Chapitre 4
Mardi 19 Décembre 2017
22h, bar de la ville
Sept mois. Cela fait exactement sept foutus mois que Taylor et Jude sont partis. Lance a l'impression que cela fait une éternité. Il n'a pas cessé ses investigations un seul jour et il est forcé d'admettre que l'Ordre fait chou blanc.
Dès le lendemain de leur disparition, l'équipe chargée de la surveillance à l'institut, a visionné toutes les caméras de sécurité de la ville et surtout celle de la gare. Il n'y a pas trente-six façons de quitter une ville. Les deux amis y étaient bien, Taylor avait un sac sur chaque épaule. Confirmant l'hypothèse de la fuite volontaire. Depuis la vidéo, il était clair que Taylor enlaçait les doigts de Jude et le traînait à sa suite. Dans le bus, on les voyait enlacés, le visage du plus petit ravagé par les larmes. Cette dernière image a brisé le coeur de Lance.
L'Ordre est parvenu à remonter leur piste et à localiser la ville où ils se rendaient : Jacksonville, puis de là, à une autre, leur destination finale, Lake Village. Ensuite, ils ont perdu leur trace. Lance a passé deux mois entiers à fouiller l'État, mais il a dû se rendre à l'évidence, les deux amis l'avaient quitté depuis longtemps. Peut-être n'y sont-ils même pas restés.
Lance finit son verre, avant d'en commander un tout de suite derrière. Son enquête piétine, il n'arrive pas à trouver le moindre petit indice. Soit Taylor et Jude étaient très bien préparés, ce qui augmente le sentiment de trahison, car Lance a probablement été berné pendant des semaines. Soit quelqu'un les aide à se cacher. Certains Érudits ont vu Taylor parler avec Spencer Parrish lorsque ce dernier venait à l'institut. Bien sûr, personne ne veut quémander l'aide d'un chasseur, plus que nécessaire. Cependant, le Guerrier est désespéré et à ce stade, il s'en tape de l'orgueil des Templiers.
Il a le coeur en miette. Abandonné et trahi par tout le monde. Est-ce qu'un jour, il reverra Taylor ? Il sait qu'il ne doit pas abandonner et poursuivre ses recherches. Est-ce qu'au moins le jeune Érudit partage ses sentiments ? Si c'était le cas, il ne serait pas parti. Quoi que lui, n'aurait jamais tourné le dos à son meilleur ami.
D'un geste de la main, il ordonne au barman de remplir son verre. Noyer son chagrin est tellement pathétique et indigne de sa condition de Templier. Tellement banal. Le tabouret à sa gauche est tiré, puis un homme s'y assoit. Lance soupire, il aurait préféré n'importe qui, plutôt que la personne qui vient de s'installer à ses côtés.
- Tu veux quoi ?, agresse-t-il directement le nouveau venu.
- Chris m'a appelé, lui répond William d'une voix hésitante. Les gars s'inquiètent pour toi.
Lance ricane, presque mauvais. Au fil des ans, les camarades de son groupe Guerrier, sont devenus des amis. Si ce terme signifie encore quelque chose. Eux aussi, peuvent avoir joué un rôle dans le départ de Taylor et Jude. Après tout, il est entouré de traites. Depuis des mois, il s'est isolé du reste de l'institut. Il ne sait pas en qui il peut avoir confiance. Est-ce que ce mot à encore une signification ?
Il refuse de faire face au gars qui autrefois était son partenaire, son meilleur ami, c'est au-dessus de ses forces. À la place, il fait tourner le liquide au fond de son verre. C'est marrant la vie, elle nous pousse à faire des choses que l'on aurait jamais imaginé avant. Comme picoler dans un bar miteux de seconde zone. Lance a déjà précisé qu'il trouvait ça minable ?
- Viens, on rentre, l'intime William.
Ce dernier lui agrippe le bras, mais Lance se dégage d'un mouvement brusque. Will a perdu le droit de lui dire quoi faire, à l'instant même où il a décidé de se débarrasser de Jude. Sa rage ressort.
- Fous-moi la paix, rugit-il en le fusillant des yeux.
- Tu peux être fâché contre moi, mais s'il te plaît Lance, sortons d'ici.
- Non.
Oh, il n'est pas dupe et remarque très bien le manège de William. Son ancien ami essaye de se rattraper afin que Lance lui pardonne. Ce qui n'est pas près d'arriver. Peu importe les efforts engendrés ou son implication, sûrement fausse, dans les recherches. Lance n'a pas besoin d'une compassion feinte. Alors il attaque avec la seule défense qu'il connaît. Frapper en plein coeur, doucement, mais brutalement.
- Je suppose que t'es au courant que Donald et Naomi veulent arrêter l'enquête et dissoudre l'équipe, dit-il.
- Oui, je l'ai su aujourd'hui.
- Rassuré ?, demande-t-il d'un timbre sec. Au moins, tu ne risques pas de le voir revenir.
William ne répond pas. Il pousse un soupir, un peu triste, avant de commander un soda. Lance se retient de souffler d'agacement, car cela signifie que son ancien ami ne compte pas partir de si tôt. Il ne supporte plus sa vue, ni d'être dans la même pièce que lui. La blessure est encore à vif et elle mettra du temps à cicatriser. Peu importe que l'autre homme semble si malheureux. Lance souffre trop pour songer à la douleur d'autrui.
Il n'arrive toujours pas à croire que l'Ordre abandonne les recherches. Enfin officiellement, car le conseil des Templiers ne va pas laisser dans la nature, deux anciens membres fugitifs. Taylor et Jude ne sont pas les premiers à partir et ne seront pas les derniers. Tant que leur fuite ne sera pas résolue, ils resteront dans la base de données du monde entier de l'Ordre. L'institut de Washington ne veut plus mobiliser d'équipe pour les retrouver. Alors on a gentiment demandé à Lance de reprendre son vrai boulot et sa vie en main.
Il a ri lorsque Donald lui a dit cette phrase. Comment leur dire à tous, qu'il ne veut pas d'une vie, où Taylor n'en fait pas parti ? Comment il est censé avancer, regarder le temps qui s'écoule, sans son âme-soeur ? Comment va-t-il survivre à l'année prochaine, alors qu'ils devaient se marier au printemps ? Il a à peine pu supporter d'assister à la cérémonie des Érudits de la promo de Taylor, en sachant le jeune homme absent. Chaque jour est plus dur que le précédent. Parfois, se lever est une épreuve.
Donc non, il ne va pas continuer sa petite vie de Guerrier en attendant le retour de son âme-soeur. C'est totalement ignoble et immoral de le lui demander. Jamais, il baissera les bras, il va poursuivre l'enquête de son côté.
- Je n'arrêterais pas, prévient-il William.
- Je sais. Tu avais raison, il ne se passe pas une journée sans que je ne le regrette.
- Tant mieux.
Et pourtant, ça ne procure aucune satisfaction à Lance de l'apprendre. Il est fatigué. Il répond par réflexe, comme il le fait depuis des semaines et par provocation. William est rodé maintenant, il ne mord pas à l'hameçon. Il baisse la tête, comme si son menton était aimanté à son cou. Lance voit ses doigts trembler. Il fait ce qu'il ne s'était pas autorisé à faire pendant des semaines, il observe son meilleur ami.
Ce dernier semble porter la misère du monde sur ses épaules. Son visage est fatigué, d'énorme cernes violets bordent ses yeux. Ses joues sont anormalement blanches. William n'est pas au mieux de sa forme, c'est une certitude. Ce soir, ça ne soulage pas Lance, ça ne le réjouit même pas. Il ne ressent pas non plus sa rancoeur habituelle. Oh, elle est encore là, bien sûr, mais elle ne le domine pas. Lui aussi, il est trop épuisé pour être en colère.
- J'ai visionné les dernières vidéos que l'on a d'eux à la gare, lui apprend William. Elles me hantent, jour et nuit. Dès que je ferme les yeux.
Lance retient la réplique puérile et méchante qui lui démange la langue. Du style « bien fait pour toi, c'est mérité ». Il sait que son expression traduit ses mots, mais ils restent cruels à prononcer et encore plus à entendre. Finalement, il n'a pas l'énergie de continuer à détester William, mais il en possède assez pour avouer ce qu'il a sur le coeur.
- Tu sais le plus dur ?, lui demande Lance sans lui laisser le temps de répondre, il enchaîne: au-delà de leur absence, évidemment.
- Non, quoi ?
- Que ma souffrance est due, causée par la personne en qui j'avais le plus confiance.
- Lance, murmure douloureusement William.
Il le croit, mais être désolé ne va rien changer. Ça n'a fait aucune différence durant les sept mois écoulés. La gorge de Lance se noue. Il a souvent lutté contre les larmes, parce qu'il savait que s'il se laisse aller à pleurer, il ne s'arrêtait plus. Il déglutit difficilement.
- Le pire, reprend-il. C'est que Taylor n'avait pas assez confiance en moi pour m'en parler.
Le mot confiance a perdu tout son sens, il ne signifie plus rien pour Lance. Il n'est pas sûr de l'accorder à nouveau, à qui que ce soit. Il a découvert la définition et les effets du manque. C'est comme un trou béant dans sa poitrine, l'empêchant de respirer. Taylor lui manque atrocement. Il a également appris ce qu'était la solitude. Rien de tout ça n'est agréable et ne pourra être comblé que par Taylor.
- Je ne suis pas sûr de survivre à un jour de plus sans lui, finit-il par avouer.
- Merde Lance, tu es vraiment amoureux de lui ?
Non, il est là à déprimer pour le plaisir, tout comme il se languit de son absence par ennui. Il a une douleur perpétuelle, au coeur presque indescriptible tant elle fait mal, comme une plaie qui saigne abandonnant encore et encore. C'est à cela que ressemble un coeur brisé ?
- Oui, répond-il en essayant de cacher son agacement.
William passe une main sur son visage, qu'il frotte, puis profite de la présence du barman pour lui commander un verre d'alcool. Apparemment, ils en sont là. Le meilleur ami de Lance porte le poids de la culpabilité sur ses traits. Il répète une nouvelle fois à quel point il est désolé, qu'il regrette de ne pas avoir dit qu'il refusait de se marier. Il avoue que oui, le premier jour, il était soulagé de ne plus avoir à faire à Jude. Ensuite, les conséquences de ses actes l'ont frappé de plein fouet, le mettant au sol. S'il pouvait remonter le temps et changer les choses, il le ferait. Il a conscience d'avoir brisé leur amitié et ne sait pas comment la réparer.
- Je peux te demander un truc Will ?
- Bien sûr !
- C'est quoi qui te dérangeait vraiment, Jude lui-même ou d'être lié à un homme ?
- Un peu des deux, je dirais, répond honnêtement William. Je ne l'ai pas rencontré dans de bonnes conditions. On nous a balancés qu'on avait des hommes pour âme-soeur, alors que je ne suis pas...
- Gay, termine Lance à sa place.
- Non. Comment tu as fait pour l'accepter si facilement ?
Il n'y a rien eu de facile là-dedans. Cela a été des jours et des nuits de questionnements, d'interrogations sur qui il était. Avant ce fameux repas, il ne s'était pas intéressé à sa sexualité. Il était concentré sur sa formation, c'était tout ce qui comptait, devenir un bon Guerrier. Lorsque ses hormones se sont manifestées à l'adolescence, il les a mises de côté, il n'avait pas le temps pour des futilités. Quand il se masturbait, c'était mécanique, sans éprouver de désir ou de plaisir particulier, il n'imaginait personne. En faisant le résumé de sa vie, il se rend compte qu'il n'avait jamais été excité par quelqu'un ou attiré par quelqu'un, fille ou garçon.
Taylor s'est immiscé petit à petit dans son esprit, dans son corps et dans son coeur. Après moult recherches, Lance a d'abord pensé être pansexuel, puis il a trouvé le terme parfait pour le décrire, demisexuel. Il n'y a que Taylor qui compte et il y aura toujours que Taylor. Les autres n'ont pas d'importance.
- J'ai mis un an pour accepter qui j'étais, déclare-t-il sans honte. Le sexe de Taylor ne compte pas, seule sa personnalité m'intéresse.
- Je ne suis pas capable de penser comme toi.
- Parce que tu n'as laissé aucune chance à Jude. Pour eux aussi, ce n'était pas évident à accepter.
- Lance, je n'ai aucune attirance pour les hommes, radote William.
- Et pourtant ton âme-soeur en est un.
Lance aimerait que son ami soit plus ouvert d'esprit. Cupidon lie deux âmes jumelles, celles qui se correspondent à merveille, à la perfection. Un jour, Will comprendra que Jude est la personne qu'il lui faut et que si c'est un homme, ce n'est pas un hasard. Pour l'instant, et même si cela fait mal à Lance de le savoir, William est dégoûté, rebuté de s'unir à un homme. Cela ne pourra pas durer.
- Je n'arrive pas à passer outre, dit Will en écho à ses pensées. Ni aux regards des autres.
- Je m'en tape des autres. Qui j'aime, ne change pas qui je suis, ni ma façon de faire mon boulot. Et je le fais assez bien.
- Je ne suis pas comme toi Lance. Je ne peux pas les ignorer.
- De toute façon, c'est trop tard, expire-t-il. Ils ne sont plus là. Et à part prier leur retour, on ne peut rien faire de plus.
C'est ce qu'a fait Lance, chaque soir avant de se coucher et chaque matin en se levant, il a prié. Pendant cinq longues années.
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