La haute villa
Éva frôla l'angle du couloir en direction de la voix. Elle aperçut sa mère au bout. Baissant les yeux, elle s'approcha jusqu'à s'arrêter net devant elle. Les grincements de ses pas sur les vieilles planches s'arrêtèrent.
- J'ai une question maman...
- Tu as nourri les bêtes ce matin ? la coupa celle-ci.
Le regard d'Éva s'illumina et elle redressa la tête, toute sourire :
- Oui, cria-t-elle presque, c'est la première fois que je réussis à le faire toute seule.
- Tes frères ne t'ont pas aidée ? fit sa mère avec un regard noir.
- Ils dormaient je crois. Je peux te poser...
- Tristan, Harold ! hurla la femme rigide.
Éva n'osait bouger. À l'étage, des grincements précipités répondirent à l'appel.
- Allez-y, courrez mes petits lièvres, marmonna la mère.
Lorsqu'ils s'approchèrent pour de bon, les grincements ralentirent, et deux jeunes hommes apparurent au bout du couloir.
- Vous laissez votre sœur travailler pour vous, vous avez pas honte ?
Ils regardèrent Éva, étonnés. Il s'approchaient doucement, d'un petit pas, serrant les poings en direction de leur sœur.
- Mais maman, on a pas réussi à se...
- Je veux rien savoir. Quand la vie est dure, soit on se serre les coudes, soit on se débrouille tout seul. Vous vous partagerez un petit-déjeuner à deux pour la peine. Vous y réfléchirez à deux fois demain matin quand votre père mettra des coups de bâtons sur vos volets.
« Éva, tu me poseras ta question tout à l'heure, on ne demande rien sans l'avis d'Archimède.
Sans leur laisser le temps de répondre, elle mit une claque aux deux garçons, puis se retourna. Elle ouvra la porte sur la large salle d'où émana une odeur de café. Au loin, Éva aperçu Archimède, son grand-père, trônant au bout de la table.
- Pas cool Éva, on s'en souviendra, fit le frère le plus âgé en passant.
- Qu'est-ce qu'on t'a fait pour que tu sois aussi égoïste avec nous ? lui lança l'autre.
La jeune fille resta seule dans le couloir étroit, toujours avec sa question en suspens. Elle réfléchit quelques secondes, mais non, décidemment, elle n'avait pas envie de devoir encore passer par son grand-père.
Assise au bout de la longue table, Éva essayait de deviner le reflet de son grand-père à la surface de son bol de lait. Installé de l'autre côté, en face d'elle, il trônait, imperturbable. À sa droite, ses deux frères l'ignoraient et ne voulaient lui répondre. Cela faisait dix minutes qu'ils étaient là, à parler entre eux sans la regarder une seule fois.
Enfin, sa mère arriva et lui déposa une ration entière - un mince bout de viande avec une tranche de pain. Quand elle fut assise, après avoir servi toute la tablée, Éva lui chuchota à l'oreille :
- Maman, je voudrais juste passer l'après-midi chez Alba, tu veux bien ? Elle m'a proposé hier.
Sa mère la regarda avec un grand sourire.
- Je transmet ta demande au patriarche, ma belle.
Elle tourna la tête et éleva la voix. Éva sentit son cœur se serrer, elle baissa les yeux.
- Archimède, ta petite-fille Éva aimerait passer l'après-midi chez son amie Alba.
Un silence s'installa instantanément. Le vieil homme attrapa son menton, plissa les yeux, et inspira finalement un grand coup pour prononcer :
- C'est non, Catherine.
La sanction tombée, les murmures reprirent doucement. Éva se sentit bouillonner, ses mains tremblaient.
- S'il te plaît maman, le dis pas à papi, c'est ma meilleure amie...
Elle secoua la tête. Toute rouge, Éva allait exploser. Elle regarda au plafond les innombrables toiles d'araignées qui pendaient, accrochées aux poutres fripées. Il lui fallait partir de cette maison miteuse, ou elle allait étouffer.
- Papi, s'il te plaît, c'est juste pour aller jouer chez Alba !
Toute la table se tut. On la regardait.
- Pas de papi ici, appelle-moi Archimède, la reprit le vieil homme. Désolé ma petite, mais c'est non, un point c'est tout.
- Mais dis-moi au moins pourquoi !
- Ça suffit, sa mère lui grinçait à l'oreille. Tu lui parles autrement ou tu sors de table. Pas besoin de pourquoi, c'est oui ou non, ici.
Mais Éva n'écoutait pas. Ses yeux étaient fixés sur son grand-père, qui s'était levé et maintenant s'approchait d'elle. Elle frémit lorsqu'il s'approcha tout à fait, et sursauta au moment où il lui posa la main sur l'épaule.
- Suis-moi, jeune fille.
Elle se leva à son tour et marcha derrière lui. Une grosse vingtaine de regards les suivirent jusqu'à ce qu'ils atteignent la porte. Archimède l'ouvrit et relâcha l'odeur humide du couloir. Le poids d'Éva fit grincer le bois, lorsqu'elle rejoignit Archimède qui l'attendait, accroupi.
- Papi, pourquoi je peux pas y aller ? un sanglot montait déjà du fond de sa voix.
- C'est comme ça, je suis désolé. Tu m'as déjà présenté ton amie, je connais sa famille, ils sont très gentils et bien vus dans le village. Mais j'ai mes raisons de t'interdire.
- Il y a pas de raisons, si ils sont gentils !
- Fais-moi confiance, crois en la sagesse des anciens ma petite... Leur villa, en haut de la butte aux hérissons, c'est ta boîte de Pandore. Ne l'ouvre pas, c'est tout ce que je te demande...
Éva cacha sa main droite dans son dos. Elle savait ce qui allait venir.
- Promet-moi de ne pas y aller, et de ne pas imaginer n'importe quoi, ça ne tient pas du surnaturel.
L'habituelle promesse au patriarche... Éva croisa les doigts de sa petite main, la gorge serrée : elle ne mentait jamais d'habitude.
- Promis, papi...
Un quart d'heure plus tard Éva tripotait nerveusement la figurine en bois déjà bien usée par ses frères lorsqu'ils avaient son âge. Soudain elle aperçut sa meilleure amie. Immobile et souriante, la chevelure blonde l'attendait assise à une des tables de l'école communale.
- J'ai pris Karina, lui cria Alba de loin en brandissant sa propre figurine.
Éva pressa le pas pour contempler l'objet brillant que tenait son amie. Elle lui prit des mains, et en caressant le bois lisse elle ne put s'empêcher :
- Elle est neuve ?
Gênée, son amie marmonna que oui. Éva dut se forcer pour la reposer et se contenter de sa propre poupée qu'elle regardait tristement. Elle commença à jouer avec, l'imaginant creusant le sol pour trouver des pièces d'or.
- Mon patriarche veut pas que je vienne chez toi cette après-midi, fit-elle.
En même temps, Alba sortit discrètement un minuscule vêtement d'une de ses poches et s'attela changer les habits de sa figurine.
- C'est pas grave, moi non plus ils veulent pas. Ils m'ont dit... Qu'il fallait pas que tu viennes.
Éva releva brusquement les yeux.
- Toi aussi ?
Alba hocha la tête.
- Mais je vais quand même venir, défia Éva.
La petite blonde se stoppa.
- Tu es sûre ? Nos familles veulent pas, il faut pas qu'on désobéisse...
- Mais pourquoi Alba ? Ils veulent juste qu'on soit pas amis.
- On est amies, t'es pas obligée de venir chez moi pour...
- Si, je suis obligée. Promis qu'on risque rien, et puis je me ferai discrète, on va vite dans ta chambre et on en sort pas !
- Je sais pas... Ils doivent avoir des raisons si ils font ça...
- Si tu veux pas que je vienne, on est plus amies.
Alba la regarda froidement. Une légère brise lui gelait ses yeux humides, elle regarda au ciel et fut éblouie par le soleil d'hiver éclatant.
- On sait pas pourquoi ils veulent pas, t'es bête. Viens à la maison si tu veux, mais mon père te laissera pas rentrer. Peut-être qu'au moins il nous expliquera pourquoi ils veulent pas.
- Je rentrerai, tu verras... Je me ferai discrète.
- C'est pas possible, tu imagines pas comment c'est, chez moi...
Les deux amis arrivèrent essoufflées en haut de la butte aux hérissons. La vision de cette villa, bloc blanc posé au-dessus d'une campagne poisseuse, ne pouvait qu'émerveiller. Éva observait, intriguée, pendant qu'Alba toquait à la porte cochère. Un homme en costume apparut, sembla se poser des questions quant aux deux filles, puis chuchota quelque chose à Alba avant de refermer la porte.
Cinq minutes plus tard, un autre homme vint ouvrir la porte, il sortit et la referma derrière lui. Sa voix était sèche et monocorde.
- Qu'est-ce que vous faites là toutes les deux ? fit-il en dévisageant Alba.
- Papa... je sais que tu voulais pas qu'Éva vienne, mais...
- Et je ne veux toujours pas.
Il lui fit un signe de tête en direction de la porte, qu'Alba comprit immédiatement. Elle baissa les yeux et se retira. Quand le verrou eût claqué à nouveau, Éva se retrouva seule avec l'homme et son costume noir parfaitement repassé.
- Tu vas rentrer chez toi, petite.
- Mais pourquoi ? cria Éva. On veut juste jouer ensemble avec Alba, et il fait froid dehors, s'il vous plaît !
- Non, non ,non... ce n'est pas possible. Allez, rentre chez tes parents.
Il voulut conclure l'affaire en se levant et la regarda avec mépris, mais elle ne bougea pas.
- Non, je veux rentrer. Si c'est parce que vous êtes des magiciens, je le dirai à personne, promis !
L'autre s'empourpra :
- N'importe quoi, des magiciens ?! Mais qu'est-ce qu'ils racontent sur nous en bas... Bon, arrête de raconter des bêtises et va-t'en maintenant. Il n'y a rien à voir ici pour les gens comme toi.
Cette fois il s'en retourna et disparut par la grande porte. La jeune fille se retrouva seule pour de bon. Elle tremblait, autant de colère que de froid, car le soleil ne chauffait pas cette colline ventée.
Elle regarda autour d'elle : son village boueux, les quelques villages voisins, et beaucoup de champs. Désemparée, elle se mit à vagabonder devant la maison, tournant et sautillant sans entrain. Après quelques minutes d'errance, elle fit un saut un peu trop long et cria en ne sentant pas le sol sous ses pieds. Elle atterrit après un vol plané dans un large fossé.
Le choc lui coupa la respiration, et elle se tourna sur le flanc droit pour essayer de se relever quand elle se stoppa nette. À une dizaine de mètres, une clôture en bois coupait le fossé. Et derrière, un cochon l'observait.
Habituée à la vie avec les bêtes, la petite fille comprit instantanément ce que cela signifiait et elle se releva en ignorant sa douleur. Arrivée devant la barrière, elle exulta :
- C'est pas fini, c'est pas fini !
Elle contemplait le trou étroit par lequel les animaux rentraient le soir pour se mettre à l'abri sous la grande bâtisse. Tant pis pour la grande porte, pensa-t-elle, tant que je rentre.
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