trouver à Salem un lundi matin. Swann Fisher, le fils du docteur Donovan Fisher. Le jeune homme est devant un ordinateur, des cahiers ouvert sur la table ainsi qu'un gobelet en carton. Sidney hésite à le rejoindre, il ne veut pas le déranger. Les elfes sont durs à comprendre.

- Vous devriez aller le vois, lui dit Mme Baker. Après tout, vous savez quelque chose sur sa vie que lui-même ignore.

- Décidément, vous êtes perspicace ma chère, répond l'aristocrate.

Sidney lève les yeux au ciel. Certes, il connaît une partie du futur de Swann, mais ce n'est pas une raison valable pour s'asseoir à sa table. Aujourd'hui, c'est la journée des bonnes résolutions, où il va bousculer ses habitudes. Agrandir son cercle de connaissances peut être que bénéfique. Il a besoin d'amis et son clan a ses propres occupations. Il ne peut pas les embêter tous les jours. Et puis Swann et lui se ressemble un peu.

Armé de courage, Sidney entre à l'intérieur du resto et va directement commander un repas spécial petit-déjeuner. Une serveuse lui apportera en terrasse. Il prend son gobelet de jus d'orange, puis ressort. L'elfe est toujours assis à la même table. La timidité maladive de Sidney le rattrape. Il reste prostré, debout, à côté de la chaise libre.

- Oui, tu peux t'asseoir, lui annonce Swann sans lever la tête de son ordinateur.

- Merci, répond-il les joues rouges d'embarras. Je suis...

- Sidney Helling, enfin tu te fais appeler par ton nom de naissance, Calvinha.

L'elfe relève enfin le menton, plantant des yeux vert clairs, brillant d'une couleur inhabituelle, dans les siens. Donc Swann est relié à la nature, Sidney ne sait pas de quelle façon. Le pouvoir des elfes est compliqué à déterminer. Ils ne peuvent pas lancer de sorts  comme le font les sorciers. Leur magie est très différente. Ils ne l'utilisent pas de la même manière. Mais les elfes peuvent être redoutables, malgré leurs apparences inoffensives.

La remarque de Swann sonne comme une accusation, qui rend Sidney nerveux. Le choix de leur nom de famille a longtemps été un sujet de discorde entre Alistair et lui. C'était une requête de ses parents, pour que le nom Calvinha perdure. Il a accepté, quitte à blesser son mari, tout ça pour maintenir la dignité de ses géniteurs.

- Lui aussi est perspicace, souffle le français. Je l'aime bien.

- Oui, dit-il avant de se dégager la gorge. C'est exact Swann.

- Bon, maintenant que les présentations sont faites, qu'est-ce que tu voulais ?, questionne l'elfe.

- Honnêtement, j'en sais rien. Je t'ai vu assi et j'ai eu envie de venir te saluer.

Le sourire de Swann est indéchiffrable. Il peut vouloir dire à Sidney qu'il a bien fait, ou se moquer de lui. Il va prendre la première option. Il n'a pas le temps de répondre qu'une serveuse arrive avec un plateau. L'elfe déplace ses manuels, Sidney peut lire que ce sont des livres de biologies et d'anatomie. Quelqu'un de lambda pourrait croire qu'il va marcher sur les pas de son père, mais pas un shaman.

Sidney place son assiette devant lui. Il s'est commandé un vrai petit-déjeuner américain. Il attend que l'employé parte avant de poursuivre la discussion.

- Comment se passent tes études ?, demande-t-il en coupant ses pancakes.

- Pas trop mal, plutôt bien même. En dépit que ça désole mon père de me voir en étude de biologie dans le but d'être prof, au lieu de médecine.

Sidney dévisage Swann, sans trouver de réponse adéquate. Ils partagent tous les deux la même situation. Des attentes professionnelles de la part de leurs géniteurs. L'elfe a suivi un cursus de médecine pendant deux ans, avant de tout envoyer balader. Ensuite, il s'est inscrit dans ce qui lui plaisait vraiment, la biologie.

Ce n'est pas un hasard si Sidney est tombé sur Swann ce matin. L'elfe détient une partie des réponses qu'il se pose. Il se demande même s'il ne les détenait pas déjà, mais refusait de les voir. Il ne devrait pas vraiment être surpris d'avoir, une fois de plus, besoin d'être guidé. Tant pis, il se jette à l'eau.

- Récemment, je me demande si je ne me suis pas trompé sur mes études, mon boulot, tout, avoue-t-il.

- Pourquoi ? Tu n'aimes pas ton job ?

- Si, mais je l'ai fait pour mes parents et...

- Tu t'adresses à quelqu'un qui est numéro un dans l'art de décevoir son père, plaisante Swann en secouant la tête. Moi aussi, j'ai fait mes études selon le souhait de mon père, quand je me suis rebellé, j'ai cru ça également.

- Qu'est-ce qui a changé alors ?

- Oh rien. Ma colère passée, j'ai compris que je ne détestais pas mes études, juste que médecine n'était pas fait pour moi.

Sidney rit jaune. Il sait lire entre les lignes, il comprend donc ce que veut dire Swann. Ou du moins, il devine l'interrogation sous-jacente : pourquoi remettre toute sa vie en question si seul ses études sont en cause ? C'est tellement confus dans sa tête qu'il n'est pas sûr d'avoir la réponse exacte. Il sait une chose, il n'a pas le courage et la volonté de Swann. Jamais il n'aurait pu dire non à ses parents, il s'est senti obligé de les écouter.

Ce qui amène une autre question : cela l'a-t-il vraiment dérangé ? C'est ce que lui demande l'elfe. Le problème, c'est que Sidney est incapable de dire si oui ou non, il a obéi par simple loyauté envers ses géniteurs.

Ses parents. Autre sujet de désaccord constant entre lui et Alistair. Dès qu'il songe à eux, il se sent honteux, gêné, comme s'il avait tout le temps besoin de se faire pardonner. Mais de quoi ? D'avoir hérité du pouvoir et que son père non ? Ce n'est pas de sa faute, il ne l'a pas choisi, il est né avec. Il ne sait pas pourquoi le destin a refusé de l'accorder à son paternel. C'est un point qu'il doit éclaircir avec les esprits. Il doit enfin se pencher dessus et arrêter de faire l'aveugle. Il va se bouger. Ali a raison, son père ne peut pas vivre par procuration à travers lui. Ce n'est pas normal.

- Je ne sais pas pourquoi j'ai écarté mon mari lorsque j'ai commencé à déprimer, avoue-t-il d'une petite voix.

- Tu es sûr de ne pas savoir ?, réplique Swann septique. Je ne suis pas psychologue, mais je pense que la réponse est toute bête, tu n'assumais pas que ton mari te voit aussi faible.

- Oui, admet Sidney dont une boule d'angoisse se forme au milieu de sa gorge. Je ne l'assume toujours pas et pourtant, grâce à lui, j'ai pris de bonnes décisions, qui m'aident à avancer.

- Tu veux que je te dise ? Tu n'as besoin de personnes pour te guider, tu veux juste être certaines de ne pas te planter. Tu as peur d'être associé uniquement à ton mari, c'est faux Sidney. C'est toi qui te cache derrière lui depuis toutes ses années et je vais t'avouer un secret, il n'y a rien de mal à ça. Ton âme-soeur te rend plus fort, même si tu ne t'en aperçois pas.

Sidney a du mal à déglutir. Afin de faire passer la boule qui obstrue sa trachée, il boit une gorgée de jus d'orange. Ses peurs ne se limitent pas à cela. Bien sûr, il ne voulait pas qu'Ali soit témoins de sa descente aux Enfer, mais il y a plus. Ce qui le terrifie et ce qui l'a forcé à faire une pause, c'est qu'il avait l'impression de ne plus être sur la même longueur d'onde que son mari.

Il est tombé si profondément dans sa dépression, qu'il a écarté la seule personne qui aurait pu l'en empêcher. Par fierté, par couardise, par crainte de n'être qu'un moins-que-rien aux yeux d'Ali. Il a repris de la vigueur quand son mari lui a dit qu'il le comprenait, qu'il serait là pour l'épauler, qu'il l'aimait. Et c'est ce qu'il avait besoin d'entendre depuis le début, depuis des mois.

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