Chapitre 18 - Nuit Divine et Sursaut d'Ardeur

Année 7 – (saison de la vie)

Sur le dernier champ de bataille, Moïe ne cédait pas plus de terrain que le Prisme. Les hommes, ignorant que le nom de Yal Rez'Tan trouverait désormais sa place sur les tables de marbres honorifiques des temples, combattaient avec la force et la ténacité de l'honneur. Ni eux, ni Sar Ier ne virent poindre à l'horizon les membres du Prisme qui s'écoulaient des forêts. Ces derniers avaient peut-être fuit la dernière bataille face à la colère de Ribéon, mais aucun n'avaient abandonné la guerre. Gonflés de haine, ils s'abattirent avec force sur le régiment du roi. Moïe hurla des ordres remarquablement clairs à travers le tumulte et aussitôt, les rangs se reformèrent pour se préparer à la double attaque. Au loin, les cheveux noirs d'Obsi le distinguait sans mal du reste de son armée. L'elfe volait pratiquement au-dessus des prairies, visiblement déterminé à rejoindre son homologue sur le terrain pour un ultime duel.

— Cette fois sera la dernière où nous nous rencontrerons, Moïe ! tonna-t-il entre deux esquives de lames affutées qui ne parvinrent pas même à le ralentir.

Il se jeta une fois de plus à l'encontre de son ennemi juré et déclencha un combat qui promettait une violence inouïe.

Au loin, Sar repoussait ses assaillants dans une maîtrise parfaite de la danse des sabres. Troquer ses armes habituelles pour d'autres, plus exotiques, était de loin la meilleure idée qu'il ait eue. Décontenancés face à la tempête d'acier qui leur tombait dessus, aucun ne parvenait à se frayer une ouverture dans la défense du seigneur, bien trop inattendue. Aucun, sauf un. Invisible, dans l'ombre du chaos, une pierre n'était plus qu'à quelques pas d'appliquer un coup fatal dans le rein du roi. Ces quelques pas, cependant, ne resteraient à jamais qu'un espoir fou, ruiné. Alors que son bras se levait pour répandre le sang, c'est le sien qui s'écoula abondamment. Surpris, il s'affaissa sur lui-même, le regard figé sur la lame qui dépassait de son abdomen. Bérénice se contenta d'enjamber le corps avant même qu'il ne finisse sa chute, et se colla à Sar Ier. Dos à dos, ils entamèrent une valse mortelle contre leurs opposants. Entre jeu de jambes et jeu de lames, les chairs se tranchaient et les humeurs se mêlaient à la boue.

Le reste de la garnison ne tremblait pas plus. Les envahisseurs faiblissaient et leur nombre réduisait considérablement sous l'œil aguerri des soldats. Revigorés par l'odeur alléchante de la victoire, les défenseurs de Brazla oublièrent les deux jours passés à guerroyer. Ils oublièrent la nuit passée à répandre le sang sur leur terre. Ils oublièrent même jusqu'à la peur et le chagrin des pertes inévitables de ces jours qui, à jamais, marqueront l'histoire. Ils seront cette histoire !

L'euphorie qui gagnait les troupes jusqu'à stimuler le dernier cœur battant pour sa patrie, ne dura pas plus longtemps que le dernier souffle d'un condamné. Un rire sadique résonna après qu'un éclair illumina le ciel obscur. L'hilarité malsaine avait éteint jusqu'au plus vigoureux des feux patriotiques. Une plainte sourde s'en suivit et le rire continua. Moïe était à terre, un sort d'Obsi l'avait atteint de plein fouet. Sa tunique brulait. Il ne bougeait plus. L'histoire s'assombrissait.

***

Le chemin du Gouffre de Glace serpentait entre les roches dans un zigzag incessant. Le souffle des montures se faisait de plus en plus court à mesure que l'air se faisait rare. Le voyage semblait interminable, mais Malvina ne ressentait plus aucune fatigue. En fait, jamais elle ne s'était sentie aussi vivante. Luvac était en vie, leur cœur chantait en rythme telle une symphonie organique.

— Soit nous sommes arrivés, soit nous avons un problème, maugréa Athèlme en tête de ligne.

En effet, le couloir minéral du gouffre était entièrement bloqué par un amas de roche compacte. Tous trois descendirent de leur monture pour venir observer la barrière naturelle, mais rien ne permettait de dire si quelque chose se trouvait derrière les géantes rocheuses qui leur faisaient face.

— Elme, Moïe ne t'a-t-il pas donné la prophétie avant que nous partions ?

— Si, mais le passage ne faisait qu'expliquer la destination... « Là où tout a commencé, tout finira. Là où la terre rencontre le ciel, tout commencera », récita-t-il scolairement.

— Et donc ça représentait le pic de la destinée, c'est ça notre dernière étape ? questionna Luvac, curieux.

Les élus répondirent d'un hochement de tête.

— Bien, continua ce dernier comme s'il n'y avait rien à ajouter.

Il s'avança alors devant le mur impénétrable et récita d'une voix éthérée :

— « Dans les méandres obscurs, le second est caché. Le sang du ciel coule sur le sol sacré. La roche s'ouvrira, à l'appel du maître. »

Tous s'observèrent un instant qui resta suspendu dans l'espace. Athèlme jeta un regard empreint de doutes à Luvac. Malvina, qui n'oubliait pas la fourberie dont le jeune homme avait su faire preuve, n'osa pas le regarder en face, de peur de trahir ses pensées honteuses. Il ne méritait pas de lire en elle sa méfiance après tous les sacrifices des derniers jours. Les secondes s'écoulaient, interminables, mais rien ne se produisait.

— Est-ce que je peux savoir comment... commença Athèlme.

Il fut coupé court dans ce qui s'annonçait être une accusation par un tremblement de terre naissant. Un sillage s'ouvrit dans la roche pour former une arche majestueuse. Son ouverture demeurait barrée par une membrane violacée, aussi légère qu'une toile d'araignée, le long de laquelle courraient des filaments d'énergie scintillante.

— Regarde ce voile, Mina. Ca ne te rappelle pas quelque chose ?

Malvina observait le nouveau décor avec une admiration déconcertée.

— La barrière d'Imalt arbore exactement la même composition, analysa Luvac à sa place, sur un ton expert.

— Mais la forêt d'Imalt est impénétrable, s'inquiéta alors Malvina qui sortait doucement de sa torpeur. Comment pouvons-nous espérer atteindre la relique dans ce cas ?

Athèlme dévoila alors une inscription sur la pierre qui entourait l'arche. D'une main hasardeuse, il caressa la roche pour dégager les écritures poussiéreuses.

— « Le sang de celui qui n'appartient ni au ciel ni à la terre, ni aux hommes ni aux dieux, ni au bien, ni au mal, s'il est jugé pur, saura apporter la lumière. » déchiffra Malvina derrière son frère. Est-ce que quelqu'un comprend quelque chose à ce charabia ?

Encore une fois, sans un mot, Luvac s'avança vers sa destinée, sans se soucier d'apporter un semblant d'information. Alors qu'il allait franchir le voile mystérieux, Malvina l'arrêta d'une main impuissante et le supplia silencieusement de son regard de biche. Il se contenta de lui dévoiler un sourire rassurant qui transportait en lui toute son affection et, si elle s'y attardait, la promesse d'un amour éternel.

Il sauta.

Le voile grésilla d'un pouvoir mystique.

Une lueur dorée implosa entre les murs de roche, assez puissante pour priver les héros de leur vue. Le visage couvert de leurs bras et les traits tirés par une douleur lancinante, ils ne virent rien de ce qui avait bien pu se passer. Sans l'ombre d'une crainte, Malvina se précipita vers la porte minérale. La toile violacée avait disparue. Seul le vide lui faisait face, un néant absolu, la fin du monde. Elle ressentait en elle l'absence de Luvac de la même façon qu'elle ressentirait la perte d'un membre. La douleur était cru, fantomatique et serpentait entre ses tripes.

— Dépêchons-nous, Elme ! Nous devons aller l'aider !

— Mina, attends ! commanda-t-il en retenant de justesse sa camarade qui, déjà, faisait mine de sauter à son tour. Tu ne trouves pas ça étrange qu'il soit en possession des mots prophétiques ? Que, comme par hasard, il soit celui qui doive sauter à travers le voile ? Luvac était avec nous dans les souterrains de la bibliothèque... et on ne peut pas dire qu'il fut beaucoup resté à nos côtés, plus occupé à fouiller qu'il était.

Malvina observait son frère, outrée. Il venait peut-être d'annoncer tout haut ce qu'elle pensait tout bas, mais entendre ses propres doutes ainsi formulés la remplissait de honte.

— Elme, Il...

— Il t'a sauvé la vie, oui ! Mais à quelle fin ? Nous sommes les élus, Mina. Nous seuls pouvons accomplir la prophétie des dieux. C'est pour cela que nous avons été arrachés à notre enfance, à nos familles, à une vie heureuse avec de futurs enfants, mariés, pleins de projets et de rêves... Nous n'aurons jamais cela, Mina, parce que nous sommes le dernier rempart contre Mélak. Alors, je répète, ne trouves-tu pas ça étrange ?

Malvina tremblait, rongée par un doute impitoyable. Les regrets qui dévoraient l'âme de son frère avaient su rester bien secret. Elle savait que sa vie ne correspondait pas pleinement à ses rêves, mais jamais elle n'avait soupçonné qu'ils puissent être aussi ardents. La douleur en son être ramena le cours de ses pensées sur Luvac. Sa bonté la punissait de pouvoir encore douter de lui mais, après tout, les membres du Prismes n'avaient-ils pas hurlés qu'il était le fils de Mélak ? Luvac n'avait-il pas accomplit l'exploit, infiniment profane, de la ramener à la vie ? L'évidence était bien là, juste sous ses yeux. Pour tenter d'apaiser son cœur, elle parcourait inlassablement les écritures ancestrales de l'arche.

— Et si nous avions torts... murmura-t-elle.

— Je te demande pardon ?

— Et si nous nous trompions depuis le début, Elme ! Moïe n'a pas pu lire tout le message, ce jour maudit où il avait découvert la prophétie. Il a avoué que les nuages avaient obscurci une partie du message divin ! Il fallait deux élus, personne n'en doute, mais... « ni au ciel, ni à la terre », récita-t-elle, le nez collé à l'arche. Luvac n'est qu'à demi-dieu, il a passé son existence sur Brazla ! « Ni aux hommes, ni aux dieux », nous y voilà encore une fois, il n'est qu'à moitié l'un et l'autre.

Athèlme fut contraint de donner raison à sa sœur. Il s'avança vers l'arche pour vérifier sa lecture.

— « ni au bien, ni au mal » ... il fait preuve de fourberie mais ... « s'il est jugé pur, saura apporter la lumière », nous avons pratiquement perdu notre sens de la vue avec cet éclat, il aurait donc été jugé « pur » ? releva-t-il, l'air de n'avoir jamais pensé utiliser un tel qualificatif pour parler de sa recrue.

Il n'obtint aucune réponse. Malvina plongeait déjà, sans se retourner, dans le néant lumineux de l'arche. Athèlme oublia tous ses doutes et rejoignit son âme-sœur sans aucune hésitation.

Malvina baignait dans un océan de nuages poudreux, aussi doux que les berceuses que lui chantait sa maman lorsqu'elle était enfant. Elle pouvait presque entendre sa voix, au loin, dans un espace indéfinissable.

Athèlme, quant à lui, avait l'impression de voler dans une eau plus claire encore que le cristal le plus pur. L'eau bouillonnait mais aucun mal ne lui était fait. Le fracas d'une lame résonnait dans son âme, un fracas familier, bien connu du guerrier. Il s'empressa d'ouvrir les yeux pour découvrir les traits d'un visage qu'il ne pensait jamais revoir. Le regard espiègle de son père lui faisait face, il lui tendait une main calleuse... Athèlme était à nouveau l'enfant innocent des prairies de Sora.

L'illusion s'estompa doucement. Elle laissa le temps aux élus de s'imprégner une dernière fois de sa douceur avant de disparaître complètement. Tous deux se retrouvèrent au milieu d'une gigantesque cavité, Luvac en son centre.

— Enfin, vous voilà ! Qu'est-ce qui vous est arrivé, là-haut ? Vous n'avez pas vu la lumière ? Par Pashad, j'ai été jugé pur ! Je m'attendais à un peu plus de célébration de votre part, parce que si ça vous semblait évident, ça ne l'était pas du tout pour moi ! s'extasiait-il dans un rire franc.

Transis de honte, les deux soldats se contentèrent d'observer d'un air intrigué la grotte. Quatre piliers marquaient les extrémités de la salle. Un cercle lumineux, aussi étincelant que l'or de Shakam, entourait chacun d'entre eux et, sur leur sommet, brillait une étincelle colorée, chaque fois différentes : une verte, une bleue, une rouge et enfin une blanche. Poussée par une curiosité maladive, Malvina s'approcha du réceptacle le plus proche pour observer plus attentivement les motifs gravés dans sa pierre primitive.

Une fois son corps passé dans le cercle, tout devint obscur. Elle se noyait. L'eau était partout, il n'y avait ni haut, ni bas, aucune sortie possible. Au contraire, chacun de ses mouvements, plus désespérés que le précédent, l'enfonçait plus encore dans les abymes. En quelques jours à peine, Malvina craignait ne voir la mort arriver pour la troisième fois et, étonnamment, ne ressentit qu'une forme de lassitude à cette idée. La mort, après avoir été feintée maintes fois par elle, par ses proches, par le roi, ne lui apparaissait plus comme cette grande dame diaphane et inexpugnable. La mort était devenue une vague notion, à peine symbolique et trop souvent domptée. La pauvre s'accrochait à son effigie de glace impénétrable, mais elle n'était en réalité pas plus opiniâtre que n'importe qui d'autre.

Une main salvatrice agrippa finalement le bras ballant de la jeune femme et la tira puissamment vers son salut. Trempée, gelée, elle se retrouva à quatre-pattes sur le sol froid de la grotte, les idées obscurcies par le spectre d'une dame vaincue, une fois encore. Avide d'un air dont ils avaient été privés trop longtemps, ses poumons la firent cracher l'eau accumulée avant de forcer une inspiration plus précieuse qu'aucune ne le fut jamais dans sa vie.

— Tu ne sais donc pas nager, Mina ? la rabroua Athèlme dont le teint cramoisi, faussement furieux, trahissait son inquiétude.

— A force de vouloir faire croire à une mort certaine, nous allons finir par nous lasser, Ma Dame, la charia Luvac.

Et il ne croyait pas si bien dire. Lui aussi camouflait fièrement sa panique derrière son fidèle masque malicieux. Mais ses yeux ne trompaient pas. L'entendre respirer avait été la seule raison qu'il continue lui-même à le faire. La jeune femme se releva tant bien que mal, crachotant encore quelques gouttes, la gorge en feu.

— La mort, vous pouvez bien vous la garder, messieurs.

Elle aplatissait les plis de sa tunique nerveusement, sans jeter un regard à personne.

— Rien n'a de sens ici, rouspéta Malvina. Ces satanés piliers ne montrent pas la moindre indication... tout qu'ils veulent c'est nous tuer, éructa-t-elle.

Athèlme faisait les cents pas dans la salle, il passait d'un coin à l'autre en laissant traîner un œil averti sur chaque parcelle de pierre qui l'entourait et prenait grand soin de ne pas franchir les cercles d'or. Il balaya nerveusement le sol sablonneux de ses pieds, agitant des nuages de poussière dans l'air.

— Elme ! Tu m'en mets plein les yeux ! s'agaça Malvina qui n'était toujours pas complètement remise de son expérience.

— Ecoutez ! s'émerveilla Luvac. Continue, Athèlme, au contraire !

Sans se faire prier, le général jeta sans retenu des nappes de sable dans les airs, au grand damne de Malvina qui craignait de bientôt devenir aveugle tant les particules fines lui irritaient les yeux. Rageusement, elle s'enfila dans un coin reculé de la pièce en attendant que ce cirque se termine bientôt. C'est là qu'elle l'entendit. Le murmure.

« La nature est vie... »

La voix, aérienne, presque brumeuse, s'exprimait lentement et observa un long silence malgré les coups de pieds d'Athèlme dans le sol.

« L'incendie est renaissance... »

Encore une fois, elle se tu.

— Pas de doute, les élus des dieux aiment le suspens, maugréa Luvac.

— Shhhht... le reprirent en cœur Athèlme et Malvina.

« Dans un bruissement de feuilles, l'harmonie de l'univers... »

— Par tous les dieux, va-t-on en arriver au fait ? s'impatienta Luvac dont l'impatience faisait trembler les membres.

« ...se dévoile, tel un fleuve tranquille. »

La lumière vacilla puis gagna en clarté pour baigner la salle dans un jour quasi parfait.

— Est-ce que quelqu'un a une idée d'où provient l'éclairage ? murmura Luvac dont les yeux partaient en quête d'une réponse.

— Nous avons peut-être une énigme plus urgente à élucider, tu ne crois pas ? grogna Athèlme, fatigué de toutes ces devinettes.

Luvac émit un petit son d'acquiescement avant de baisser son nez pour le ramener vers des affaires plus à-propos. Malvina, déjà, se dirigeait vers l'étincelle verte.

— La voix voulait être bien sûr que nous ne soyons pas du vent, ça c'est sûr, vu les coups de pieds qu'il a fallu lancer pour qu'elle daigne nous parler, ralla Athèlme dont la main agitait une chaussure pour la vider de son sable.

— Le vent... murmura Malvina, songeuse. L'étincelle bleue a tenté de me noyer... mais toi, Elme, tu as pu rentrer dans le cercle et en sortir sans mal.

— Le bleu serait alors... l'eau ? C'est ce que tu penses ?

— Que risque-t-on à essayer ? éluda Malvina d'un air détaché.

Las de tout ceci, les deux élus firent jaillir de leur main un bout de leurs éléments respectifs sans plus de question. Une petite feuille agitée par un vent nouveau vint naître dans le creux de la main de Malvina tandis qu'Athèlme embuait l'espace avec joie en forçant une union toxique entre l'eau et le feu. Ils n'eurent pas le temps de s'interroger sur le résultat de leur expérience. La clarté ambiante disparu et un grondement sous-terrain retentit dans un tremblement menaçant.

— Et ça, c'est supposé être bon signe ? s'inquiéta Luvac qui déjà s'était positionné devant Malvina aux côtés d'Athèlme.

Sans prévenir, une lance de feu jaillit dans les airs, modifiée en une tornade meurtrière par la simple force d'un vent destructeur. Le sol se contorsionna en des formes tortueuses, instables et imprévisibles. La pluie rejoignit la danse puissante des éléments débridés et, très vite, l'atmosphère fut plongée dans un brouillard de buée où se reflétaient les éclats des flammes intarissables. Impuissant face à cette force infiniment terrestre, Luvac s'empressa plutôt d'invoquer un bouclier d'énergie autour d'eux. En vain. Ses jambes recommençaient à trembler et aucune forme de protection d'aucune sorte ne daigna sortir de ses chairs. Une angoisse monta en lui mais il demeura présent auprès des élus, prêt à agir si l'occasion lui était donnée.

— Mina ! Les étincelles ! Ce sont nos éléments ! La vie, la renaissance, l'harmonie et la tranquillité ! Nos pouvoirs sont une bénédiction, pas une malédiction, mais nous devons les contrôler.

Malvina acquiesça d'un simple signe de tête, ne trouvant ni l'envie ni le courage de porter sa voix fatiguée au-dessous du chaos ambiant. Les éléments étaient déchainés et menaçaient d'une mort certaine quiconque viendraient les déranger. Seuls, ils étaient la nature tout entière, mais unis, ils étaient le néant, la création et la destruction. Les bases de l'univers et des êtres. Finalement, le mystère de la vie sauta aux yeux de Malvina, plus léger qu'un tableau d'enfant. La séparation des éléments, la domination des forces et le contrôle de la nature, pure, aussi bienveillante qu'une mère mais aussi dévastatrice que le courroux des dieux.

Elle leva les bras dans les airs sans s'inquiéter d'être blessée et s'aventura dans le centre de la pièce, là où la guerre élémentaire faisait rage.

— Mina ! Attention au feu ! hurla Athèlme.

Il tenta de récupérer le contrôle sur son élément, mais rien ne se passait. Il n'avait pas récupéré son énergie, perdue inutilement dans son jeu stupide avec les flammes lorsqu'il avait cru sa sœur disparue à jamais. Il allait bondir vers elle, mais se ravisa alors qu'une idée lui parvint. La pierre d'Imalt était lourde dans sa poche. Elle crépitait face à la puissance ambiante, vibrait d'un pas qui ne souhaitait que partir danser avec l'univers, rejoindre sa valse effrénée. Athèlme la saisit à pleine main, il la porta instinctivement à son cœur et la pria de lui conférer l'énergie suffisante pour venir à bout de ce jour décisif. La pierre crépita de plus belle. Elle se fondit dans ses paumes, fit corps avec lui. Sa chaleur le pénétra telle une caresse. Puis, elle disparut. Fort d'une énergie nouvelle, Athèlme envoya ses bras à l'assaut des éléments. Sans effort d'aucune sorte, il agrippa le feu qui se propageait vers Malvina et Luvac. Le feu gronda, mais le rugissement d'Athèlme fut plus fort. Dans une ultime démonstration de force, il fit plier la pluie sous sa volonté. Un lac aérien se forma avant d'encercler le feu pour le ramener vers son maître. Soumit, les éléments infiltrèrent chaque pores de la peau du guerrier qui les avalèrent dans un tremblement d'énergie. Entre temps, Malvina, qui n'avait pas cessé son avancée vers le centre de la grotte, entreprit de calmer les éléments. Elle se jeta au sol et, d'une main qui scintillait sous les assauts de son pouvoir, elle caressa la terre meuble sous ses doigts. Elle commanda le vent, lui pria une symphonie douce. Calmé par la disparition du feu, ce dernier réagit immédiatement. Il souffla délicatement contre les parois de roche et entreprit de rejoindre les caresses de Malvina sur la terre torturée. Bientôt, plus aucun d'eux ne bougeaient. Les éléments étaient bercés par leur propre mélodie et ils disparurent en se fondant en leur maîtresse pour un repos salvateur.

Telle une apparition divine, un mur de glace se forma au centre de la cavité et un dernier réceptacle émergea du sol sous le regard ahurit des trois partenaires.

— Regardez, il y a un homme là-bas, remarqua Malvina en pointant le mur du doigt.

Les deux guerriers dirigèrent leur regard vers la direction observée, se demandant quel combat ils allaient encore devoir mener. En effet, une ombre était prostrée de l'autre côté de la paroi de verre. Il les observait sans bouger, assis sur une excroissance rocheuse. Ses yeux de cristal menaçaient de transpercer quiconque soutiendrait son regard et ses traits, pourtant jeunes, trahissaient les âges immémoriaux qu'il avait traversés.

— Très chers camarades, entreprit Luvac qui n'avait pas peur de briser le silence, je vous présente le seul et l'unique, Las'Talas.

Malvina reteint un gémissement tandis qu'Athèlme étouffa un juron. Impossible. Aucun d'eux ne pouvaient tolérer l'idée qu'ils fixaient en ce moment même le plus grand sorcier de tous les temps, l'elfe dont les mains baignaient dans le sang de milliers de brazlaciens. Les pensées s'emmêlaient, l'odeur de la crainte empestait l'air et l'ahurissement emprisonna les mots.

— Vous pourriez au moins le saluer, s'enquit Luvac dont l'amusement n'était absolument pas communicatif. Vous savez depuis combien de temps notre bon vieux Las'Talas n'a pas entendu un son ? Hmm... et bien je vais vous le dire. Bien trop longtemps pour que lui-même ne s'en rappelle !

Les deux élus se contentaient d'observer l'elfe enfermé sans bouger. Aucun des deux n'avait même remarqué la petite sphère qui trônait désormais sur le nouveau réceptacle qui jaillissait du sol devant eux.

— Bien, puisque l'ambiance n'est clairement pas au beau fixe, on pourrait peut-être s'en aller rapidement dans ce cas ?

L'air entendu de Luvac, malgré son humour qui dissonait par rapport à la situation, sortit les camarades de leur apathie. Devant eux flottaient avec nonchalance une sphère aqueuse qui berçait en son sein une lame dont le fil était si tranchant qu'il diffractait les rayons de lumière autour de lui. Une lame, savamment travaillée, sertie dans un manche de bois parfaitement banal. Aucune gravure, aucune inscription, pas même une forme d'initial, ne décorait la pièce antique. Athèlme plongea la main dans la sphère sans ne rencontrer aucune résistance et en ressorti l'arme légendaire. Aussitôt, elle s'anima, s'échappa de sa poigne et voltigea au-dessus d'eux avant de s'immobiliser pour s'exprimer d'une voix d'outre-tombe : « Que celui qui brandit la Dague Assoiffée soit assuré de son pouvoir. Un seul sang, un seul maître ne saura gouverner les âmes par millier. A jamais, Las'Talas vivra en ses descendants. A jamais, son courroux frappera les ennemis à son sang ! »

Inanimée, la dague retomba entre les mains d'Athèlme qui ne savait plus s'il devait la tenir ou la jeter le plus loin possible. La silhouette de Las'Talas n'avait pas bougé. Un détail, cependant, rendu leur sortie un peu prématurée : Son visage s'était peint d'un sourire malévole.

***

Les ténèbres de cette journée qui marquerait l'histoire de Brazla se déchirèrent dans un rugissement foudroyant. Le ciel se zébra, cisaillé d'un millier d'éclairs qui s'abattirent vers des horizons indistincts. L'univers entier sembla trembler d'effroi avant de retrouver le calme surnaturel d'une nuit providentielle.

Du fond de sa cavité humide, Mélak s'était consumé d'une rage sans pareil.

Aussitôt l'énergie volatilisée, il se maudit pour son inconscience. Son pouvoir était bien trop précieux pour être gaspillé dans les enfantillages des émotions. Mélak ne le savait que trop bien ; tout succès ne repose que sur un contrôle suprême de soi et de son environnement. D'un geste excessif, il ouvrit largement ses bras charbonneux et accompagna le mouvement d'une longue respiration obsolète. L'inutilité de la chose ne lui échappa pas, mais son efficacité était, quant à elle, redoutable.

Il était calmé.

Il posa un œil, encore rougit par la fièvre de sa fureur, sur le petit scintillement qui se détachait des parois rocheuses. Entre le ruissèlement incessant d'une eau sans provenance, un éclat lumineux nimbait la pièce de sa lueur éternelle. Comme à son habitude, le dieu du Mal s'approcha de la Bague de Rémission pour l'observer. Elle lui apportait tout le soutien dont il avait besoin pour mener ses plans à exécution malgré sa solitude immuable. Grâce à elle, il savait que son énergie s'amplifiait chaque jour un peu plus vigoureusement que le précédent. Il pouvait sentir en lui la frénésie d'un pouvoir trop longtemps oublié. Son corps reprenait vie sous ses yeux.

Par sa simple volonté, Mélak invoqua Chose sans même frémir. L'acte ne lui coûtait plus rien et un fourmillement de puissance le parcouru à cette idée. Devant lui, le vide donna naissance à une forme longiligne, d'abord brumeuse, mais qui gagnait en densité sous le souffle démoniaque qui la sculptait. La brume s'épaissit, s'agglutina et, en un rien de temps, composa la silhouette parfaite d'une créature humanoïde. Chose se figea un instant, visiblement incertain de la situation. Son regard désabusé parcourait le sol de la grotte, se posa sur les pieds griffus qu'il rencontra et suivit la continuité du corps qui se dressait devant lui pour terminer sa course face à deux iris rougeoyants.

— Maître ! Mais... vous avez pu m'invoquer, c'est un miracle !

Le serviteur se jeta exagérément à genou et planta fermement sa tête entre ses bras sans s'inquiéter du tapis obscure que formaient ses cheveux sur le sol boueux.

— Oserais-tu insinuer que tu douterais de la puissance de Mélak, Chose ?

Ce qui n'avait d'homme que l'apparence releva une mine transie d'une frayeur sourde devant son maître.

— Non, non, maître, bien sûr ! Je voulais dire, comment, c'est-à-dire que...

— Oh par tous les dieux, tais-toi donc, ou je serais contraint de te faire disparaître !

Chose replongea sa trogne entre ses mains en signe d'acceptation absolue.

Sans un mot de plus, Mélak agita un ongle négligeant au-dessus de son serviteur. L'air s'alourdit autour des deux êtres et s'immergeât dans le corps du plus chétif. Le résultat fut immédiat. Chose s'épaissit quelque peu, son visage gagna en consistance et son expression hagarde céda la place à une nouvelle flamme qui animait son regard. Sans plus attendre, le serviteur se redressa de toute sa nouvelle stature, le dos droit, l'œil avisé.

— Grand Dieu Mélak, Protecteur des oppressés, Guide des oubliés et Gardien des Proscrits, ma reconnaissance pour toi est infinie, oh ! Mon Dieu. Ordonne et j'agirai.

— La perfection ! s'extasia Mélak visiblement satisfait. Si tu savais comme il est bon de te voir ainsi, Chose. Le Prisme d'Onyx, malgré sa défaite, ne saura plus douter de ma toute puissance lorsqu'ils découvriront cette nouvelle création.

Mélak tournait autour de Chose sans décrocher son regard ardent de son nouveau sbire. Il admirait son œuvre comme un grand couturier aurait jugé la plus belle de ses créations.

— L'ordre est simple, Chose, murmura-t-il d'un air trop assuré. Tu vas rassembler mes fidèles. Votre objectif clair : récupérer la Dague Assoiffée et découvrir la nature de la dernière relique. 

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