Chapitre 34
Lundi 28 Mars 2022, Washington D.C.
2h, air de jeux de la ville
Les poings serrés le long de ses hanches, William lutte contre ses instincts. Celui de franchir la distance qui le sépare de Jude et de le prendre dans ses bras pour s'assurer de sa présence. L'autre, de laisser la crise d'angoisse, qui est juste sous la surface, jaillir et prendre possession de son corps. Aucun des deux n'est une option.
Il sait qu'il ne devrait pas être là. Il a promis de respecter les demandes de Jude, de ne pas l'approcher et de ne pas être seul avec lui. Cependant, il ne pouvait pas rester sagement à l'institut, alors que sur une caméra de sécurité, il a vu son âme-soeur quitter l'établissement, sa dragonne avec lui. Il a été pris d'une terreur immense. Jude partait et peut-être était-ce définitif. Non, il ne pouvait pas revivre cela une deuxième fois. Il s'est donc précipité à sa suite, en faisant fi des avertissements.
Le voilà, devant la beauté de son âme-soeur, sans savoir quoi faire. C'est son occasion rêvée, pourtant il reste immobile et silencieux. Il a fait ce qu'on lui a ordonné, il s'est tenu à l'écart, il a patienté, mais il ne veut pas plus qu'une chance de s'expliquer. Il a tellement de choses à dire à Jude, que les mots sont bloqués sur le bout de sa langue.
Il se contente d'admirer Jude. À son grand désespoir, il est trop loin pour contempler la couleur de ses yeux. La lumière des lampadaires se reflète sur ses lunettes, les cachant de sa vue. Jude est devenu un homme magnifique, même s'il dégage toujours sa sensibilité et sa douceur, qui ont tant bouleversé William autrefois.
- Sora, râle Jude, tandis que son coude s'avance comme s'il était poussé.
En secouant la tête, un sourire aux lèvres, Jude pivote sur le côté. Les mains dans le vide, William l'observe bouger ses doigts jusqu'à ouvrir un fermoir. La seconde d'après, la dragonne prend forme aux pieds de son maître. Elle regarde le Guerrier en humant l'air.
- Tout va bien ma puce, lui murmure l'Érudit d'un ton apaisant.
Le fait que Jude ne se sente pas en danger en présence de William, le rassure. Il n'est pas parti en courant, ce qui est déjà un bon point. Le Guerrier a un mouvement de recul lorsque la dragonne s'avance vers lui, le museau pointant dans sa direction.
- Elle ne va rien te faire, déclare Jude, son sourire toujours présent.
Le coeur de William réagit à cette vision. Jude lui adresse consciemment la parole, avec une voix douce, comme avant. Et au lieu de mettre une barrière pour camoufler ce que cela lui fait ressentir, il la laisse s'infiltrer dans ses veines, ce qui fait bouillir son sang. Il me veut plus rejeter les émotions que lui suscite son âme-soeur.
Alors, il se retrouve également à sourire. Celui de Jude vacille, tandis qu'il observe William. À son plus grand regret, c'est la première fois qu'il a un tel geste envers le rouquin. Le premier sourire en treize ans. Ce n'est pas le moment de se dire qu'il aurait dû passer chaque jour de sa vie à chérir cet homme si exceptionnel.
Sora l'empêche de s'épancher sur ces pensées douloureuses. Elle renifle sa main, avant de la lécher avec enthousiasme en battant sa queue, heureuse. La dragonne lève vers William ses yeux rouges.
- Elle veut que tu la caresses, l'informe Jude en croisant ses bras sur sa poitrine.
Il dévisage William comme s'il était l'énigme du siècle, un peu abasourdi, mais en restant sur ses gardes. Le Guerrier, ne comprenant pas trop ce qui lui arrive, obéi à son âme-soeur. La peau de la dragonne est froide et rugueuse, mais ce n'est pas aussi désagréable qu'il croyait. À sa grande surprise, Sora se couche sur le dos et attire la main de William vers son ventre, à l'aide de ses pattes. Le message est limpide.
Il ne sait pas trop comment réagir à la fête que l'animal lui fait. Il tente de trouver une réponse chez Jude, mais le sourire éclatant qui lui est adressé lui coupe la respiration. Ses genoux manquent de le lâcher, tandis que son ventre se tord. Il se retient de reculer, ou pire, de tomber au sol.
C'est un sourire unique, sans faux-semblant, sans trace de tristesse sur le doux visage de Jude. Pure et sincère. Comme William en a rêvé tant de fois. Le même qu'il pouvait observer lorsque son âme-soeur lisait un livre qui lui plaisait. Le même qui autrefois, l'avait effrayé au point de tout détruire. Aujourd'hui, il l'accueille comme une bénédiction. Comme le cadeau le plus précieux qu'il est jamais reçu.
Revigoré par les encouragements silencieux de Jude, William flatte le ventre de la dragonne. Elle se met à ronronner, tel un chat, ce qui le fait glousser. La créature semble oublier qu'il y a quelques semaines, elle était prête à le dévorer.
- Elle t'aime bien, souligne Jude en avançant pour se mettre de l'autre côté de Sora.
C'est peu de le dire. La femelle n'a d'yeux que pour le Guerrier. Sa queue bat frénétiquement l'air, sa langue pend hors de sa bouche, ses prunelles ont des éclats dorés, reflet de celles de William et elle continue de faire des bruits de gorge appréciateur. Est-ce présomptueux de penser qu'elle reconnaît l'âme-soeur de son trésor ?
- Elle est beaucoup moins dangereuse d'un coup, quand elle ne montre pas les crocs, plaisante William en se mettant à la hauteur du dragon.
Jude ne répond pas. Intrigué, et quelque peu inquiet, William relève la tête. Le rouquin le dévisage encore, toute trace de sourire disparu, sa poitrine se soulève rapidement et pendant une fraction de seconde, le Guerrier craint qu'il ne fasse une crise d'asthme, mais sa respiration est régulière.
Peut-être Jude vient-il de se rendre compte de la réalité de la situation et se rétracte mentalement. William a déjà le coeur qui se serre de voir partir son âme-soeur. Il n'est pas prêt à ce que ce moment s'interrompt aussi vite. Il ne sait pas ce que Jude voit sur ses traits, mais les siens se transforment en une moue contrite. Il a toujours eu l'impression que les iris bleus de Jude pouvaient lire en lui comme personne. Cette nuit ne fait pas exception.
- Pourquoi tu ne sembles plus me haïr ?, demande l'Érudit de but en blanc.
La violence de la question fait vaciller et hoqueter William. Il sent son visage chauffer, de honte et de culpabilité. Comme pour le réconforter, Sora lèche son bras, puis frotte son museau sur la manche de son pull. Il ne va plus être lâche. Dieu sait qu'il doit des réponses à Jude. Il est bien décidé à les lui apporter.
- Je ne te hais pas, finit-il par assurer après avoir dégagé le noeud au fond de sa gorge.
- Pourquoi ?
- Parce que j'ai accepté mes sentiments et ce que tu me fais ressentir.
Il a cru que ce serait plus difficile que cela, de faire cet aveu. Au final, il en éprouve un soulagement immense. Après toute la souffrance qu'il a causée à Jude, ce dernier méritait d'entendre la vérité, de sa propre bouche. Pourtant, le rouquin reste silencieux, sans le quitter du regard, il n'insiste pas.
- Les dragons protègent leur trésor, déclare Jude, le changement de sujet, laisse William perplexe. Taylor est sûr que je suis celui de Sora, sinon elle ne m'aurait pas protégé ce jour-là.
- Oui, c'est vrai, dit-il prudemment.
- Mais les dragons protègent également ceux qui comptent pour leur trésor.
- Tu comptes pour moi, tu es mon âme-soeur.
Le sourire de Jude est indulgent, mais ses lèvres ont tremblé à l'énoncé de leur lien. Comme plusieurs points ce soir, c'est la première fois que William prononce ces mots, surtout au principal concerné. Cela sonne tellement juste.
Et puis le sens de la phrase percute le Guerrier. Jude veut-il dire que... après tout ce temps ? Après leur passé douloureux ? Comment est-ce possible ? Ces mots réchauffent le coeur de William et lui apporte un espoir indescriptible. Avant de pleinement le savourer, Jude tourne les talons en sifflant. Avec horreur, William voit la dragonne se remettre sur ses pattes et sauter sur l'épaule de son maître en reprenant sa forme de lézard.
Non ! Jude ne peut pas partir maintenant, pas après avoir admis que William comptait pour lui. La peur lui broyant les entrailles, il se relève à toute vitesse, ignorant la protestation de ses genoux d'être restés accroupi trop longtemps.
- Jude ! Ne t'en va pas, s'il te plaît, s'écrie-t-il en courant derrière son âme-soeur.
Celui-ci s'arrête, les épaules raides. William est à bout de souffle, mais il fera tout son possible pour prolonger cet instant ensemble. Il ne veut pas abuser de sa chance, pourtant, il est incapable de se freiner.
- Je...
- C'est trop tôt pour moi William, le coupe Jude en pivotant pour le regarder en face. J'ai besoin d'encore de temps.
- Je sais qu'avec tout ce que je t'ai fait et comment je me suis comporté envers toi, tu ne veux sûrement pas me faire confiance...
- William.
- Non, laisse-moi au moins te dire ça avant que tu rentres. J'ai évolué et je t'accepte, comme âme-soeur, pour tout ce que tu souhaites que l'on soit.
- Je sais que tu as changé, prononce Jude en esquissant un léger sourire. Je le vois à la façon dont tu me regardes, qui n'est plus la même.
William hoche vigoureusement la tête pour appuyer les dires du rouquin. Cependant, le sourire désolé de Jude qui prend place sur ses lèvres, ne lui dit rien qui vaille.
- La confiance ne peut pas se gagner aussi vite et sur de belles paroles, enchaîne l'Érudit, ce qui fait descendre le palpitant du Guerrier directement dans son estomac. Tu dois bien admettre qu'entre nous, il n'y a jamais eu de confiance et ce, dès notre rencontre.
- J'en suis sincèrement désolé Jude. Je veux que les choses soient différentes entre nous.
- Je sais, mais j'ai besoin de temps, répète-t-il.
- Tout ce que tu voudras. Je voulais que tu saches où j'en étais vis-à-vis de nous.
Au tour de Jude d'acquiescer. William se doutait bien que la nuit n'allait pas se finir comme il l'espérait, c'est-à-dire en train d'embrasser son âme-soeur. Cela ne l'empêche pas d'être déchiré en deux, lorsque le jeune homme fait demi-tour et s'éloigne dans la rue. Il doit montrer sa bonne foi et prouver que ce n'était pas des paroles en l'air. Alors, il n'a pas d'autres choix que de laisser partir Jude, de lui laisser l'espace nécessaire.
Seul au milieu du parc pour enfant, il essaye de se vider la tête. Il a attendu quatre ans le retour de son âme-soeur, il peut patienter encore un peu. C'est ce qu'il tente de se persuader durant de longues secondes. Il se crée un mental d'acier, c'est soit ça, soit flancher. Il ne va pas se mettre à pleurer dans la nuit. Il s'est assez effondré. S'il y a bien un moment pour être fort, c'est maintenant.
Il secoue son corps trop crispé. Il va garder à l'esprit le sourire chaleureux que Jude lui a envoyé. Il va se raccrocher à cette image pour maintenir son espoir. En ne pensant qu'au positif, il a l'impression de marcher sur un nuage. Il rentre à l'institut, l'âme beaucoup plus légère, apaisé d'un poids qui le pesait depuis toutes ces années. Ce n'est pas encore la panacée, mais c'est déjà une amélioration.
En rentrant, il passe remercier l'équipe de sécurité, qui l'a prévenu lorsqu'il venait faire sa ronde de contrôle. Il a la surprise de voir Lance, adossé contre le mur, à côté de sa porte de chambre.
- Qu'est-ce que tu fais ici ?, demande-t-il en arrivant à la hauteur de son meilleur ami.
Depuis l'officialisation de leur couple, Lance passe tout son temps libre avec Taylor, surtout les nuits. William ne préfère pas s'attarder sur ce détail dérangeant. Son meilleur ami lui offre son fameux sourire « je viens m'assurer que tout va bien et que tu ne fasses pas de bêtises, mais je ne le dirais pas à voix haute pour ne pas te mettre mal à l'aise ». William souffle de résignation.
- Taylor attendait Jude et il nous a expliqué ce qui vient de se passer, déclare Lance, tandis que Will sort ses clés pour occuper ses mains. Comment tu te sens ?
- Plus chanceux que ce que je mérite certainement.
- Il va te mettre à l'épreuve.
- Et je vais relever chacun de ces défis, affirme-t-il en ouvrant sa porte.
- Il a lu les documents de la clé USB, il sait tout.
William se fige dans l'entrebâillement de la porte. Il redoutait autant qu'il espérait ce moment. Après tout, il a donné son accord pour que ces rapports soient divulgués à son âme-soeur. Cette période de sa vie fait partie de son histoire, de qui il est devenu, même si elle était atroce à traverser. Il n'en a pas honte. Il a accepté de dévoiler ce qu'il a fait pour que Jude le comprenne un peu mieux et sache que son changement est réel.
- C'est pour ça qu'il m'a regardé comme si j'étais un étranger, murmure-t-il encore sous l'émotion de sa rencontre avec Jude.
- Ou comme quelqu'un qu'il rencontrait pour la première fois, ce qui est un peu le cas.
Lance a raison, William n'est plus le même homme qu'il y a cinq ans, c'est indéniable. Il croise les doigts pour que Jude le réalise également.
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