Chapitre 30.
Danvers, jeudi 15 avril 2021
19h, domicile des Geller
Asa a beaucoup de regrets dans sa vie. Le premier est de ne pas avoir dit à ses parents qu'il les aimait, avant qu'ils meurent. Le deuxième, d'avoir failli abandonner sa soeur à ses grands-parents, pensant être incapable de s'occuper d'elle. Le troisième, d'avoir laissé partir Leighton.
Seigneur, le visage détruit du sorcier ne quitte pas son esprit. Comment a-t-il pu balancer des mots aussi ignobles à l'homme qu'il aime ? Se morfondre ne fera pas revenir Leighton, ne lui fera pas non plus oublier ce qu'il a entendu. Où est-il parti ? Chez Virginia ? En une seconde, Asa a réussi à se faire détester par quatre personnes, cinq s'il se compte dans le lot.
Il a repris ses esprits certes, mais c'est trop tard pour les remords. Il ne peut pas revenir en arrière. Ce n'est pas en restant là qu'il va arranger les choses. Comment réparer une telle monstruosité ? Il ne peut pas se pointer chez Virginia, dont il ne connaît pas l'adresse et simplement dire à Leighton qu'il est désolé. Si son mari est bien chez la sorcière.
Il n'a jamais débité autant d'inepties à la minute. Le pire, c'est qu'elles sont toutes fausses. Alors oui, leur vie était plus tranquille avant l'arrivée du sorcier, mais pas forcément meilleure. Leighton est la plus belle chose qui lui soit arrivée dans sa vie. Voilà la manière dont il aurait dû tourner sa phrase.
Le plus important, n'est-il pas que Phoebe et Estelle soient saines et sauves ? Ou qu'Alistair ait arrêté le chasseur et que par conséquent, il soit hors d'état de nuire ? Ça devrait l'être. Alors pourquoi son cerveau a été incapable de traiter ses informations et s'est focalisé sur le pire ? Il ne sait pas gérer sa colère, ni son inquiétude. À chaque fois, il les laisse prendre le contrôle. Ce qui crée des situations désastreuses.
Est-ce que s'il appelle Sidney ou Virginia, ils vont lui répondre ? Leighton a laissé son portable sur l'îlot de la cuisine. Son mari a tous les droits d'être fâché contre lui, mais Asa veut savoir où il est et combien de temps il va y rester. Il est désemparé, a honte de lui.
La sonnerie de son téléphone lui fait redresser la tête. Le coeur tambourinant d'espoir, il le récupère dans son sac, laissé à l'entrée. Espoir qui retombe aussi sec, se transformant en déception. Il s'agit d'Alistair. Malgré les larmes qui reviennent border ses yeux, il décroche. Peut-être que le flic a des nouvelles de Leighton.
- Allô, dit-il d'une petite voix.
- Salut Asa. Je vais faire court. Je sais que l'après-midi s'est mal terminée, mais le chasseur ne vous emmerdera plus. Tu as une soeur sacrement courageuse, elle ne lui a rien dit.
- Où il est ?
- En garde à vue. Il y a plusieurs mandats contre lui, pour harcèlement, d'ailleurs si Phoebe peut venir faire une déclaration demain matin, ça appuiera le dossier.
- D'accord, pas de soucis, on viendra.
Sa soeur acceptera de lui parler si c'est pour aider Leighton. Il ravale un sanglot en songeant aux derniers mots de Phoebe. Le loup-garou semble être la seule personne à ne pas lui tenir rigueur de son attitude exécrable. En même temps, il n'était pas là pour voir la catastrophe, Sidney lui a sûrement fait un rapport. Le fait de savoir le chasseur derrière les barreaux, n'allège pas la conscience d'Asa.
- Mon mari est parti, s'entend-il murmurer, son intonation reflète toute sa tristesse.
- Crois-moi, je sais ce que ça fait, réplique Alistair après un soupir. Leighton est chez Virginia, je t'envoie l'adresse par message.
- Elle n'est plus à l'hôtel ?
- Non, elle habite en Louisiane.
- Quoi ?, s'écrie Asa, en visualisant la distance qui le sépare de Leighton, son rythme cardiaque s'accélère.
- Elle utilise un sort de téléportation, lui apprend le loup-garou.
- Je dois rejoindre mon mari.
Asa refuse qu'il en soit autrement. Il a merdé en beauté aujourd'hui, il fera donc tout ce qui est possible pour se rattraper. Sans couper la communication, il lance une recherche internet, afin de se renseigner sur les billets d'avion. Il ne peut pas faire les 2,585 km de route en voiture. Le trajet le plus rapide reste par les airs. Rien que de savoir Leighton aussi loin, le rend malade, son âme souffre, son coeur lui hurle de retrouver sa moitié.
Il réserve son billet pour samedi matin très tôt, sans penser aux conséquences. Il n'attendra pas un jour de plus pour revoir son mari. Il prend deux billets de retour, car il ne reviendra pas sans son mari, coûte que coûte. Il rampera à ses pieds s'il le faut. C'est l'homme de sa vie et il se battra corps et âme afin de le récupérer.
L'euphorie passée, il se rend compte qu'il a deux problèmes. Le premier, son travail demain, tant pis, il se fera porter pâle. De toute façon, il a plein d'heures supplémentaires à poser. Le deuxième, Phoebe. Il peut toujours demander aux parents d'Estelle s'ils peuvent la garder, prétextant une urgence familiale. Ils ont toujours dit que si Asa avait besoin, ils étaient là.
Un raclement de gorge, de la part d'Alistair, le sort de ses pensées. Il débite des excuses pitoyables.
- Je comprends, le coupe le loup-garou, avant de poursuivre d'une voix compatissante. Il faut se battre pour les gens qu'on aime.
- Tu parles en connaissance de cause ?, demande Asa, curieux en entendant l'intonation nostalgique du flic.
- C'est ce que je suis en train de faire actuellement.
- Tu es marié ? Tout à l'heure tu as dit que tu savais ce que ça faisait quand je t'ai dit que mon mari était parti.
- Oui. Disons que c'est compliqué en ce moment, on... Bref, c'est moi le lieutenant de police qui est censé poser les questions.
- Pardon, s'empresse-t-il de répondre, gêné de son indiscrétion. Ça ne me regarde pas.
- C'est pas grave, t'inquiètes.
N'empêche qu'Asa aimerait bien savoir avec qui est marié le loup-garou. Est-il avec son âme-soeur comme lui ? Un homme ou une femme ? Sidney doit savoir. Asa secoue la tête, ce ne sont absolument pas ses affaires. Cet intermède lui permet de se détourner de ses propres problèmes.
Il ne peut pas repousser l'échéance indéfiniment. La prochaine étape : parler avec sa soeur et la supplier de lui pardonner. Il coupe la communication, après avoir salué Alistair. Il prend une grande inspiration avant de monter à l'étage. Il frotte son visage, dans l'espoir vain, que sa soeur ne voit pas les traces de ses larmes. Il se racle la gorge, afin de s'éclaircir la voix.
Il toque à la porte, mais personne ne lui répond. Pourtant, il sait que sa soeur est à l'intérieur.
- C'est moi Phoebe, s'annonce-t-il, puis il entrebâille la porte.
Effectivement, la jeune femme est assise en tailleur sur son lit. Elle le foudroie du regard, mais au moins, elle ne lui interdit pas de rentrer. Ce qu'il fait avec prudence. Phoebe soupire, en baissant les yeux, résignée. C'était prévisible que son frère la rejoigne.
- Je suis terriblement désolé ma puce, commence-t-il au milieu de la chambre. Si tu savais comme je m'en veux.
- Ce n'est pas à moi que tu dois le dire, réplique-t-elle la voix pleine de colère, en croisant les bras sur son torse.
- Je sais et c'est ce que je vais faire demain.
- Quoi ?
- Je prends l'avion samedi matin pour voir Leighton en Louisiane.
- Hein ? Pourquoi en Louisiane ?
- C'est là qu'habite Virginia, lui apprend-il. Ils ont utilisé un sort de téléportation.
Les épaules de Phoebe s'affaissent. Elle aussi est triste du départ de Leighton. Elle ne peut pas le blâmer d'avoir fui, encore moins après les reproches d'Asa. Elle aurait souhaité qu'il l'avertisse avant de prendre cette décision. Perdue dans ses pensées, qui lui déclenchent des larmes, elle ne remarque pas son frère s'asseoir à ses côtés sur le matelas.
- Je ne sais pas ce qui m'a pris de dire ses atrocités, avoue-t-il en essuyant la joue de sa soeur.
- Tu n'étais pas comme ça avant, lui dit-elle. Tu ne te mettais pas autant en colère.
- Je... je ne sais pas ce qui m'arrive ma puce.
- Avant la mort de papa et maman, jamais tu n'aurais été aussi méchant.
Il ouvre la bouche, mais les mots restent bloqués. La vérité lui tombe dessus comme un coup de massue. Phoebe a raison. Il ne saurait pas expliquer pourquoi cette rage est apparue après l'accident de ses parents et ne l'a pas quitté depuis. Enfin si, il a un brin de réponse, seulement, elle n'excuse pas tout. N'était-il pas normal d'en vouloir au destin de leur avoir arraché leurs parents, alors que Phoebe n'avait même pas onze ans ? Mais ça ne justifie en rien son comportement de tout à l'heure.
- Je m'en rends compte, murmure-t-il coupable.
- Qu'est-ce qui se passe Asa ?
C'est une bonne question. Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Il est devenu orphelin à vingt-deux ans, il a dû quitter ses études, trouver un emploi par dépit, se battre pour la garde de sa soeur malgré la procédure longue et laborieuse, se dresser contre ses grands-parents, apprendre à gérer un foyer. Tout cela en faisant son deuil. Quoi que... ce qui lui arrive, c'est qu'il n'a pas fait son deuil, il n'a jamais pris le temps de se consacrer à lui. Il pensait avoir les épaules assez larges pour tout supporter, il s'est fourvoyé. Peu à peu, il s'est transformé en personne aigri, qui en veut à la Terre entière de lui avoir infligé autant de souffrance, de l'avoir obligé à faire tous ces sacrifices.
- Je deviens horrible, souffle-t-il d'une voix étranglés par les sanglots.
Dans cette spirale infernale qui l'absorbe de jour en jour, il avait enfin vu la lumière et il l'a fait fuir. Leighton est son rayon de soleil. Celui qui chasse les nuages et lui redonne goût à la vie, celui qui le rend heureux.
- Je suis désolé, lui dit Phoebe.
- Pourquoi tu t'excuses ma puce ?, s'étonne Asa.
- C'est pour moi que tu as tout quitté. À l'époque, je ne réalisais pas ce que ça voulait dire, ni pourquoi papi et mamie disaient que ce serait trop lourd pour toi de m'élever. Moi, tout ce que je voulais, c'était être avec toi et je ne comprenais pas pourquoi on essayait de nous en empêcher. Maintenant, j'ai compris tout ce que tu as renoncé pour moi.
- Mon coeur, ce n'est pas ça, réplique-t-il bouleversé, si bien qu'une larme s'échappe de son oeil.
- Bien sûr que si, je ne suis plus une gamine, j'ai compris certaines choses. C'est à cause de moi si ta vie est gâchée.
Il ne retient pas le cri scandalisé qui sort de ses lèvres. Comment sa soeur peut penser cela ? Au contraire, elle est sa force, sa raison de se battre. Elle l'empêche de sombrer. Paradoxalement, jamais il ne lui reprochera d'être la cause de tous ses sacrifices. Alors oui, il aurait pu accepter la proposition de ses grands-parents, vendre la maison et poursuivre ses études, mais il en était hors de question.
Les souvenirs de la journée où leur vie a basculé, l'assaillent. Il se revoit recevoir un appel de la police tandis qu'il quittait la fac, lui apprenant la terrible nouvelle.
- Vos parents sont à l'hôpital, lui avait-il dit.
Sa première pensée a été pour sa soeur. Où est-elle ? Déjà sur place. Il a pris la route, accompagné de Gregory. À son arrivée, les médecins leur ont annoncé que leurs parents n'avaient pas survécu. Les flics n'arrêtaient pas de lui parler, mais il n'entendait rien. Il serrait la main de Phoebe en se demandant ce qu'ils allaient devenir.
Puis leurs grands-parents maternels ont débarqué suggérant d'emmener Phoebe avec eux, que ce serait plus simple pour Asa. Gregory était d'accord avec cette idée. Il a émergé à ce moment-là. Personne n'allait lui retirer son point d'ancrage. Il se rappelle des pleurs déchirant de Phoebe, qui s'accrochait à lui.
- Je veux rentrer à la maison avec Asa, répète-t-elle sans cesse.
La maison. Malgré le vide qu'ils allaient ressentir, elle resterait leur maison. Un seul regard à sa soeur lui a permis de prendre sa décision. Certes, il s'est oublié dans cette démarche, il est épuisé physiquement et moralement, mais il ne regrette rien. Si c'était à refaire, il referait la même chose, procéderait de la même façon. Il a fait ça pour eux. Ses derniers mois, il a perdu cet objectif des yeux. Il va revenir sur le droit chemin, pour Phoebe, pour Leighton et pour lui.
- Tu n'as pas gâché ma vie, finit-il par décréter en prenant le visage de sa soeur entre ses mains. Ne crois jamais ça ma puce, au contraire, tu la rend meilleure, tu es ma force. Je dois accepter que ma vie a changé, accepté que tu as grandi, accepté de me reposer sur les autres en cas de besoin.
- C'est ce qui t'as énervé tout à l'heure ?, demande Phoebe timidement.
- Oui. J'ai promis de te protéger et de prendre soin de toi, j'ai l'impression d'avoir échoué, de ne servir à rien. Je croyais que tu étais ma soeur, donc ma responsabilité et que ce n'était pas du devoir de personne d'autre.
- Ce n'est pas une marque de faiblesse de demander de l'aide, souligne-t-elle en souriant.
- Je viens de m'en rendre compte. Ce n'est plus juste toi et moi ma puce.
- Non, c'est toi, moi et des amis surnaturels.
Asa ricane en acquiesçant. Parler à sa soeur lui a fait un bien fou. Il se sent plus léger. Une part de lui redoutait que Phoebe lui reproche de ne pas avoir su remplir son rôle de grand-frère. Ce qui est ridicule. À défaut de pouvoir accepter la mort de ses parents, il doit accepter qu'en demandant la tutelle de Phoebe, il a pris l'une des meilleures démissions de sa vie.
- Tu me pardonnes ?, lui implore-t-il et cela englobe tout un tas de choses.
- Oui.
- Super. J'aurais besoin de toi pour un truc demain.
- C'est quoi ?
- Tu verras, c'est une surprise.
Asa attire sa soeur dans ses bras et la sert fort contre lui. Tout ira encore mieux quand Leighton sera auprès de lui.
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