Chapitre Huit
Louis Tomlinson - 4 septembre 2014
-Donc, d'après ce que j'ai compris, vous avez découvert d'une part qu'Harry Styles suit les cours dans votre université – comble de la malchance -, et d'autre part qu'il souffre d'amnésie ?
-Pour la douzième fois, oui. Relisez vos notes si vous avez un doute, je ne viens pas ici pour jouer au perroquet.
Je commençai à m'impatienter sérieusement, et craignais de finir avec un torticolis si je ne pouvais pas soulager au plus vite mon dos et mes cervicales de cette affreuse posture qui me tordait les os depuis une cinquantaine de minutes. Mais ce que je craignais le plus, c'était... d'avoir à étrangler cet imbécile pour qu'il me fiche enfin la paix.
-Qu'est-ce que vous en pensez ?
-Je n'en pense rien, et si c'était le cas, ce n'est pas à vous que je me confierais. J'ai des amis pour ça, et je n'ai pas besoin de votre aide, malgré votre horripilant acharnement.
Arnold Galway remonta ses lunettes en demi-lune sur le haut de son nez tordu, esquissant un énième haussement d'épaules accompagné d'un soupir excédé. Il travaillait dans un grand cabinet de psychologues dans le quartier de Westminster, et j'étais forcé de m'allonger sur son canapé jaune tous les jeudis à dix-huit heures depuis deux ans. On dit souvent que l'image des êtres désespérés couchés sur un divan avec un vieillard qui vous écoute pleurnicher est un mythe. Pas avec Arnold Galway.
-Non, je ne veux toujours pas de mouchoirs. Merci, dis-je, au comble de l'exaspération, en repoussant la boîte de kleenex d'une main dédaigneuse.
Le pauvre homme devait rudement s'ennuyer avec moi, puisque je m'obstinais à me murer dans un silence que j'étais résolu à garder ; on peut dire qu'il était payé pour ne rien faire, si ce n'était poser les mêmes questions sans relâche et réprimer des bâillements. Moi, j'attendais qu'il abandonne, qu'il s'endorme, ou qu'il craque. Comme chaque semaine. Lui aussi patientait, priant pour que je me confie enfin, que je parle, que j'accepte de l'aide, ou rien qu'un simple mouchoir. En somme, il attendait que je me comporte comme un jeune homme normal, comme le reste de ses clients : il voulait que j'admette être vulnérable, faible, en détresse. En vérité je l'étais, mais pour rien au monde je ne lui aurais dit. Nos séances se passaient généralement dans un silence quasiment total et très pesant, seulement interrompu par des questions qui revenaient mécaniquement, suivies de réponses monosyllabiques et sèches, et par des soupirs. Beaucoup de soupirs. Je passais mon temps à analyser et observer minutieusement la pièce rectangulaire dans laquelle j'étais tenu captif. A dire vrai, je connaissais mieux la carrière professionnelle de Galway – grâce aux diplômes et photos accrochés au mur – que la nature de mes propres problèmes, et la façon de les résoudre. Je pouvais également citer chaque meuble, chaque bibelot, et donner leur emplacement précis de mémoire. Mais j'étais incapable de prononcer ne serait-ce qu'un seul mot à propos de ce que Galway appelait « ma souffrance intérieure ».
-Je crois qu'il est temps de clore cette séance, monsieur Tomlinson, même si nous n'avons pas, selon moi, suffisamment avancé...
Et voilà ! Il a craqué. Je bondis du sofa sans même y être invité.
-Avancer pour aller où ?
Evidemment, il ne sut que répondre.
-Bonne soirée, monsieur Galway.
Je me massai les cervicales, remuai des épaules, satisfait d'écourter une fois de plus cette heure de supplice et d'ennui mortel. J'adressai un signe de tête courtois à l'homme qui, pour le citer, « ne souhaite que m'aider et ne me veut que du bien », franchis les quelques pas qui me séparaient de la porte en faisant grincer le parquet ciré en ébène, et m'éclipsai, laissant le pauvre Arnold hagard sur son fauteuil.
En entrant dans l'ascenseur, j'étais parfaitement conscient d'avoir été méchant. Je savais que cacher la plaie n'était pas un moyen de la guérir. Je savais que j'étais abrupte, impoli, impatient, égoïste, et extraordinairement chiant. Mais il y avait dans ma vie des vérités que je ne pouvais pas admettre. Et que personne ne devait entendre. Des vérités qui étaient enterrées au fond de mon cœur et dont je ne voulais pas parler. Ni aujourd'hui, ni dans une semaine, ni jamais.
Personne ne souffre, si personne ne sait.
5 septembre 2014
Je pénétrai dans l'immense, grandiose, antique amphithéâtre – oui, celui des films – bondé d'élèves aux apparences et aux caractères éclectiques. Il faisait un peu froid, je regrettai de n'avoir qu'un seul pull fin en cachemire. Il faut parfois souffrir pour attirer les filles... C'était la première fois que j'assistai à un cours dans un tel endroit. Les élèves de première année n'y avaient pas accès et étaient contraints de s'agglutiner dans des salles minuscules, mal isolées, mal chauffées, mal meublées, et d'écouter des professeurs aux compétences limitées. La fac, quoi... Heureusement, j'avais un peu plus d'espoir pour cette année.
Je m'avançai vers la première rangée de bancs sur lesquels les derrières de petits génies de la justice s'étaient assis avant moi, mon manuel de philosophie sous le bras, le bout du nez en l'air, émerveillé devant la beauté des lieux. Les murs, hauts de plus de quatre mètres, étaient entièrement masqués par des dizaines d'étagères en bois moulé dont des livres anciens à la reliure magnifiques débordaient. Sous mes pieds, le craquement délicieux du vieux parquet en chêne que le temps avait déformé.
Ce fut en abaissant mon regard au niveau de la foule que je croisai le sien. Il était encore planté là, sur ses pieds, comme un arbre. Comme un fantôme... Je clignai des yeux ; après les épisodes des derniers jours, je ne serais pas surpris d'avoir des hallucinations. Mais lorsqu'Harry Styles se détourna pour se déplacer de quelques pas avant de s'asseoir à un pupitre, je fus tout à fait certain d'être ancré dans la réalité. La dureté du regard qu'il m'avait lancé me cloua sur place quelques secondes, comme un coup de massue. Ces prunelles dont j'avais tant fait l'éloge... ces diamants émeraude que j'avais vus baignés de larmes ou d'éclats de rire... Maintenant, j'avais l'impression qu'ils étaient vides. Qu'ils avaient perdu leur éclat, leur valeur, la lueur de vitalité qui les faisait scintiller. Je sortis de ma rêverie en m'apercevant soudainement que j'étais désormais le seul élève debout à l'entrée de la salle. Un peu embarrassé, je fis mine de rien et allai prendre ma place de leader sur une des rangées du fond, au milieu de ma bande, composée des types les plus stylés du bahut, principalement des joueurs de l'équipe de basketball, et de leurs jolies cheerleaders – douées dans bien des domaines. Le premier cours de philosophie de l'année commença dans un brouhaha que le professeur – inconnu à mes yeux – eut du mal à calmer. Pourtant, la rumeur céda brusquement la place à un silence oppressant lorsque le quinquagénaire en costard qui se tenait sur l'estrade inscrivit au tableau, à côté de son nom – Pr Young - le titre de la leçon : « Qu'est-ce que le mensonge ? ». Je sentis ma gorge se serrer douloureusement, déglutis pour tenter de dénouer le nœud qui me coupait le souffle. Chaque phrase, chaque thèse ou hypothèse prononcé par M.Young faisait tressaillir mon cœur et contracter chacun des muscles de mon corps en ébullition. Je fixais le dos d'Harry, assis seul quelques mètres devant moi. Il griffonnait sur un cahier, et je me demandai ce qu'il pensait de ce débat. Les élèves étaient invités à interagir et à exprimer leur opinion. Chacune de leurs paroles me retournait l'estomac. J'étais tiraillé entre le désir de faire résonner dans l'amphithéâtre où le mensonge conduisait, et l'envie presque irrépressible de dévaler les marches en bois, de passer la grande porte à double battants sans me retourner, jusqu'à atterrir sous mes couvertures. Je me rendis compte que l'attitude que j'étais en train d'adopter était elle-même un mensonge. Cette répression, ce contrôle forcé de mon être sonnait faux. Quiconque m'aurait observé attentivement aurait forcément remarqué que mon corps était une façade, qui dissimulait la fureur de mon âme. J'essayais tant bien que mal de dissimuler mon trouble, mais mes tentatives furent réduites à néant par la voix d'Harry qui s'élevait dans l'amphithéâtre :
-Je définirais le mensonge par une tromperie volontaire. Une trahison, en quelque sorte.
-Et si parfois il fallait tromper pour protéger ?
Les mots avaient fusé plus vite qu'ils étaient apparus dans ma tête. Hagard, je fixai la silhouette de mon interlocuteur, tel un mort songeur. Harry se retourna très lentement, comme pour sonder la centaine d'étudiants qui l'entourait. En vérité, je savais qu'il avait reconnu le son de ma voix. Et je ne me trompais pas, puisque ce fut sur moi que ses prunelles se fixèrent.
-As-tu déjà été reconnaissant de quelqu'un qui t'avait menti ?
Cette phrase me cloua sur place. Tandis que nos regards étaient ancrés l'un dans l'autre, je me rappelai l'hôpital, le tribunal, les jours passés dans le noir et le passé dans la lumière. Prenant soudainement conscience que je venais de m'engager sur un terrain dangereux, je décidai de fuir. Immédiatement. Sous deux cents yeux curieux et intrigués, je me levai, dévalai les marches, et sortis avec autant de dignité dont j'étais capable, sourd aux protestations du professeur et des battements sauvages de mon cœur.
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