Mercredi 23 Mars 2022, Washington D.C.
19h, infirmerie de l'institut

    Taylor a mal à la poitrine d'entendre ses mots. Il en était arrivé à cette hypothèse, mais il se trouvait un peu présomptueux de s'avancer aussi formellement. Il savait, grâce à la vidéo, que Lance a été bouleversé par leur fuite, mais pas au point que cela empiète sur son travail. Il ne veut pas raviver de mauvais souvenirs, mais il a besoin de les connaître.

- Tu es d'accord pour m'en parler ?, demande-t-il en agrippant l'avant-bras de Lance de ses deux mains.

    Il se rend compte que c'est la première fois qu'il initie un toucher envers Lance. Depuis son retour, il se permet des familiarités avec son âme-soeur, qu'il n'osait pas lorsqu'ils étaient fiancés. Leurs peaux sont chaudes l'une contre l'autre. Tay ignore le frisson que le contact lui déclenche, ainsi que la chair de poule sur le blond. Lance est trop mal à l'aise pour le confronter, cela suinte par tous ses pores. Il le laisse aller à son rythme.

- Je ne dormais pas beaucoup. En fait, je n'y arrivais plus, commence Lance en chuchotant. Je ne voulais pas perdre de temps à dormir, alors qu'à la place, je pouvais l'accorder à... à vous chercher. De toute façon, je n'avais plus sommeil.

    Taylor ferme brièvement les yeux sous l'émotion. Le timbre de son âme-soeur est si triste que cela lui transperce le coeur, encore plus brutalement qu'une pointe de couteau. Imaginer Lance passer ses journées entières à suivre sa piste, pendant qu'il pensait que le Guerrier fêtait son départ, le déchire en deux.

- Je suis désolé, murmure-t-il, la voix rendue lourde par sa gorge nouée.

    Il n'a jamais été aussi sincère de toute sa vie. Il raffermit sa prise sur le bras de Lance, à défaut de pouvoir le serrer contre lui. Il n'avait aucune idée à quel point son âme-soeur lui était dévoué. Et il l'a trahi. Ressasser le passé ne va les mener nulle part, mais ils ont besoin de l'éclaircir s'ils veulent avancer.

    Lance hausse une épaule, l'air de dire que ce n'est rien. C'est tout le contraire, cela se voit qu'il est encore très affecté par cette période. Taylor lutte pour ne pas caresser les joues rouges d'embarras du blond.

- Bref, poursuit celui-ci après avoir dégluti. Le manque de sommeil m'a rattrapé, parce que le cerveau ne survit pas uniquement grâce au café. Ça a affecté ma concentration, donc mes compétences sur le terrain.

- Et tu te blessais lors des missions, conclut Tay en luttant contre l'envie de vomir.

- Je n'avais plus la force de me battre, ni même d'avancer certains jours. Au bout du sixième aller-retour, Donald m'a ordonné de prendre du repos et d'arrêter mes recherches.

- Seigneur Lance. Pourquoi il a attendu le sixième aller-retour ?, demande-t-il en colère que le chef ait mis si longtemps pour réaliser l'ampleur de la situation.

- Parce que ça m'éloignait de l'institut, que malgré tout, ça m'occupait l'esprit. Ils pensaient tous que ça m'empêchais de devenir fou.

- Bordel Lance, je...

    En fait, Tay n'a pas les mots. Ils semblent dérisoires au vu de ce qu'il a appris. Répéter qu'il est désolé, ne va pas changer, ni enlever les souvenirs de Lance. Tout était tellement plus simple lorsqu'il se persuadait que le Guerrier s'en fichait de lui. Maintenant, c'est différent. Il se mord l'intérieur de la joue afin de refouler ses larmes, estimant qu'il n'a pas le droit de pleurer. Putain d'hypocrite qu'il est.

- Le médecin a suggéré que je reste un moment à l'infirmerie, pour s'assurer que je me reposais. Il m'a mis sous somnifères et je suis resté là deux semaines. J'ai été sous traitement six mois et j'ai repris le boulot au bout de neuf.

- Je..., bégaye Taylor.

- On se tenait compagnie avec Will.

    Le ton de Lance est étrange sur sa dernière phrase. Tay met cela sur le compte de l'émotion, ainsi il ne réplique pas. Il sait que Will a été suspendu pendant un an après ses aveux. C'était un peu plus d'un an après leur départ, or, l'équipe chargée de les chercher a été dissoute à la fin de l'année, quelques mois après leur fuite. Quelque chose cloche dans l'ordre chronologique.

- Putain, de qui je me moque ?, soupire Lance en passant une main sur son visage.

- Quoi ?, s'étonne l'Érudit, un mauvais pressentiment au fond des tripes.

- La première année a été un enfer, j'avançais comme un automate. Je crois que j'étais un peu dans le déni, mais quand le Conseil a décidé de nous retirer l'enquête, j'ai perdu les pédales. J'ai mené l'enquête de mon côté et c'est là que les insomnies ont commencé. Cela a duré un an supplémentaire et non neuf mois. Donc, j'ai passé presque deux ans à prendre sur moi. Le psychiatre qui me suivait, a appelé ça une dépression.

    La culpabilité enserre les entrailles de Taylor de façon si violente, qu'il se plie en deux. Il cache sa réaction en se baissant afin de poser son menton sur le matelas. Il a du mal à visualiser l'homme allongé dans le lit, perdre toute contenance au point de développer une maladie. Lance était si fort, quasiment inébranlable. Ses épaules ont cédé, par sa faute.

    Tay n'est pas surpris de ressentir une vague de dégoût pour lui-même. Après un rapide calcule des événements, il réalise qu'il a vécu sa première fois pendant que son âme-soeur était à l'hôpital, en dépression à cause de son chagrin. Qui fait ça ? Un enfoiré. Le fait qu'il ne pouvait pas le savoir, ne diminue pas son amertume. Il a tout gâché par manque de confiance envers Lance et parce qu'il s'est laissé dominer par sa colère. Celle-ci a été son moteur pendant cinq ans. Elle a détruit tant de choses.

    Il est temps de réparer ses erreurs. L'amour est un sentiment étrange qui parfois, nous fait agir de façon absurde. Tandis que Taylor s'est détourné au moindre soupçon de trahison, Lance s'est accroché et n'a jamais rien lâché. C'est un honneur que l'Érudit ne pense pas mériter, mais il fera tout son possible pour en être digne.

- Je vais mieux maintenant, assure Lance.

    Peut-on un jour guérir d'une telle maladie ? Toujours penché sur le lit, Taylor observe son âme-soeur. Il est vrai que le Guerrier a un peu maigri depuis la dernière fois où il l'a vu. Malgré ses quelques centimètres de plus, son corps est moins développé, ses muscles plus fins. Il est ce que l'on peut qualifier d'élancé. Il y a un détail que Tay ne remarque qu'aujourd'hui, les joues pâles et creusées du blond, ainsi que ses légers cernes. Le visage d'un homme mentalement épuisé. Oh, cela n'enlève rien à sa beauté.

- Pourquoi tu me regardes comme ça ?, demande timidement Lance, les pommettes rouges.

- Désolé, bafouille Taylor en se redressant.

    Lance est aussi gêné que lui. Ce sont des révélations difficiles à avaler. Elles changent la perception que Tay avait de son âme-soeur. Pas en mal, au contraire. Le Guerrier a eu assez de force pour accepter l'aide tendue. Il faut du courage pour admettre que l'on a un problème, qui nécessite une prise en charge extérieure. Et Taylor l'admire pour cela. Son homme.

- Est-ce que tu m'en veux ?, ne peut-il pas s'empêcher de questionner.

- Non, dès que j'ai su pour Jude, j'ai cessé de t'en vouloir. Ça n'allait pas te faire revenir plus vite.

- Je sais que c'est bête de dire ça maintenant, mais j'aurais aimé que les choses se passent différemment.

- Et moi donc, souffle Lance en s'affaissant contre ses coussins.

    Est-ce que la sensation d'être une merde peut-elle accroître encore plus ? Tay a l'impression de ne même pas être légitime de toucher Lance. Pourtant, il ne peut se résoudre à retirer sa main, même lorsque celui-ci se rallonge dans son lit.

- Tu as l'air épuisé, constate enfin l'Érudit.

    Les paupières de Lance qui allaient se fermer se rouvrent brusquement. Il y a une telle vulnérabilité dans ses yeux, une immense frayeur que Taylor en comprend la raison tout de suite. Cela le bouleverse un peu plus.

- Je vais rester là, d'accord, assure-t-il.

- Merci, répond Lance en tentant un rictus timide. Tu ne me vois pas autrement ?

- Non, absolument pas. Repose-toi Lance, je ne bouge pas d'ici.

    Le Guerrier acquiesce, puis il ferme les paupières pour de bon, cette fois-ci. Pendant que son souffle devient de plus en plus régulier et lent, Taylor caresse sa peau de ses pouces. Il veut apaiser son âme-soeur et lui assurer qu'il tiendra sa promesse, il sera là à son réveil. Personne ne le délogera de sa chaise.

    Au bout de quelques minutes à peine, Lance s'endort. Taylor ne tient plus et il a un peu honte de le faire pendant que son âme-soeur est happé par le sommeil. Il déplace l'une de ses mains vers le visage du Guerrier afin d'effleurer ses joues, puis ses cheveux court. Lorsqu'il dort, les traits de Lance se relâchent d'un seul coup. Tay pourrait rester des heures à l'admirer, comme avant.

    L'Érudit ne peut plus nier l'évidence. Maintenant que sa colère n'est plus là, il n'a plus d'excuses, ne peut plus se cacher derrière. Il est toujours amoureux de Lance, il n'a jamais cessé de l'être. Il lui a manqué, tellement. Depuis son retour, il a l'impression d'avoir été libéré d'un poids énorme dans sa poitrine, qu'une douleur est enfin soulagée. Il sait que c'est d'être réunis avec Lance, leurs âmes communiquent inconsciemment. Elles se sont retrouvées.

    Tout était dur à endurer à cause de la séparation et donc de la souffrance que cela a engendré. Tay avait quelque chose auquel se raccrocher, la protection et l'amour de Jude, Lance lui, n'avait personne. Le Guerrier devait être très amoureux pour être autant affecté par leur éloignement.

    Dans le silence de la chambre, Taylor libère les larmes qui brûlent ses yeux. Il les laisse couler, car il refuse de lâcher Lance pour les essuyer. Il a besoin d'extérioriser ses émotions. Il ne comprend pas comment le Guerrier a pu le pardonner, continuer à l'aimer, après toute cette douleur éprouver. C'est impensable.

    Il sursaute lorsque la porte s'ouvre doucement. Au moment où William entre, Tay retire sa main de Lance et la passe sur son visage.

- Désolé, je croyais que tu étais partie, déclare le Guerrier figé, tout penaud.

- Non. Je reste jusqu'à ce qu'il se réveille, répond-il sur la défensive.

- D'accord. Heu... il va mieux ?

- Oui, il est fatigué.

    Taylor a conscience d'être sec avec William, sa voix est froide, mais il ne peut pas s'en empêcher. Le Guerrier se gratte le front en soupirant, il semble réfléchir à sa prochaine manoeuvre. Sa décision prise, il avance dans la pièce après avoir fermé la porte derrière lui. Tay serre les dents. Il n'a aucune envie de taper la causette ou d'attendre avec le meilleur ami de Lance. Il veut être seul avec son âme-soeur. Il supplie silencieusement Jude de ne pas venir lui apporter à manger, en ne le voyant pas revenir. Il anticipe cette possibilité en envoyant un message au rouquin. Ce qui est assez périlleux d'une main, entre le sortir de sa poche et appuyer sur l'écran, surtout de sa main gauche.

    Durant ce laps de temps, il surveille William du coin de l'oeil. Ce dernier s'installe sur sa chaise en dessous de la fenêtre, de l'autre côté du lit. Tant mieux, Taylor le veut le plus loin possible de lui. Il a beaucoup de mal à canaliser son amertume envers le Guerrier. Être dans la même pièce que lui, le met sur les nerfs. Il a la subite envie de lui casser la gueule, par vengeance déjà et parce que cela le soulagerait.

- Ça a dû lui faire plaisir que tu viennes, dit William en posant ses coudes sur ses genoux.

    Taylor plante son regard dans celui du blond pour lui montrer son agacement. William est la dernière personne sur terre avec qui, il a envie d'avoir une conversation. De plus, il ne veut pas réveiller Lance à cause de babillages inutiles. Les yeux du blond fixent la main de Tay sur celle de son âme-soeur. Il ne l'enlèvera pas.

- Tu as tous les droits de me détester, soupire William.

- Encore heureux !, siffle-t-il à voix basse, mais assez fort pour être entendu. Tu as voulu tuer mon meilleur ami, l'amour de ma vie, ce qui nous a poussés à fuir, à quitter tous les gens que nous aimions. Et à cause de toi, j'ai brisé le coeur de mon âme-soeur.

- Je suis désolé.

- Être désolé ne va pas réparer Jude. J'ai une putain de chance que Lance veuille toujours de moi.

    William le regarde choqué et blessé. Dès que le prénom de Jude est prononcé, il réagit et ses yeux se mettent à briller. Rien à voir avec le mépris qu'il abordait autrefois. Il y a un réel intérêt sur son visage qui démontre une certaine affection. Taylor rêve de lui faire ravaler. Après tout, ce qu'il a fait à Jude, le Guerrier n'a pas le droit de ressentir le moindre sentiment. Cela ne se contrôle pas, mais ça paraît tellement absurde après toutes les démarches que Will a mises en place pour se débarrasser de Jude.

    Taylor ne parvient pas à être rationnel en ce qui concerne William. Pour lui, les choix et les actions du Guerrier sont impardonnables. Il ne comprend pas comment Lance a pu le faire. Il n'a eu qu'un effleurement de ce qui s'est passé pendant ses cinq ans d'absence, peut-être, il y a une explication qu'il n'a pas encore eue.

- J'ai changé, commence William en se penchant en avant.

- Je m'en fiche et ce n'est ni le lieu, ni le moment pour en parler.

    Cela coupe court à toute discussion. Le Guerrier acquiesce, la mâchoire serrée, puis s'affaisse contre le dossier de sa chaise. Il ne se rend pas compte que rien ne pourra effacer de sa mémoire le visage anéanti de Jude en apprenant que l'homme qu'il aime souhaitait sa mort.