Chapitre 11
Samedi 12 mars 2022, Havre, Montana
22h, appartement de Jude et Taylor.
Leur première décision a été de ne pas en prendre, justement. À chaud, rien de bon n'aurait pu être tiré. Ils sont donc rentrés, se sont assis sur le canapé, Sora allongée derrière eux, les entourant de ses ailes, puis sont restés en silence durant de longues secondes. Ils avaient besoin de digérer la situation, chacun de leur côté, avant de débriefer ensemble. Au bout d'un moment, ils ont chacun pris une douche à tour de rôle. Se sont préparés une tisane et depuis, attendent que le premier se lance.
Tout est confus dans la tête de Taylor. Il se force à ne pas penser à Lance, mais c'est peine perdue. Son âme-soeur ne quitte pas son esprit. Il ne veut pas songer à ce qu'il ressent de l'avoir revu, mais c'est difficile. Tout comme son visage, son expression. Lance n'a pas tellement changé, il fait juste plus mature. Tay ressert ses doigts autour de sa tasse. Il a une envie, qu'il ne s'est pas accordée depuis des années et encore moins pour Lance, de pleurer. Il ne s'est pas non plus autorisé à éprouver de la peur. Et pourtant, il est terrorisé. Pour plusieurs raisons.
La première parce qu'il n'a pas confiance en lui lorsqu'il s'agit de Lance, ni de sa colère permanente qui est incontrôlable et imprévisible. Il leur voue à tous une haine féroce et il ne sait pas ce qu'il est capable de faire pour se venger. Sa vengeance bouillonne en lui.
La deuxième, parce qu'il sait que pour la première fois de sa vie, il risque de ne pas être sur la même longueur d'onde avec son meilleur ami. Ce qu'ils voudront sera différent. Il a déjà mal au coeur. Cette fois, il n'est pas sûr de tenir sa promesse, d'en être capable. S'il le fait, il le regrettera, tout comme il regrettera de forcer Jude à aller à l'encontre de ce qu'il désire.
Le pire dans tout ça ? C'est qu'ils partagent ce dilemme. Ils sont dans une impasse. Faire passer l'autre avant soit, est parfois un inconvénient. Ils vont devoir trouver un compromis, qui ne les blesse pas trop.
- Bon, soupire Jude en se laissant aller contre Sora. Nous devons en parler Taylor.
- Je sais.
- Mais je ne veux pas parler d'eux. Ils n'ont pas à interférer. Ça nous concerne nous.
- Oui, je ne tiens pas non plus à parler d'eux, concède Taylor.
Rien que prononcer le prénom de son âme-soeur, lui reste douloureux. Sa fierté réfute totalement l'idée de rentrer pour eux. Ils ne doivent pas le faire pour ça. Taylor n'ose pas poser la question qui le démange, car lui-même n'a pas de réponse si Jude lui retourne. La discussion à venir lui donne mal au ventre.
- Soyons honnête l'un envers l'autre, comme toujours, exige Jude en le fixant de ses yeux gris/bleus transparents.
- Évidemment, pas de mensonges. Notre règle d'or.
- Alors dis-moi la vérité, est-ce que tu veux devenir l'Érudit que tu aurais dû être ?
- Je... ce n'est pas ce que toi tu veux, le contre-t-il.
- Ce n'est pas ce que je t'ai demandé Tay. Réponds-moi.
Le tatoué déglutit et se soustrait du regard de son meilleur ami. Il refuse de le faire culpabiliser et pourtant, c'est ce qu'il va se produire, inexorablement. Une boule remonte de son estomac jusqu'à sa gorge. Sans qu'il ne parvienne à les retenir, des larmes remplissent ses paupières. Il se mord les lèvres lorsque Jude prend sa main, il tremble sous ses doigts délicats.
- Tay, murmure le rouquin en coiffant une mèche violette. Je sais que tu adorais tes études, que tu étais impatient de commencer notre boulot. Tu as dû renoncer à tout à cause de moi.
- Je t'aime bien plus que tout le reste, plus que mes études ou d'être un Érudit, répond-il la voix éraillée.
- Et je t'aime aussi Taylor, plus que tout au monde. Maintenant, c'est à moi de faire les choses pour toi et pour que tu sois heureux.
Cette phrase achève Taylor, il tourne la tête en fermant violemment les yeux pour refouler ses larmes. C'est pour ça qu'il ne voulait pas avoir cette discussion. Ses émotions, déjà à fleur de peau, sont chamboulées par ces quelques mots. Il ne peut pas choisir son propre bonheur au détriment de celui de son meilleur ami. Il refuse que ce soit l'un ou l'autre. Malheureusement, ce sera le cas. Une goutte d'eau s'échappe de son oeil, que Jude récolte.
- On fonctionne comme ça tous les deux, enchaîne Jude, ce qui te rend heureux, me rend heureux.
- Parce que c'est le cas. Tu ne seras pas bien là-bas.
- Si Taylor, je le serais en te voyant faire ce que tu as toujours aimé et voulu.
- Et toi dans tout ça ?, expose-t-il en commençant à s'énerver. Tu vas me regarder vivre ma vie tranquillement ? Je ne peux pas Jude.
Son meilleur ami passe un bras autour de son cou et de son autre main, fait pression pour l'attirer dans une étreinte. Taylor lutte un quart de seconde, avant de se laisser aller. Jude caresse ses cheveux et il se sent instantanément mieux.
- Je crois que c'est le moment pour te confier une chose que je ne t'ai jamais dite en cinq ans, lui dit le rouquin.
- Quoi ?, s'affole-t-il immédiatement.
- Mes parents me manquent Tay et je serais heureux avec eux, j'ai besoin de les revoir. Je serais pleinement heureux avec vous trois. Je sais aussi que tes parents te manquent.
Taylor bascule son front sur l'épaule de Jude. Tout d'un coup, sa langue pèse une tonne dans sa bouche, bloquant sa réponse, qui est pourtant évidente. Ils pensent à eux chaque jour. Oui, il a envie de serrer sa mère dans ses bras, comme avant, parler des heures avec son père. Leur absence est dure pour lui et il sait qu'elle l'est encore plus pour Jude.
Ils ont la possibilité offerte et sans risque de revoir leurs géniteurs. Ils ne peuvent pas passer à côté. Pour leurs parents en premier et pour eux ensuite. Taylor n'est pas égoïste au point de lui refuser cette opportunité. Pas alors qu'il connaît la relation fusionnelle entre son meilleur ami et ses parents. Il sait aussi que les retrouver va permettre à Jude de réparer une partie de son coeur brisé. Ça, c'est primordial.
Le problème est, comment Jude peut guérir si la source de son mal-être est à proximité ? Et le voilà face à un autre dilemme.
- Je sais ce qui te tracasse, lui dit le plus petit. Mon envie de revoir mes parents dépasse tout le reste.
Par là, il entend William. Est-ce que ce sera ça leur compris ? Jude renoue avec ses parents, Taylor avec les siens en plus de pouvoir effectuer le travail de ses rêves. Ça paraît simple, aussi facile que le courrier de l'Ordre. Ils sont tellement sur leurs gardent depuis leur fuite, qu'ils se méfient de tout. Peut-être que là, ils peuvent abaisser leurs barrières.
- Moi aussi, finit-il par murmure en se redressant. Je ne me suis jamais autorisé à le dire, mais je veux rentrer auprès d'eux.
- Je le sais aussi et tu n'as pas à culpabiliser. Taylor, nous avons fui pendant si longtemps, je suis fatigué. Je veux rentrer à la maison.
- Et s'ils nous ont menti ?, demande-t-il inquiet.
- Nous nous battrons tous les deux, mais en ayant la possibilité de revoir nos parents.
- Oui. Je ne veux pas le regretter Jude, si on dit non...
- Nous le regretterons et nous ne pourrons pas vivre avec ça. On se doit d'essayer Tay.
Ils s'observent en silence. Les joues de Taylor sont inondées de larmes, Jude le regarde en souriant. Son meilleur ami à cette lueur déterminée et sûr de lui. Sa décision est prise. Qui ne tente rien n'a rien, comme on dit. Alors ils vont prendre le risque, même si c'est effrayant. Même s'ils ne seront pas les bienvenues à l'institut. Même s'ils n'auront plus leur place là-bas. Même s'ils devront côtoyer leurs âmes-soeurs. Même s'ils devront batailler jour après jour.
Et puis au pire des cas, ils pourront toujours fuir à nouveau. Comparé à ce que le monde extérieur croit, ils ne sont pas seuls. Ils ont des contacts. S'il le faut, s'ils sont trahis ou menacés, il leur déclarera la guerre. Il n'attend qu'une bonne excuse, comme bons nombres de chasseurs. Il a souvent imaginé poser une bombe au centre de l'Ordre.
Jude enlève cette pensée en s'approchant et en prenant son visage entre ses mains. Il sèche les larmes de Taylor avec amour et bienveillance.
- Si nous rentrons, ne laisse pas ta colère te guider, l'implore le rouquin. Tout le monde ne nous veut pas du mal.
- Je vais essayer. C'est paradoxal, parce que j'ai envie de rentrer, mais je suis en colère rien que de penser à tous ces gens.
- Je sais, mais ils ne sont pas importants.
- Je ne leur fait pas confiance, à personne, précise Taylor.
- Moi non plus. Nous resterons méfiants.
Taylor acquiesce. Il ne pourra pas en être autrement. Jude l'attire dans un câlin qui refoule les dernières traces de ses pleurs. Sora les réconforte à coup de léchouilles. Ce qui finit par les faire rire. Cette fois, c'est le rouquin qui dépose un baiser sur le front de Taylor.
Ils ont abordé une partie du problème, le plus important. Pour l'heure, ils ont besoin d'aérer leurs cerveaux en surchauffe. C'est pourquoi, ils décident de s'habiller chaudement, Sora sous sa forme de lézard sur l'épaule de Jude, puis de sortir se balader. À chaque pas qu'ils font, Taylor se sent épié. Ils le sont sûrement. Il ne s'en préoccupe pas, souhaitant profiter au maximum de ce moment dans les rues.
Il ne cesse de songer à ses retrouvailles avec ses parents. À la vie qu'il a mise entre parenthèses, qu'il ne pensait pas rouvrir un jour. À leurs anciens amis. Est-ce qu'ils ont été remplacés par deux autres Érudits spécialisés dans la mythologie ? Si Taylor veut reprendre son poste, va-t-il intégrer une nouvelle équipe ? Des gens qu'il n'a jamais vus, ne connaît pas ou plus. Sera-t-il performant dans son job, sans avoir pratiqué durant toutes ces années ? Et pire que tout, sera-t-il capable de voir les deux hommes qui les ont trahis ?
En marchant, Jude prend sa main, tête levée vers le ciel. Taylor le trouve détendu, les traits apaisés, comme si exprimer, enfin, ce qu'il ressentait et voulait, l'avait soulagé d'un énorme poids.
- Je suis désolé Jude, de ne jamais t'avoir demandé pour tes parents, dit-il en caressant la paume de son meilleur ami.
- Ça aurait été trop douloureux, parce que nous savions que nous n'allions pas pouvoir les revoir. Cela n'aurait pas changé notre situation. Je ne voulais pas nous faire plus de mal que nécessaire.
- Oui, mais même. Je veux que tu saches que jamais je n'ai regretté d'être partie, ça t'as sauvé.
- Je le sais Tay, affirme Jude en souriant. Moi par contre, j'ai souvent regretté ce que je t'ai forcé à abandonner.
Son ami ne lui en a jamais parlé pour ne pas le blesser, parce qu'il craignait que Taylor lui en veuille. Chose impossible. Si c'était à refaire, il le referait et plusieurs fois si besoin. À choisir une vie entre son frère de coeur, mais sans tout le reste, et entre une vie où il a tout, mais pas Jude, le choix est vite fait. Dans tous les cas, ce sera Jude.
Ce dernier les emmène jusqu'à un banc, où ils s'assoient. Taylor comprend que si son meilleur ami paraît heureux, c'est parce qu'il va rendre la vie qu'il est persuadé de lui avoir prise.
- Tu crois qu'on peut faire confiance à Naomi et Donald ?, demande-t-il.
- D'une certaine façon, on a toujours pu avoir confiance en eux, c'est de plus haut que je me méfie.
- Naomi avait l'air bouleversée.
- Elle l'était sincèrement, répond Jude en soupirant, une pointe de tristesse dans la voix. Elle a pleuré lorsqu'elle m'a prise dans ses bras. Donald aussi, ils n'auraient pas pu feindre ça.
Non, les deux chefs dont ils avaient le souvenir, étaient incapables de montrer la moindre émotion. Leurs réactions étaient sincères. Ce qui est à moitié rassurant. Taylor en voulait à Naomi, elle les aimait, il n'en doute pas, mais elle suivait ses croyances, elle ne les écoutait pas vraiment. Aujourd'hui, il la croit quand elle affirme qu'ils ont évolué. Ça, c'est une bonne chose. Il parlera plus tard avec sa cheffe, plus en détail.
- Ça m'a fait de la peine, poursuit Jude. Ça m'a mis en face la peine que nous avions pu causer à notre entourage.
- Et on leur a mis en face les conséquences de leurs actes.
- Ça fait partie de ta vengeance ?
- Disons le début, répond Taylor avec un sourire diabolique.
Quand ils seront à l'institut, ce n'est plus si, il continuera à leur faire payer. Jude secoue la tête, avant de la poser sur l'épaule de Taylor. Ils soupirent de concert. Ils devront solutionner leurs boulots, prendre leurs dispositions pour les quitter respectueusement.
- Tu aurais dû voir la tête de Naomi lorsque tu es arrivée, rigole Jude.
- Ah ouais ?
- Mm, je pense que c'est le combo piercings, tatouages.
- Alors visualise la tête de ma mère quand elle les verra. Elle va faire une syncope.
Ils explosent de rire. Ce sont les nerfs qui lâchent. La pression qui s'évacue. Ils ont encore des points à définir, mais pour ce soir, c'est tout. Ils auront des conditions à poser aux chefs. Ils les feront mariner encore un peu.
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