Danvers, 21 mars 2021
9h.  Avant la découverte de Leighton par Phoebe.

Phoebe fourre tout son matériel d'expédition dans son sac à dos. Comme tous les dimanches, elle rejoint sa copine Estelle et elles partent arpenter la forêt, non loin de chez elles, pour espérer faire des découvertes. Officiellement, elles restent chez Estelle, enfin c'est ce que croit son grand-frère, Asa. Si il savait que sa petite-soeur part à l'aventure, il refuserait qu'elle sorte de la maison. Elle n'aime pas mentir à son frère, mais elle n'a pas vraiment le choix.

Lorsqu'elle rejoint Asa, celui-ci est en train de préparer leur petit-déjeuner. Il l'accueille avec un sourire et une assiette de bacon et d'oeufs brouillés. Une tradition familiale qu'ils ont décidé de perdurer, même à deux. Ils en profitent pour faire le point de la semaine qui vient de s'écouler et prévoir celle qui s'annonce.

- Je te récupère chez Estelle ?, questionne Asa à sa soeur.

- Non c'est bon, je rentrerais toute seule avant midi.

- Phoebe, j'aime pas trop que tu marches seule dans la rue. On ne sait jamais, tu...

- Je t'en prie Asa, Estelle habite juste au bout de la rue, soupire la jeune fille agacée par l'inquiétude de son frère.

À quatorze ans, Phoebe n'a pas la même notion du danger qu'Asa. Comme lui fait gentiment remarquer sa soeur, c'est la même chose que si elle rentrait du collège. À court d'arguments, Asa lui donne l'autorisation. Il voudrait protéger sa soeur de tout, mais il ne peut pas l'enfermer dans sa chambre jusqu'à la fin de ses jours, sous prétexte qu'il est mort de trouille à l'idée qui lui arrive malheur.

Phoebe à l'esprit d'aventure. Il connaît le passe-temps de sa soeur, elle adore partir à la découverte du passé, chercher telle une archéologue. Et s'il y a bien une chose que souhaite Asa par-dessus tout, c'est que sa petite soeur chérie s'épanouisse. Elle a déjà bien assez souffert. Malgré sa peur, il a confiance en Phoebe, jamais elle ne commettrait d'actes insensés, stupides ou dangereux.

- Tu prends bien ton portable et tu m'appelles ou moindre soucis, prévient-il durement.

- Bien sûr que je prends mon portable, répond-elle en levant les yeux au ciel.

Il ricane, le nez dans sa tasse de café. Il oublie qu'à l'âge de Phoebe, les téléphones sont le prolongement des mains. Comment elle photographierait ses trésors sans cet appareil ? Au grand damne d'Asa, ils vivent dans une ville riche en histoire, que Phoebe compte bien déterrer. Pendant ce temps, lui va s'occuper de faire les courses. Étant pris la semaine par son travail à la mairie, il n'a que le dimanche pour courir au supermarché.

- Tu as besoin d'un truc ou pas ?, demande Asa en se levant pour mettre sa vaisselle et celle de sa soeur dans l'évier.

- Non, j'ai déjà tout écrit sur la liste. J'y vais, Estelle est prête. Bisous à tout à l'heure !

Asa n'a pas le temps de réagir que Phoebe lui claque un baiser sur la joue et se dirige vers la porte d'entrée. Il peut tout juste lui glisser d'être prudente, avant qu'elle parte. Il secoue la tête, dépité par l'hyperactivité de sa soeur. Peut-être que ses anciens amis et certains de ses collègues ont raison, il est trop leste envers Phoebe. Mais la jeune fille a besoin de bouger, elle ne tient pas en place et est curieuse de tout, au contraire d'Asa qui est plus casanier.

Muni de sa liste de course et de sacs, il sort à son tour de la maison, après avoir nettoyé la cuisine. Son regard se perd une fraction de seconde sur celle-ci. Ses parents lui manquent, il n'aurait jamais cru que Phoebe et lui se retrouveraient orphelin, et qu'il devrait endosser le rôle de tuteur à vingt-deux ans. La vie réserve parfois des surprises et malheureusement, elles ne sont pas toujours bonnes. Il suffit d'une minute pour que tout bascule, dans le cas d'Asa et Phoebe, il aura suffi d'un accident de voiture, impliquant ses parents et des jeunes ivres.

Leur vie a pris un tournant tragique il y a trois ans. Phoebe allait avoir onze ans. Asa n'a pas eu beaucoup d'option, celle d'abandonner ses études, s'est imposée d'elle-même. Tout comme celle de rentrer à Danvers afin de s'occuper des obsèques et de sa petite soeur. L'assurance vie, contractée par leurs parents, lui a permis de clôturer le prêt de la maison. Le reste est sur un compte épargne pour les futurs études de Phoebe. Ce n'est pas parce que lui a dû les arrêter, qu'il en est de même pour sa soeur.

Lorsque le drame s'est produit, il était majeur, il a donc pu déposer une demande de garde auprès du tribunal, qu'il a obtenu sans soucis. Phoebe ne désirait pas habiter avec quelqu'un d'autre que son frère. Leurs grands-parents, que ce soit paternel ou maternel, leur ont proposé de venir habiter chez eux, afin qu'Asa puisse poursuivre ses études, mais il a refusé. Ils auraient été obligés de déménager, vendre leur maison et après en avoir discuté tous les deux, ils ont décliné l'offre. Asa ne voit pas ses choix comme des sacrifices. Il les a pris en âme et conscience.

À aucun moment, il n'a été seul dans sa démarche, des amis de leurs parents les ont soutenu et épaulé. Évidemment, leurs grands-parents n'étaient pas d'accord, ils tenaient à prendre les rênes pour tout, en pensant qu'Asa n'en était pas capable. Mais c'est sa petite-soeur, la maison de leur enfance, leur vie est à Danvers, il était hors de question qu'il en soit autrement. Asa est fière de la façon dont ils ont sorti la tête de l'eau, tous les deux, main dans la main.

Alors oui, il ne sera pas dentiste, comme il l'aurait souhaité au départ, mais son job actuel lui plaît, contre toute attente et surtout, il permet de les faire vivre. Sa mère travaillait à la mairie de Salem et après son décès, Asa a pris son poste. Susann, une amie et collège a appuyé sa candidature et elle a été acceptée pratiquement tout de suite. Il travaille dans les archives, au vu du riche passé de la ville, c'est un poste très enrichissant. Phoebe en est folle de jalousie.

En trois ans, ils ont trouvé un équilibre, parfois il est précaire, mais il est là. Ils ont appris à se débrouiller à deux, malgré les coups durs. Asa a appris à s'occuper d'une maison, avec tout ce que cela comporte. L'adaptation a été compliquée, mais il a réussi. Phoebe ne manque de rien et c'est ce qui compte. Le bonheur de sa soeur, est sa priorité et il le sera toujours.

Susann lui reproche, gentiment, de ne jamais penser à lui, de se faire passer en dernier. Asa ne peut pas faire autrement, enfin il ne sait pas faire autrement. Son ex est parti pour cette raison, ils n'avaient plus le temps de se voir et lorsque Gregory a rompu, Asa ne l'a pas retenu. Leurs chemins s'étaient séparés, ils n'avaient plus les mêmes attentes. Ce n'est pas une chose qu'Asa regrette, depuis le temps, il a fait le deuil de cette relation.

Chassant ses souvenirs, il démarre la voiture et part faire ses courses. Il devine d'avance que le supermarché sera plein à craquer, comme tous les dimanches. Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'il est à mille lieues d'imaginer ce que sa soeur est en train de faire, sinon nul doute qu'il ferait demi-tour. Ou qu'il ferait une crise cardiaque si il savait que Phoebe ramène un inconnu chez eux.

10h, sur les routes de Danvers:

La jeune fille observe Leighton marcher à ses côtés, tout en ignorant le regard noir d'Estelle, qui lui hurle silencieusement qu'elle fait une grosse connerie. Le garçon garde son sac contre sa poitrine, s'accrochant à lui comme si sa vie en dépendait. Ses yeux naviguent sur tout ce qui l'entoure et cela semble l'effrayer au plus haut point, ses jambes tremblent et son teint est livide. Ce qui inquiète fortement Phoebe.

- D'où est-ce que tu viens ?, lui demande-t-elle, car vu ses réactions, Leighton n'habite pas Danvers.

- De... très loin d'ici, répond-il vaguement et Phoebe devine qu'il se retient de pleurer.

Elle ressent beaucoup de peine et d'empathie envers ce garçon. Son instinct lui dit que Leighton est quelqu'un de bien, qu'il mérite d'être aidé. Comme dirait Gibbs, célèbre personnage de sa série préférée NCIS, il faut toujours suivre son instinct. Même si celui-ci risque de la faire punir pour le restant de ses jours. Depuis qu'elle est toute petite, ses parents lui ont inculqué l'entraide et la gentillesse. Elle ne décevra pas ses défunts parents, quitte à s'attirer les foudres de sa meilleure amie et de son frère.

Ils arrivent à l'entrée de la forêt, Leighton stoppe tout mouvement et regarde la route, les yeux exorbités. Il la fixe pendant de longues secondes. Sa bouche s'ouvre, comme si il s'apprêtait à pousser un cri d'effroi, qui ne sort pas. Lorsqu'elle pose la main sur son bras, Phoebe constate que sa peau est gelée. Leighton se met à tanguer, Estelle et la jeune fille ont juste le temps de le rattraper, chacune d'un côté.

- Ça va ?, s'inquiète Phoebe.

- Qu'est-ce que c'est ?, murmure Leighton, des larmes coulant sur ses joues.

Estelle aussi semble préoccupée par la situation. L'homme s'affole en observant la rue. Les deux amis ne comprennent pas sa question. Il n'y a rien d'inhabituel, des voitures circulent, des gens marchent sur le trottoir, un dimanche matin normal à Danvers, ou comme dans n'importe quelle ville. Phoebe en vient à la conclusion que Leighton doit venir de la campagne.

La respiration de l'homme devient de plus en plus rapide et son visage prend une expression paniquée. Estelle, qui a visiblement changé d'avis sur lui, est la première à le remarquer et prévient son amie.

- Il fait une crise de panique, informe Phoebe avant de se placer devant le sorcier. Leighton écoute-moi, tout va bien. Ton coeur est en train de battre anormalement et tu dois te concentrer sur ta respiration pour le faire revenir à un rythme normal.

Phoebe lui montre la bonne technique, à son plus grand soulagement, cela semble fonctionner. Après plusieurs minutes, Leighton retrouve une respiration régulière. Elle lui explique, qu'elle aussi, était sujette à ce genre de crise suite à la mort de ses parents et que son frère l'aidait de cette façon. Phoebe a le sentiment qu'il y a plus que ce que Leighton veut bien dire, ce qu'il voit lui fait peur, comme si cela lui était inconnu.

Remarquant le malaise de leur compagnon, les deux filles lui prennent chacune une main et l'embarque à travers de petites rues, la tenue atypique de Leighton aurait attiré l'oeil. Ce détail rajoute un mystère chez l'homme que Phoebe est bien décidée à percer. Car c'est au summum de l'étrange de se balader avec un pyjama pareil et de se cacher dans une forêt, au petit matin. La curiosité de Phoebe est poussée à son paroxysme.

Ils arrivent dans le lotissement où résident les deux filles. D'un commun accord, Estelle les accompagne à l'intérieur de la maison des Geller. Elle veut bien admettre que l'air paumé du jeune homme la touche, mais pas de là, à laisser sa meilleure amie seule avec lui. Après tout, elles ne savent pas qui il est. Même si Phoebe assure du contraire, il peut très bien s'agir d'un psychopathe. Elle a le coeur trop tendre, ce qui est autant un défaut qu'une qualité et Estelle, le lui reproche souvent. Ses parents vont la tuer quand ils apprendront la nouvelle et leur mentir va être difficile. Elle n'est pas une bonne menteuse. Qu'est-ce qu'elle ne ferait pas pour son amie de toujours.

Leighton pousse un cri de stupeur lorsqu'il pénètre dans la maison. Les deux jeunes filles se regardent, Phoebe hausse les épaules en réponse à la question silencieuse d'Estelle. Elle ne sait pas non plus pourquoi il réagit de cette façon. Le voyant stoïque dans le hall d'entrée, elles le force à avancer et le conduisent jusqu'au canapé. Où il s'assoit, sa besace collée à sa hanche. Il le touche du bout des doigts, le caresse, l'effleure. Puis ses yeux scrutent la pièce, qui se compose d'un salon et d'une cuisine ouverte. Leighton penche la tête sur le côté, une expression d'incompréhension sur le visage.

- C'est vraiment bizarre comme réaction, murmure Estelle à l'oreille de son amie. On dirait qu'il voit ses objets pour la première fois.

- C'est peut-être le cas, lui répond Phoebe à voix basse. Il était peut-être amish et s'est enfui cette nuit.

- Ça expliquerait la tenue blanche chelou.

Phoebe opine, en accord avec la blonde. Effectivement, c'est l'explication la plus logique. Les amish vivent dans un monde à part, alors tout ce qui l'entoure actuellement lui est inconnu et leur style vestimentaire ressemble à ceux des siècles passés. Pour le moment, l'homme est trop chamboulé, elles ne lui poseront pas la question maintenant.

Sa famille est morte, il a dû en profiter pour fuir sa communauté à toute vitesse et dans la précipitation, il s'est perdu à l'intérieur de la forêt de Danvers. Enfin ça, c'est l'hypothèse de Phoebe et elle est plus que plausible.

En attendant que Leighton se remette de ses émotions, Phoebe va lui chercher une cannette de soda. Un peu de sucre va le rebooster en moins de deux.

- Tiens, lui lance-t-elle, en tendant la boisson devant lui.

Il hésite, avant de la prendre, visiblement, il ne sait pas quoi en faire. Phoebe lui explique comment l'ouvrir et lui montre comment boire. Apparemment, les amish ne connaissent pas les cannettes. Elle n'est pas une spécialiste de cette culture, mais de ce qu'elle en sait, ils vivent comme à l'ancien temps et bannissent toutes avancées technologiques ou autres.

- Merci, souffle Leighton avant de boire une gorgée.

Phoebe s'apprête à le mettre en garde, mais trop tard, il s'étouffe. Il tousse à plusieurs reprises, en se tenant le haut du torse. La jeune fille culpabilise de ne pas lui avoir dit de boire lentement et par petite gorgée. Pour quelqu'un qui n'a jamais bu de coca, ça peut surprendre et la descente douloureuse.

- Ça pique, parvient à dire Leighton, le visage rouge. Je n'aime pas trop.

Les deux filles se pincent les lèvres afin de ne pas rire. Leur compagnon pose la cannette sur la table basse devant lui. À nouveau son teint devient dangereusement pâle. Il marmonne une phrase en boucle. La panique prend les amies quand elles comprennent le sens des paroles.

- Je ne me sens pas bien, répète Leighton.

Phoebe est la première à réagir et court préparer un verre d'eau. Il a besoin d'être hydraté, après tout, il a passé plusieurs heures dehors sans boire ni manger. Estelle va se mettre à gauche de l'homme pour l'empêcher de basculer sur le côté. Au moment où Phoebe place le verre contre les lèvres de Leighton, la porte d'entrée claque et la voix d'Asa résonne.

- Tu es déjà rentrée Phoebe ?

Les deux amis se regardent, la mine décomposée. Elles n'ont pas eu le temps de préparer leur plan. Elles sont clairement en mauvaise posture, parce que Phoebe connaît son frère ainé et comme lui a signalé Estelle au tout début, il va péter un câble.