Penser avant d'agir

Une demi-heure plus tard, Éva atteignait enfin la salle des fêtes du village : tous les dimanches, le village s'y retrouvait pour le repas du midi. Devant la grande porte, elle hésita, puis se mit à essayer de masquer les griffures sur son visage. Quand les hommes l'avaient lancé hors de la villa par la porte cochère, elle avait glissé sur les graviers et s'était ouverte tout le côté du bras droit, ainsi que quelques parties du visage.

Mais tant pis, les griffures se verraient forcément. Après quelques respirations pour retrouver son calme, elle ouvrit la porte. Dans la salle, on mangeait, et le grincement avertit tout le monde de son entrée. Les regards se posèrent sur elle. Au centre de la pièce, un cône de lumière illuminait les onze patriarches assis en cercle. Parmi eux, Archimède la toisa.

Éva était prête à lui prouver qu'il s'était trompé, et elle marcha droit jusqu'à lui. Elle traversa toute la salle en esquivant les jambes et les assiettes remplies d'une soupe tellement translucide qu'elle avait dû être mélangée avec beaucoup d'eau.

Arrivée au niveau de son grand-père, le cercle étroit des gens assis autour l'étouffait. Elle parla à voix basse :

- J'y suis allée Archimède, et tu t'es trompé. C'était pas une caisse de Pandore, c'était un vrai trésor !

- Une boîte de Pandore, la rectifia-t-il.

- En tout cas là-bas j'ai mangé autant qu'en deux jours à la maison, il y avait tellement de plats différents...

En entendant cela, son grand-père paniqua et lui fit signe de se taire, mais il était trop tard. Quelqu'un au premier rang l'interpella :

- Où ça, à manger, petite ?

- J'étais à la villa, de la butte...

- Elle n'était nulle part, on arrête cette discussion, voulut clore Archimède.

Mais le mouvement était lancé, et de plus en plus de voix s'élevèrent, exhortant Éva à raconter ce qu'elle avait vu. Elle pourtant n'y voyait qu'enfin l'attention attendue depuis si longtemps, elle souriait et s'en donna à cœur joie.

- Ils voulaient pas que je rentre, ni mon patriarche, ni le père d'Alba. Alba c'est ma copine qui habite là-bas...

Elle raconta le passage avec les cochons, mais on la pressa d'aborder la nourriture qu'elle avait goûtée. Son grand-père la saisit au col et lui somma d'arrêter mais, pleine de défi, Éva reprit en parlant le plus fort possible.

Elle décrivit ainsi la musique, les murs propres, les goûts qu'elle avait découvert, cette nourriture délicieuse et abondante... Après cela, elle sentit qu'elle perdait l'attention de la salle. Elle glissa précipitamment ses dernières péripéties mais finit par ne plus être écoutée du tout. La masse sombre des fermiers et de bergers s'interpellait désormais entre elle, un grognement violent en émanait. Éva ne comprit pas ce qui se passait, elle n'entendit que des mots furtifs : rébellion, vengeance, mascarade...

Bientôt, les gens se levèrent, certains attrapèrent les fourches qu'ils avaient laissées posées à l'entrée de la salle, d'autres promirent d'en ramener assez pour tout le monde. Et dix minutes plus tard, la salle était vide.

Les patriarches, désabusés, murmuraient des paroles inaudibles. Archimède se leva difficilement et s'approcha d'Éva.

- Tu ne devais pas aller là-bas, c'était pourtant tout ce que je te demandais...

- Mais je comprends pas, qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

- Tu as ouvert une porte qui aurait dû rester fermée, voilà tout. Tu aurais dû penser avant d'agir comme une idiote.

Quelques temps après leur discussion, Archimède avait demandé à sa fille de le suivre. Ils arrivèrent sur la place du village et attendirent plusieurs dizaines de minutes. Par hasard, Éva tourna la tête et aperçut une colonne de fumée. Intriguée, elle marcha pour que l'église n'obstruât plus sa vision, et soudain elle s'affola :

- Archimède, il y a le feu à la villa d'Alba, il faut y aller, vite !

- Au contraire petite, c'est trop tard pour eux, il ne faut pas y aller...

- Mais Alba, elle ira bien ?

- Ne pense plus à Alba, tu l'as condamnée en exposant le mode de vie de sa famille à une foule d'affamés.

Elle fixa la maison et comprit enfin. Ses yeux s'embuèrent, et avant de fondre en larmes, elle chuchota :

- Je suis désolé papi, tu avais raison... J'étais sûr que ça serait sans danger alors que je savais pas ce qu'il y avait là-bas... Tout ça c'est ma faute...

Archimède la prit dans ses bras sans parler.

Une dizaine de minutes plus tard, Éva entendit malgré ses sanglots une clameur descendre de la colline jusqu'à eux. La foule revenait et paraissait victorieuse. Éva reconnut certains des villageois : quelques-uns étaient tachés de sang, d'autres étaient blessés. Son oncle s'approcha d'elle. Derrière-lui, d'autres suivaient, tenant enchaînée une partie des invités qu'elle avait vu une heure plus tôt dans la villa.

- Éva, fit son oncle, ce sont bien ces gens qui ont refusé de partager leur abondance avec toi ?

Éva regarda les révoltés derrière lui, qui menaçaient la gorge de leurs prisonniers avec de larges couteaux.

- Non, mentit-elle, ils ne m'ont rien refusé, c'est moi qui suis partie. Eux ils discutaient juste entre eux. Ils m'ont à peine regardée...

L'air non satisfait cette réponse, son oncle ordonna qu'on les enferme. Mais la foule n'avait pas encore fini son travail et toute l'après-midi, sous le soleil tapant et dans l'atmosphère glacée, ils allèrent toquer aux quelques luxueuses maisons du village pour, disaient-ils, rétablir l'équilibre alimentaire et économique dans leur société.

Archimède imposa à sa fille de rester avec lui. Elle n'était plus en sécurité nulle part, il lui fallait rester ici avec les patriarches, respectés par tout le village. Elle ferma les yeux par deux fois lorsque des groupes d'opposants s'affrontèrent – toujours à l'avantage des pauvres, infiniment plus nombreux.

Lorsque le soleil accepta enfin de se coucher sur le village ensanglanté, Éva était debout dans la rue, elle observait quelque chose par terre. Il lui sembla entendre quelque chose, son nom peut-être, mais cela n'importait pas.

Elle était là depuis des heures, sur le seuil de sa vieille maison, à fixer cette tache. Mais la voix reprit :

- Éva, ma chérie. On mange !

Elle entendait mais ne comprenait pas. Tout son corps tremblait, fébrile, sous le coup d'une hypothermie. L'ombre gelait tout son corps mais non, elle ne bougeait pas. Des pas rapides se rapprochèrent d'elle, puis le pied droit de sa mère gratta et effaça la trace de sang par terre : Éva releva les yeux.

- Allez viens, on mange. Ça te feras du bien.

La jeune fille la suivit, mais s'arrêta sur le seuil de la porte. D'abord, une odeur nouvelle l'avait surprise : une odeur de nourriture, comme elle n'en avait senti qu'à Noël et dans la villa plus récemment. Elle avait ensuite levé la tête et avait aperçu un festin déposé sur la table, c'était le même qu'elle avait vu le midi dans la villa désormais en cendres.

Mais tout cela l'avait simplement surprise. Si elle s'était arrêtée, c'était à cause de la silhouette qui s'approchait d'elle. L'homme, cagoulé, voulut l'éviter pour sortir, mais elle l'arrêta :

- Papi ?

Le vieil homme s'arrêta un instant puis repartit.

- Je sais que c'est toi ! Patriarche !

- Je ne suis plus patriarche, je m'en vais, répondit-il enfin.

- Mais pourquoi, et tu vas où ?

Elle jeta un regard à l'intérieur : tout le monde était installé et l'attendait pour manger.

- Je pars vivre en ermite pour plusieurs semaines, je vais prier pour le pardon des pauvres du village, et pour le mien. Je n'ai pas su les empêcher de devenir des démons.

- C'est pas ta faute papi, c'est la mienne, c'est moi qui a causé tout ça...

- Tu leur a simplement donné l'espoir d'une vie meilleure, tu ne pouvais te douter de tout cela. Comme Pandore et sa boîte, tu n'as pas relâché le malheur sur notre village, tu as simplement ouvert les yeux des pauvres sur leurs condition, sur leurs souffrances.

Elle ne comprit pas ce qu'il voulait dire.

- Je te reverrai quand ?

Il sourit, puis se retourna et s'éloigna. Abandonnée ici, Éva se retourna vers la salle aux odeurs de fête. Elle ferma les yeux, se promit de ne pas toucher un bout de cette nourriture tachée de sang, et entra dans l'atmosphère moite pour rejoindre sa famille à table.

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