Chapitre 37
Vendredi 8 Avril 2022, Washington D.C.
10h, bibliothèque de l'Institut
Le regard de Jude est braqué sur la porte d'entrée. Depuis lundi matin, il reçoit un bouquet de dahlias, tous les jours, et de couleurs différentes. Oh, il n'est pas dupe, il sait de qui ils proviennent, même s'il n'y a pas de cartes. Seules trois personnes sont au courant de son amour pour ses fleurs. Ce n'est pas un cadeau de son meilleur ami, qui aurait laissé un mot avec une déclaration d'amitié éternelle, ni de Lance. Le Guerrier n'aurait aucun intérêt à en envoyer à Jude. Contrairement à l'autre Guerrier.
- J'ai hâte de découvrir la couleur d'aujourd'hui, intervient Pearl en fixant la même direction des yeux.
Il ne l'avouera pas, mais lui aussi. Dès le premier bouquet, sa collègue l'a informé du langage des fleurs. Lundi, elles étaient jaunes, ce qui signifie lumière, soleil. Mardi, violette pour la douceur et la délicatesse. Mercredi, blanches pour la beauté ou la perfection. Jeudi, vertes, pour l'espoir et la joie. Le message est clair. Il n'en reste que deux, le rose et le rouge.
- C'est la chose la plus romantique que j'ai vu en soixante ans, ajoute Pearl d'un ton attendri. Et j'en ai vu des couples se courtiser.
- Tu crois que William me courtise ?, demande-t-il tout d'un coup incertain.
- Jeune homme, ce que fait ton âme-soeur s'appelle une déclaration. La plus romantique à laquelle j'ai assisté.
Les joues de Jude chauffent. Son lien avec le Guerrier n'est un secret pour personne, mais l'entendre de la bouche de sa patronne est perturbant. Il n'a pas l'habitude de l'entendre. Avant, c'était de notoriété publique que William le rejetait, alors personne ne lui en parlait. Aujourd'hui, cela semble être le contraire. Si même Pearl s'y met, il est fichu.
Déjà que les fleurs, avec leurs messages cachés et particuliers, n'aident pas. D'ailleurs... Jude se redresse lorsque la porte d'entrée s'ouvre sur le livreur. Celui-ci tient un bouquet, comme ses prédécesseurs, joliment emballé dans du papier transparent. Le coeur de Jude s'affole, tandis que son corps est traversé par un frisson d'excitation.
- Laisse-moi deviner, s'exclame Pearl en s'avançant vers l'homme pour signer le bon de livraison. Ce n'est toujours pas un admirateur secret pour moi ?
- Heu..., bafouille le livreur mal à l'aise. Je ne crois pas madame.
- Pfff. Mon mari me prend trop pour acquise. Au bout de trente-cinq ans de mariage, les hommes se reposent trop sur leurs lauriers.
- Oui. Vous avez sûrement raison madame.
- Heureusement, ce jeune homme a plus de chance, souligne Pearl en dessinant Jude.
D'un sourire complice avec le rouquin, elle récupère le chargement du livreur, qui s'empresse de quitter les lieux. Elle revient vers Jude, encore plus impatiente que lui. Ses lèvres sont étirées d'une oreille à une autre.
- Monsieur, dit-elle gaiement en tendant le bouquet à Jude.
La première pensée de l'Érudit est que les fleurs sont roses. Il entend vaguement Pearl le prévenir que cela peut se traduire par de l'affection, de la douceur ou encore de l'amour tendre. Comme chaque matin à la réception, il est bouleversé. William joue avec ses sentiments. D'une façon adorable, mais Jude, n'est pas sûr de pouvoir le supporter.
Le cadeau plaqué contre sa poitrine, en prenant garde de ne pas l'abîmer, il va dans son bureau. Les quatre précédentes offrandes y reposent. Pearl avait anticipé celle du jour et prévu un vase vide. Avec des gestes mécaniques, il met de l'eau à l'intérieur du récipient, puis y place les fleurs. Il reste debout, immobile, à les observer. Il ne parvient pas à retenir la montée de larmes.
Pourquoi William se montre-t-il si gentil après l'avoir tant fait souffrir ? Comment a-t-il pu développer son affection après avoir été si méchant toutes ces années ? Est-ce vraiment le même homme qui le méprisait cinq ans plus tôt ? D'apparences oui, mais sinon, il a disparu. Combien de fois Jude a-t-il espéré une démonstration comme c'est le cas depuis le début de la semaine ? Trop pour être comptabilisées.
Rageusement, Jude essuie la goutte d'eau qui coule le long de sa joue. Il n'est pas en colère que William n'a jamais eu une telle attention avant. Mieux vaut tard que jamais, comme dit le dicton. Il est en colère de constamment ressasser le passé, même s'il en est légitime. Le remettre sur la table à chaque geste de son âme-soeur, ne va pas l'aider à avancer. Et pourtant, il n'arrive pas à l'occulter pour profiter de l'instant présent. Peut-être cela ira-t-il mieux lorsqu'il aura parlé au Guerrier.
Il est interrompu dans ses réflexions par la sonnerie de son portable, indiquant un message. Il est surpris de voir apparaître William, visiblement pris en photo à son insu, avec Sora sur son épaule. Le texte joint à l'image vient de Lance:
« Si tu cherche Sora, elle est à sa nouvelle place favorite ».
Son rictus attendrit étire son visage, à lui en faire mal à la mâchoire. Pour une fois, c'est une bonne douleur. Il ne sait pas pourquoi Sora colle William et il a trop peur de la réponse pour s'attarder dessus. Son coeur supporte à peine les sentiments que la vue du cliché lui déclenche. Cela lui retourne l'estomac d'une façon bien trop agréable.
- Si tu as besoin de t'absenter, je peux gérer seule, lui propose Pearl depuis l'embrasure de la porte.
- Oh, je...
La sonnerie de son portable dérive son attention. Lance lui a envoyé un second message.
« Elle grogne sur tous ceux qui l'approche »
Il ne peut pas s'empêcher de ricaner. Avant de s'en rendre compte et de pouvoir le retenir, il enregistre la photo. William a l'air drôlement détendu pour quelqu'un qui porte un dragon sur lui.
- Jude, l'apostrophe sa patronne et il se tourne vers elle, je sais ce que vous avez traversé tous les deux, mais ce que je vois là, mérite que tu t'y accroches.
Au moment où il ouvre la bouche pour répondre, Pearl s'approche et le prend dans ses bras. La gorge de Jude se serre d'émotions. Pearl est la seule à savoir pour les bouquets et à ne pas le juger pour ses réactions. Elle le soutient.
Officiellement, il les garde dans son bureau, car c'est dangereux de garder des fleurs dans une chambre, à cause de l'oxygène. La vraie raison ? Parce qu'il ne veut pas répondre aux questions qu'on lui poserait en les voyant. C'est son secret, une chose qu'il partage uniquement avec son âme-soeur et il veut le garder pour soi, le chérir autant qu'il le souhaite à l'abri des regards. Ainsi, personne ne sait comme son coeur palpite, reprenant vie un peu plus chaque jour.
Sa patronne recule, faisant regretter son contact à Jude, mais elle prend son visage en coupe.
- Fais ce dont tu as envie, insiste-t-elle, pas ce dont tu penses que tu dois faire pour satisfaire les autres. On a qu'une vie Jude, chaque épreuve est importante, mais il ne faut pas laisser les plus dures te guider. Les regrets ne font pas avancer.
Comment a-t-il pu survivre cinq ans sans la sagesse de cette femme ? Il renifle, mais cela ne suffit pas pour retenir ses larmes. Pearl l'attire à nouveau dans une étreinte pleine d'amour.
- Ton coeur a assez souffert, enchaîne-t-elle avec toute sa tendresse. Il a besoin de se reposer. Toi aussi. Apaise tes tourments, tu as tous les droits.
Jude ne s'était pas rendu compte qu'il avait besoin d'entendre ces mots, jusqu'à ce que Pearl les prononce. Les barrières si fragiles, qu'il avait érigées se sont effondrées à la seconde où William lui a souri en caressant le ventre de Sora. Cette seconde a sonné sa fin. Son âme-soeur respecte chacune de ses demandes, tout en lui prouvant qu'il a de l'importance pour lui.
Il sait ce dont il a envie. Il se racle la gorge, en s'écartant. L'illumination sur le visage de Pearl l'aide à reprendre totalement contenance. Elle devine que le choix qu'il vient de faire est positif.
- Je vais prendre la pause que tu m'accordes, dit-il d'une voix un peu lointaine.
Travailler auprès de Pearl est définitivement la meilleure décision qu'il a prise depuis son retour. Il la remercie, puis quitte la bibliothèque, la poitrine martelant sa cage thoracique. En chemin, il réfléchit à ce qu'il va pouvoir dire, l'excuse de sa visite est toute trouvée. Ce n'est pas ça le problème, mais plutôt de devoir faire face aux Guerriers présents. En plus du stress de confronter son âme-soeur.
À mesure qu'il progresse vers William, son angoisse augmente. Avant de rentrer dans la pièce de rassemblement des Guerriers, il inspire profondément. Il se répète son mantra plusieurs fois, puis armé de courage, pénètre dans la salle.
Bordel ! Jude déteste tous les regards braqués sur lui. Il les ignore et cherche le bureau de son âme-soeur. Ce dernier le dévisage à quelques mètres de là, l'expression si rayonnante que Jude se sent trembler. Il pousse un soupir discret et avance jusqu'au blond.
- Salut, murmure-t-il devant l'homme qui s'est levé.
- Sa... salut Jude.
Sa traîtresse de dragonne saute de l'épaule de William à son arrivée, pour atterrit dans son cou pour le lécher. Jude la caresse, ce qui occupe sa main moite. Il peut le faire. L'homme qui l'observe, les joues rouges, en se mordillant la lèvre inférieure d'un air ravi, mais incertain, ne va pas le rembarrer.
- Merci pour les fleurs, lâche-t-il un peu rapidement. Enfin, si c'est bien toi qui me les offres, sinon, ce serait gênant.
- Oui, c'est moi, répond William d'un ton rauque. Y'a pas intérêt que quelqu'un d'autre t'offre des fleurs.
Sans trop savoir pourquoi, Jude explose de rire. D'où vient cette possessivité ? La pression se relâche et sa nervosité s'exprime ainsi. En voyant le malaise de son âme-soeur, il chasse son coup de folie. Il est lui-même en train de se ridiculiser. La dernière chose qu'il souhaite, c'est de froisser William, peu importe si ce dernier n'a jamais eu ce genre de considération pour Jude. Les regrets ne font pas avancer.
Toute trace d'amusement disparaît chez le rouquin. La poitrine en feu, il s'approche de son âme-soeur afin que personne ne les écoute.
- Non, c'est la première fois qu'un homme m'offre des fleurs, avoue-t-il à voix basse, en osant soutenir le regard du Guerrier. Elles sont vraiment belles et je crois avoir compris le message.
Jude voit le thorax de William se soulever à toute vitesse, tandis que son visage s'illumine. Il transpire le bonheur. C'est... bouleversant, à défaut de trouver un autre terme. Jamais, Jude avait éveillé de telles réactions chez son âme-soeur.
- Je... je suis content qu'elles t'aient plu, répond William ému presque aux larmes. Je voulais que tu saches ce que tu représentes pour moi.
C'est au tour de Jude d'être ébranlé. Il ne s'attendait pas à tant de franchise. Il a du mal à déglutir, mais il refuse de pleurer devant tous les témoins, qui ne ratent pas une seconde du spectacle qu'ils proposent. William semble si timide, qu'il en est attendrissant. Ce qui n'arrange pas les affaires de l'Érudit. Les phrases de Pearl tournent en boucle dans sa tête.
Non, c'est finit. Il ne laissera plus ses tourments le guider. Parce qu'en dépit de leur passé, la vision du William d'aujourd'hui, qui le couve des yeux, allège son coeur et son âme. Pour la première fois de sa vie, il se sent important, aimer par le Guerrier et que ce dernier déborde d'affection pour lui.
- Pouvons-nous dîner ensemble ce soir ?, demande-t-il et il est surpris d'être si confiant.
- Oui !, s'exclame William sans hésiter.
- Je suis prêt à te parler.
- D'accord, j'attends que ça. À quelle heure et où ?
- 19h ?, propose-t-il et le Guerrier s'empresse d'acquiescer. On se rejoint à l'entrée de l'Institut ? Je préférerais qu'on mange à l'extérieur.
- C'est parfait, moi aussi.
- Bien, alors à tout à l'heure.
William hoche vigoureusement la tête, un sourire aux lèvres. Les mains plaquées sur Sora, Jude rend à son âme-soeur son air enjoué. Par-dessus l'épaule du Guerrier, il remarque Lance le remercier. Il vient de faire un pas énorme et au lieu d'en être angoissé, il en est soulagé.
Pearl a raison. Il s'en fiche si les autres le jugent parce qu'il accorde une seconde chance à son âme-soeur. Seigneur, il est amoureux de cet homme depuis ses treize ans. Il ne va pas le rejeter maintenant, alors que ses sentiments semblent enfin être réciproques.
Oui, c'est sa vie, ses choix, ses envies. Contrairement à leur ancienne « relation » ; il a une bonne intuition quant à la suite. Il doit s'accrocher à cette perspective pour ne pas faire marche arrière à cause d'un fragment de peur persistant.
S'il s'écroule, cette fois, il n'est pas sûr de pouvoir se relever. Comparé à avant, aujourd'hui, l'espoir est trop grand.
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