Chapitre 17 - Miracle et Survie

Année 7 – (saison de la vie) 

Le roi bataillait vaillamment sur le terrain. Il repoussait les adversaires sans frémir, tranchaient les chairs avec hargne et découpaient les membres aisément. Ainsi dynamisé par l'énergie de la guerre, le roi de Sora était méconnaissable. Il ne tremblait pas. Il s'épanouissait dans cette pluie de sang et toute douceur avait quitté son visage, buriné par les âges. Mais les pierres affluaient. Toujours plus nombreuses, elles regroupaient de puissants cavaliers creïs, de redoutables mérolts et même quelques mages elfiques dont le regard de cristal pouvait glacer jusqu'à l'os. Moïe avait rejoint son monarque au galop, inquiet de l'avoir laissé seul aussi longtemps, mais il fut satisfait de le voir sous bonne garde, encerclé par les guerriers flendïens. D'un simple hochement de tête, il rassura Sar Ier dont le regard inquisiteur demandait des nouvelles de son gendre. Rasséréné, il reprit les assauts de plus belle.

De l'autre côté des plaines, les nains déferlaient sur le champ de bataille en nombre. Après des décennies passées à ne jamais quitter leur royaume de roche, ils ne semblaient pas tant handicapés par le territoire sans reliefs que proposaient les plaines de Sora. Armés de toutes sortent d'armes standards et parfois plus exotiques, ils prenaient à revers les armées de Brazla. La moitié d'entre eux étaient juché sur des bêtes semblables à des safilins géants. En première ligne, cette cavalerie peu commune donna la charge dans un chant aux tonalités caverneuses. Les soldats de toutes origines, parés de leur fier uniforme aux couleurs de leur royaume, observèrent la nouvelle armée se répandre tel un raz de marée, sans même pâlir. Ils savaient leur sort scellé, mais ils pouvaient périr avec dignité. Ils avaient saigné pour leur roi, ils avaient souffert pour leur royaume et même, pour certains, offert leur chair en sacrifice pour la paix et la protection des valeurs de Brazla. Si le mal devait vaincre, aucun de ses hommes ne mourraient dans le regret ou dans la disgrâce. Ils redoublèrent d'énergie pour assassiner autant d'ennemis de la paix que possible, avant d'être rappelés dans les Plaines Astrales pour toujours.

Kilna, poussée par la crainte et une curiosité morbide, quitta le chevet de son mari et écarta un pan de la tante de soin pour se renseigner sur les évènements extérieurs. Sa bouche s'agrandit face à la tempête de fer qui sévissait tout autour d'elle. Les nains étaient là. De nouveaux sons, de nouvelles odeurs se répandaient. Les safilins grognaient sous le poids de leur cavalier, les cavaliers hurlaient, soit de hargne, soit de douleur, les lames chantaient entre les entrailles... Incapable de bouger, Kilna observa les derniers instants de Sora disparaître devant ses yeux impuissants. Elle risqua un regard vers Holf ; tué dans son sommeil, au moins, il ne souffrira pas, pensa-t-elle. Son esprit lui imposa une étrange nostalgie face la mort imminente. Elle avait été princesse d'un royaume le temps de quelques heures. Elle avait été mère, femme, orpheline puis fille de roi et aujourd'hui soigneuse. Si Saruïa devait la rappeler en ce jour sombre, elle ne regretterait rien. Sa dernière prière, elle l'adressa pour son fils.

Le tumulte était palpable, les commandants hurlaient des ordres pour se faire entendre par-dessus les cris des blessés. Le métal était maître en ce lieu et les chocs résonnaient dans la plaine dans un chant funéraire, telle une promesse de mort. Quand, transcendant le hourvari de la guerre, le ciel se déchira malgré la météo clémente. L'étendu bleu se silla d'une faille violacée et un grondement outrepassa tout ce qu'aucun n'avait jamais entendu. Les bruits des lames qui s'entrechoquent s'estompa. Alliés et ennemis avaient le nez pointé en l'air. Si le tumulte de la bataille ne les effrayaient, pour la plupart, pas le moins du monde, une crainte frémissante montait dans les rangs. Un nouveau coup de tonnerre tonitrua à travers l'ouverture béante et une forme se découpa dans l'obscurité nouvelle du petit matin. Les nains, qui n'avaient pas combattu une nuit entière dans la boue sanglante des plaines, étaient frais et reposés. Ils refusèrent de se laisser abuser par un tour de magie puéril que leur réservaient sans doute les mages de Brazla. Loin de toutes les superstitions stupides auxquelles se livraient les autres royaumes, ils profitèrent au contraire de cette apparition pour trancher quelques jugulaires à portées, pour les plus grands, ou les tendons d'Achilles qui trainaient devant eux, pour les plus petits. Des hurlements et des gargouillements retentirent alors une fois encore sous ces attaques perfides, mais les combats ne reprirent pas pour autant. Une voix résonna alors dans l'espace. Sombre, grave, sortie des entrailles de la terre elle-même.

— Les nains ont brisés leur allégeance !

La silhouette de l'ombre prenait à présent tout le ciel et personne ne semblait à même de comprendre les évènements qui se déroulaient sous leurs yeux. L'accusation provoqua cependant un véritable cessez-le-feu. Les nains pointèrent leur nez rebondit en l'air et abaissèrent leurs armes aussitôt.

— Les nains ne sont pas dignes de Brazla, ne sont pas dignes de leur rang et ...

Le silence était retentissant aussitôt que le ciel se taisait. L'apparition parlait avec force et autorité mais la lenteur de son élocution était effarante. L'attente faisait transpirer les rangs et gonfler les craintes. Les nains attendaient le verdict sans savoir comment interpréter la situation. La moitié d'entre eux s'étaient déjà jetée à genoux pour invoquer Ribéon et le supplier de leur venir en aide.

— ...et les nains, reprit le tonnerre, ne sont pas dignes de leur divinité. Je suis Ribéon !

A la seule prononciation de ce nom, tous les habitants de Ninetïa entamèrent un chant religieux empreint de la vigueur du désespoir.

— Mon peuple m'a oublié, murmura la divinité. Je n'ai plus souhait de les accompagner, mon heure est venue. Mais je blanchirai le déshonneur de ma lignée.

Malgré la terreur, un élan d'espoir naquit au sein des troupes de Sora et de ses alliés. Le frisson de l'optimisme trouvait son écho dans le tremblement de la vénération chez les nains.

— Ninetïa ne sera plus jamais un royaume libre, annonça finalement Ribéon comme une sentence. Les Terres Désolées ne seront plus seulement votre maison, elles seront aussi votre prison. Aucun nain n'aura plus jamais sa place sur le continent des dieux, si ce n'est, derrière vos murs de roches. Vous ne me vénérerez plus car je ne serai plus. Ribéon va disparaître et le peuple nain sera livré à lui-même, dès les derniers rayons du crépuscule.

Un sanglot de désespoirs éclata dans les régiments. Les prières décuplèrent, plus fortes, plus angoissées, plus désolées que jamais. Mais la punition du dieu semblait irrévocable. Déjà, de nombreux safilins erraient seuls sans plus aucun cavalier pour les guider vers une mort certaine. Tous disparaissaient, ventre à terre, dans une course effrénée vers leur forteresse de roche. Bon nombre n'avait même pas cherché à retrouver une monture. Epées, haches, doubles-lames, lances et autre brise-os étaient lâchés dans un bruit de fracas tonitruant à même le sol. Tous courraient dans un espoir puéril de fuir le courroux de leur dieu.

— Ainsi, ma sentence a été rendue. Toutefois... le nain qui, dans une bonté naturelle, dans une volonté de faire prospérer la paix, fera vœux de dévotion auprès des dieux de Brazla, sera bénit. Le nain bénit, qui jamais ne sera animé par des ambitions personnelles, celui-là qui, toujours, ne pensera qu'à l'altruisme et à la mansuétude sans rien attendre en retour... Il lui sera demandé de construire un temple divin au cœur de Ninetïa. Lui seul sera en mesure, un jour, de laver les crimes de son peuple. Lui seul fera, un jour, oublier l'affront qui a été fait à Brazla, à Ribéon et à Pashad lui-même. Rappelez-vous, vous êtes les créatures des dieux !

La faille dans le ciel se referma, sans un bruit cette fois, et le soleil reprit ses droits dans un silence de mort. Il fut finalement brisé par les vivats de la foule en liesse. Glaive en main, les alliés de Sora hurlèrent leur légitimité et déferlèrent sur les membres du Prisme qui, abandonné par leur force majeur, trouvèrent refuge dans les entrailles de la forêt.

***

Luvac était prostré sur Malvina depuis des heures. Athèlme s'était redressé et observait le feu crépiter entre ses doigts, à l'écart. Il faisait naître les flammes sans plus même avoir besoin d'y penser. Le feu était devenu son élément majeur. Il pouvait sentir sa flamme crépiter dans son cœur et brûler en lui, insensible, impitoyable, parfois flamboyant comme le soleil, parfois bleu et froid comme la glace du gouffre qui les entourait.

Luvac rêvait. Ou peut-être était-ce un cauchemar. Il était perdu dans une salle obscure. Aucune flamme ne brillait ici, rien que le néant. Il errait dans le noir, perdu, sans savoir où ses pas le menaient. Au lieu de se perdre plus en avant dans ces méandres abyssaux, il décida de s'arrêter. Il devait se reposer, se concentrer. Il lui fallait se retrouver lui-même. Peut-être était-ce ça qu'il recherchait ? Sa propre personne, son existence ? Assit sur ses genoux, il ne ressentait rien, ni la douleur de ses articulations pliées, ni le frottement du sol sur ses rotules. Aucune brise ne soufflait et l'air lui-même semblait au repos. Il ferma les yeux, sans que cela ne change quoi que ce soit à sa vision et tenta de rechercher une étincelle en lui. Même un semblant de fumée serait déjà quelque chose... Le jeune homme passa la nuit ainsi, endormi mais éveillé, dans une transe étrange, une quête floue. Il trouva finalement une faible lueur au loin qui brillait sans trop d'éclat. Intrigué il s'en approcha. Ce pouvait-il que sa quête de pouvoir brille toujours en lui ? Il ne se reconnaissait pas, il ne supportait pas l'homme qu'il devenait ; faible, amenuisé, compatissant... Il continuait sa progression vers le fragile éclat. Il n'avait rien de bon à lui apporter. Plus il s'approchait et plus une angoisse grandissante s'acharnait en lui. Il ressenti de fortes souffrances. Son dos lacérés, la noirceur des espaces clos, des bleus parsemaient chaque parcelle de son corps à demi-nu... Il se rappelait de tout cela, mais pourquoi était-ce sa seule source de lumière ? Il aurait voulu s'y projeter, se rassasier de sa fragile fougue, souffler dessus comme on ravive les braises d'un brasier. Mais rien de ce qu'il faisait ne réduisait son angoisse grandissante. Une ambition machiavélique flottait pourtant tout autour de lui, dans l'obscurité de son être, il la sentait. Mais alors qu'il allait s'abandonner dans l'étreinte mielleuse de la convoitise, un nouveau coup de fouet lui lacéra le dos. Il était enfermé, encore une fois, dans un compartiment étroit. Il manquait d'air. Il ne pouvait plus respirer, son dos suintait, ses yeux brûlaient sous la sueur et il n'avait même pas l'espace nécessaire pour les essuyer du revers d'une main. Puis tout alla mieux, une main qui n'était pas la sienne venait de lui essuyer le visage. Les lacérations de son dos venaient d'être refermées sans douleur. Deux yeux noisette lui souriaient dans l'illusion de l'obscurité. Sans réfléchir, il se départit de cette flamme qui ne lui apportait que douleur. Toute étincelle lui était bien inutile sans Malvina. Il saisit ce petit pouvoir diaphane en son cœur, bien qu'il ne soit tout ce qu'il n'ait jamais eu, et il l'envoya avec toute la force de son esprit à travers le contact gelé qu'il ressentait contre sa peau. La petite lueur bougeait, ondulait, et puis disparu d'un coup. Il faisait à nouveau aussi sombre que dans les profondeurs abyssales, et Luvac s'assoupit.

Lorsque les rayons du soleil vinrent finalement réchauffer les couvertures, Luvac se résolut à ouvrir un œil, non sans effort. Il était vide, affaiblit, toute vitalité semblait avoir quitté son corps. Mais un espoir ragaillardit quelques peu ses muscles, suffisamment pour lui permettre de se redresser. Peut-être avait-il rêvé, mais il pouvait jurer avoir senti un souffle chaud lui parcourir la nuque. Il braqua son regard sur Malvina, toujours allongée sous son corps. La jeune femme n'avait pas bougé, mais son teint ne semblait plus si pâle. Ses lèvres charnues étaient à nouveau aussi roses que les plistines d'été.

Dans un geste désespéré, il se risqua à planter son oreille contre le poitrail de la jeune femme. Une mélodie aussi douce que la plus tendre des caresses résonna en lui. Le tam-tam de la vie battait dans ce cœur mourant. Luvac n'osait pas bouger. Un sourire niait illuminait son visage. Il était là, immobile, des larmes ruisselaient sur son visage et il éclata finalement d'un rire franc et joyeux.

Athèlme, toujours debout dans un coin de la montagne, tourna un œil ténébreux vers l'origine de cette joie déplacée. Le son de la joie en un moment aussi tragique frappa avec force en son cœur et déchira ce qui restait de son âme. Il fit gonfler les flammes qui dansaient déjà entre ses doigts, il hurla et jeta un torrent enflammé dans la direction de Luvac, sans s'inquiéter de calciner la dépouille de sa sœur.

— NON ! hurla Luvac en se projetant plus encore au-dessus de Malvina.

Il se tendit, prêt à recevoir le baiser lancinant des flammes, mais elles ne lui parvinrent jamais. Il risqua un coup d'œil au-dessus de son épaule et découvrit un petit bouclier d'énergie dorée qui brillait autour de lui. Athèlme était au sol. Il hurlait. Il hurlait comme s'il essayait de s'immoler lui-même, quand une main vint se poser sur son épaule. C'était une main douce, délicate et réconfortante. Une main qu'il connaissait très bien. Il ouvrit les yeux sur un océan de tendresse qui le fixait d'un amour qu'il n'espérait plus jamais recevoir. Les deux billes noisette pétillaient d'une illumination nouvelle, mais toujours aussi bienfaisante. La peau qui les entourait était plus pure que jamais et les lèvres, qui offraient un sourire aussi beau que celui des anges, étaient aussi lumineuses que les Plaines Astrales. Athèlme cessa de hurler. Il porta une main tremblante à son visage et se frotta les yeux, puis il tendit ses doigts vers la joue de l'apparition qui le couvait de son regard divin. Le contact avec la peau de pêche en face de lui fut immédiat. Il ressenti la chaleur du corps lui parcourir la main tout entière. La promesse d'une vie éternelle battait dans le cœur qu'il pouvait entendre chanter.

— Mina ... mais... comment ...

Malvina lui tendit la main pour l'aider à se redresser, le plus naturellement du monde.

— C'est impossible, tu étais morte... tu... j'étais sûr que ...

— C'est mon étincelle... murmura Luvac, plus pour lui-même que pour les autres.

Il était faible. Jamais ses jambes, pourtant infatigables, n'avaient tant souffert à le tenir debout. Mais il souriait d'une sincérité nouvelle.

— Vous avez su prodiguer des soins excellents, annonça Malvina dont la voix chantait presque. Tu t'inquiètes toujours trop vite, Elme. Mais, nous devons nous hâter, le gouffre n'est plus très loin. Luvac, je ne veux pas savoir ce que tu fais encore ici... mais... je te remercie d'être revenu.

Les deux hommes n'avaient pas envisagé que ces premiers mots puissent accompagner le retour d'un mort. Paralysés par leurs émotions et par la tournure des évènements, ils se contentaient de fixer Malvina qui pliait les affaires du campement, éteignait le petit feu qui crépitait et harnachait les chevaux. Galia lui balança son énorme tête au-dessus de l'épaule et serra si bien que Malvina ne pouvait plus se dépêtrer de son étreinte.

— Les garçons agissent d'une manière étrange ce matin, tu ne trouves pas ? murmura-t-elle à sa monture, un rictus amusé accroché aux lèvres.

La jument ne répondit rien, mais elle raffermit sa prise, décidée à ne plus laisser sa jeune maîtresse s'en aller trop loin d'elle.

La suite du voyage se passa dans le silence. Malvina sentait, sans savoir pourquoi, le poids du regard de Luvac dans son dos. Athèlme se retournait à chaque occasion pour la fixer comme s'il avait peur qu'elle ne disparaisse. Certes, elle avait été gravement blessée, mais il ne lui semblait pas impossible que ses dons de guérisseuse puisse la protéger contre ce genre de blessures. Ils auraient dû s'en douter. Après tout, elle avait déjà opéré sur bien pire depuis ses années de service. Et les bandages de qualité qui lui ont été prodigués ne pouvaient qu'avoir aidé dans ce processus.

— Vous êtes bien discrets Mes Seigneurs, ricana-t-elle. Peut-être le voyage est-il trop...

— On nous attaque ! hurla Luvac.

Malvina avait déjà bandé son arc, Athèlme tenait son épée fermement et Luvac s'était jeté devant Malvina, tel un rempart de chair. L'attaque avait été immédiate, seule la célérité de Luvac avait permis d'esquiver la flèche meurtrière qui avait sifflé entre leurs rangs.

— Eh bien, Luvac, siffla une voix suave. J'avais prévenu Tourma qu'on ne pouvait se fier à toi mais il a préféré ignorer mes conseils. Peut-être comprendra-t-il à partir de maintenant à quel point ma parole est importante. Je te remercie pour cette occasion. Ou peut-être est-ce encore une de tes multiples ruses ? Ton double-jeu te mène-t-il aussi loin ? Si c'est le cas, tu peux cesser immédiatement et me remettre tes deux camarades en l'instant.

Le mérolt, d'au moins deux têtes de plus que Holf, leur faisait face. Sa peau était d'un bleu sombre et une crête impressionnante, armée de piques, s'étendait sur toute la longueur de son dos. Derrière lui, des dizaines d'hommes et de femmes se serraient, le regard plein de haine et de violence. Athèlme braqua un regard glacial sur Luvac, observa le moindre de ses gestes, de ses expressions.

Ce dernier ne bougeait pas. Figé, il observait Charb, mitigé entre la haine et le respect. Il tourna un air désolé vers Malvina qui fit frémir l'échine de la jeune femme.

— Mina, souffla Athèlme plein de désespoir.

La jeune femme tourna la tête vers lui. Il pointait ses mains dans sa direction, elles étaient vides. Aucune flamme ne dansait en leur creux.

— Il a passé la nuit à faire briller les ombres avec son pouvoir, remarqua froidement Luvac. Il est vidé à présent. Charb, continua-t-il, je pense avoir prouvé mon allégeance plus d'une fois au Prisme d'Onyx. Est-il vraiment nécessaire de ressasser ce petit jeu ? Les élus sont là, martela-t-il en accompagnant le geste à la parole. Ils sont faibles, fatigués, incapables de rétorquer. Tu pourras annoncer ce que tu veux à Tourma, mais tu ne pourras pas vanter la qualité de ta parole, désolé camarade.

Charb ne répondit rien, mais il bouillonnait. Son bras se tendit, fit signe au petit groupe d'avancer comme si c'était l'évidence même. Sous le regard aurifié de Malvina, Luvac s'empara alors de sa monture et commença à la traîner vers le régiment de pierres. Lentement, ils avançaient tous deux vers ce qui s'annonçait comme la fin d'une aventure.

— Traître ! hurla Athèlme. Elle te faisait confiance ! Si ça ne tenait qu'à moi, tu aurais déjà été bannit de Sora depuis longtemps, sale petite vermine ! Engeance de Mélak ! Je te tuerai, Luvac, tu entends ? Je te tuerai !

— Tu pourras toujours essayer, Athèlme. Tu pourras toujours essayer, lâcha-t-il en lui envoyant un regard fourbe.

Il continua son avancée vers Charb, le pas assuré, presque religieux.

Et attaqua.

Charb rugit. Il porta une main à l'entaille laissée par le fil affuté de la lame. Les deux élus réagirent instinctivement et se lancèrent dans la bataille. Luvac combattu tant bien que mal mais il était trop fatigué pour perforé les membres comme à son habitudes. Il n'avait qu'effleuré le bras du maître d'armes dans sa vaine tentative, mais Athèlme avait la force d'un lion dans ses assauts et faisaient reculer bon nombre d'opposants, même sans magie. Malvina invoqua les éléments, le vent souffla, des lianes s'enroulèrent autour des assaillants, mais rien de suffisant pour repousser le surnombre. Elle était encore bien trop affaiblie.

— Ils sont à moi ! brailla Charb dans la mêlée.

Tandis que les pierres cédaient le passage, le mérolt s'élança sur Malvina en premier. Athèlme était encore en proie avec des adversaires dont le seul but était de le maintenir à distance, Luvac était au sol, incapable de tenir plus longtemps debout. Malvina, qui était descendu de Galia pour la protéger, bloqua l'attaque du revers de son arc. L'arme brilla du peu d'énergie qui demeurait encore en elle et provoqua une explosion qui fit reculer l'adversaire. Il bondit à nouveau, il frappait de bas en haut à l'aide de ses deux larges cimeterres. Malvina parait les coups un peu plus faiblement à chacun d'eux. Ses bras menus tremblaient sous la force brute de son opposant. Il la mit finalement à genoux devant lui.

— C'est ça, les élus que les dieux envoient, alors ? ricana-t-il d'un air sadique. Et le continent continue de les vénérer ? cracha-t-il vers son escouade de pierres. On se demande pourquoi le prisme se dévoue à Mélak ? Regardez, ce qu'il a permis, lui, depuis sa cellule ! Regardez !

Charb élargit les bras comme pour présenter les membres du Prisme d'Onyx et éclata d'un rire sans joie.

— Votre monde a disparu, assena-t-il en laissant un nouveau coup tomber que Malvina para une fois encore, en sueur. Vos familles sont mortes.

Il frappa.

— Votre roi est mort.

Il frappa.

— Votre bien aimé Moïe est mort.

Il frappa.

Malvina se laissa finalement abattre par ce dernier coup et laissa tomber ses bras amorphes.

— Et vous allez les rejoindre !

Charb leva au plus haut ses deux lames. Jamais elles n'atteignirent leur cible. Au lieu de ça, elles tombèrent dans un fracas métallique sur le sol rocheux du Gouffre des glaces. Il baissa les yeux. Luvac lui faisait face, un sourire fourbe imprimé sur ses traits. Le Mérolt gargouilla. Un dernier sursaut anima risiblement son corps abandonné. Il s'écroula comme une poupée de son, mais sans une dernière vengeance. Une lame jaillit de ses doigts et vint se planter profondément dans le cœur de Luvac qui s'effondra, inanimé.

Athèlme profita de la diversion pour se jeter dans la mêlée, il tourbillonna de toute sa haine entre ses adversaires, qui, privés de leur chef, ne tardèrent pas à fuir.

— Le demi-dieu nous a tous maudit ! Mélak a été trahit, sa foudre s'abattra, il sera impitoyable, glapit l'un deux en pointant un doigt accusateur sur Luvac.

Le général se précipita alors vers sa sœur pour prendre note de l'étendue des dégâts.

— Il respire encore, mais il était déjà si faible, se lamenta Malvina, la tête de Luvac sur les genoux.

Le jeune homme était étendu sur le sol, sa longue tresse noire coulant le long des cuisses de Malvina et son sang commençait à pointer autour du poignard, toujours planté dans son cœur. Malvina, sans réfléchir, tenta d'envoyer son énergie guérisseuse en lui. Elle tendit ses lianes d'or vers le cœur de Luvac, mais il lui était impossible d'atteindre ses plaies.

— Si c'est bien un demi-dieu, il ne peut pas mourir, n'est-ce pas Elme ? Il est immortel, c'est pour ça qu'il possède un halo autour de lui ? Tu es d'accord.

La frimousse de Malvina se releva vers son frère, baignée de larmes. Ses yeux suppliaient une phrase réconfortante. Elle attendait qu'il approuve. Elle savait qu'elle avait raison. Et l'affaiblissement du pou de Luvac ne serait pas suffisant pour lui donner tort. Il était immortel, c'était l'évidence même.

— C'est mon étincelle... murmura Athèlme en proie à une réflexion profonde.

Lui aussi pensait que si sa recrue était un demi-dieu, alors il était immortel. Il ne pouvait en être autrement. Toute la mythologie s'accordait sur ce fait, et aucun des ouvrages qu'il avait dévorés ne venait le contredire.

— C'est mon étincelle... répéta-t-il avec plus de conviction cette fois. Mina, son étincelle ! Si tu es vivante, c'est grâce à Luvac !

La tournure de la situation devenait incompréhensible pour la jeune femme. Elle se fichait éperdument de savoir pourquoi elle était vivante. Jusqu'aux dernières nouvelles, elle n'avait pas eu besoin d'une quelconque étincelle. Cette information n'avait aucun rapport avec la situation actuelle. Pourquoi, par Mélak, un demi-dieu était-il en train de mourir à cause d'une simple blessure par la lame d'un mortel. Athèlme compris finalement son trouble. Sa sœur n'avait aucune idée de ce qui s'était passé la nuit passée. Il lui narra tous les évènements, la bataille, la dernière attaque des goules, l'apparition de Luvac... son incapacité à avoir pu la protéger...

— Mais alors... je suis morte ?

— Non, tu es ici, et bien vivante ! Grâce à Luvac ! Est-ce que tu as vu sa peau s'illuminer depuis ? Est-ce que tu as ressenti la même attraction divine ? questionna-t-il comme s'il s'agissait de preuves formelles.

En effet, Luvac n'était pas aussi « lumineux » qu'à l'accoutumée, mais elle avait mis ça sur le dos de sa grande fatigue. Et pour l'attraction... et bien elle ne s'en était pas vraiment inquiétée, après tout, tout en cet homme la harponnait comme une vulgaire blubice. Mais il est vrai que son attirance semblait bien moins électrique, plus naturelle, plus pure.

— Tu crois que ... tu crois qu'il m'a offert son immortalité ? Mais c'est impossible ? Je n'en veux pas ! Je veux lui rendre !

Malvina se jeta à corps perdu sur Luvac, elle planta ses mains autour de sa tête et hurla des imprécations désespérées.

— Tu m'entends ! Je te rends tes satanés pouvoirs de demi-dieu ! Je m'en fiche ! Je n'en veux pas !

Elle lâcha la tête de l'homme pour tambouriner sur son torse du plat de ses paumes.

— Je veux que tu les reprennes ! Reprends-les ! Je n'en veux pas... souffla-t-elle finalement, à bout de force.

Un frottement de pierre qui roule résonna derrière eux. Malvina se retourna en panique, les mains brillantes d'un reliquat d'énergie prête à se battre jusqu'à la mort. Athèlme tenait encore une fois son arme fermement devant sa sœur. Une petite boule rouge roula jusqu'à eux, sans s'inquiéter de leur attitude menaçante. Pelucheux et scintillant de fils d'or, ce qui ressemblait fortement à une peluche glissa jusqu'à Luvac. Malvina cria et tenta de repousser la créature inopportune.

— Il n'est pas encore mort tu entends, sale charognard ! sanglota-t-elle en espérant protéger la dépouille de Luvac.

— Mina, non ! C'est Tikou ! s'exclama Athèlme.

— Qui ça ?

Elle ne comprenait plus rien. Qui était Tikou ? Que faisait-il là ? Comment Athèlme le connaissait ? Pourquoi considérait-il un animal ainsi ?

Son frère lui expliqua sa découverte et ce que Moïe lui avait expliqué.

— Mais pourquoi vient-il vers Luvac ? s'inquiéta-t-elle.

— Aucune idée, mais laisse-le, je t'en prie, la conjura Athèlme.

A contrecœur mais confiante, elle laissa le champ libre pour la petite bête qui se hissa à l'aide de ses pattes minuscules sur le corps de Luvac. Tikou lança un regard doux à Malvina, comme s'il souhaitait la rassurer. Ses petits yeux bleus perdus derrière un nuage de fourrure brillait d'une intelligence ancestrale. Il roula jusqu'à la garde du poignard et regarda la jeune femme d'un air entendu.

— Non, non ! Je ne peux pas retirer cette arme, si je le fais il va mourir sur le coup ! trancha-t-elle.

Tikou, imperturbable, raffermit sa position vers l'arme meurtrière sans quitter des yeux Malvina. Il la fixait intensément. Comme elle ne faisait pas mine de le comprendre, il sorti de sous son pelage deux toutes petites mains griffues qu'il agita devant ses yeux. Cette petite boule n'avait peut-être pas la parole, mais elle n'en avait certainement pas besoin. Malvina était perturbée par l'absence de lien qu'elle ressentait avec l'animal, contrairement à ce que son don lui offrait d'habitude. Elle ne parvenait pas à créer un véritable contact, mais en avait-elle vraiment besoin ? Tikou ne lâchait pas son regard, il ne cillait pas, il ne bougeait même plus, les mains toujours tendues.

— Mina, fait ce qu'il te demande, conseilla Athèlme. Moïe est derrière tout ça, on peut lui faire confiance. Même s'il est ...

— Mort ? coupa Malvina. Autant voir les choses en face, Elme, nous avons tout perdu. Nous sommes seuls. Nous n'avons rien trouvé si ce n'est la mort et le désespoir. Nous avons échoué et tous ceux que nous aimons sont morts en vain, par notre faute ! se repentit-elle, l'air hagard.

— La mort, Mina ? s'exclama Athèlme, le ton dur. C'est ce que je croyais avoir vu en te découvrant ainsi, inanimée, vidée de ton sang, blanche comme le marbre, éteinte. J'ai cru ne plus jamais t'entendre rire. J'ai cru que plus jamais je n'entendrai mon nom comme tu le prononces. Mais tu es là ! Tu as survécu ! Alors, par tous les dieux, laisse ce mulmopi faire ce qu'il veut ! Sans quoi, Luvac sera mort de toute façon avant qu'on ne soit en route à nouveau, et nous n'aurons rien tenté pour le sauver ! Crois-tu vraiment qu'il ne mérite pas mieux ?

La jeune femme, un peu sonnée, sécha ses larmes du revers des manches de sa tunique crasseuse. Elle renifla bruyamment comme pour se donner du courage et saisit la lame plantée dans le cœur du seul homme qui ait jamais fait chavirer son âme. Dans un souffle, sans bruit, elle retira d'un coup sec l'arme. Le sang jaillit, mais qu'un instant. Tikou était déjà au-dessus de la plaie. Il s'aplatit de toute sa minuscule masse et ne bougea plus. Rien ne se passait, rien ne se passa. Personne ne parlait, les deux élus se contentaient d'observer le mulmopi resté là, immobile, presque assoupi. Ils n'osaient presque plus respirer dans le silence oppressant qui les entourait. Le moindre bruit était un vacarme insoutenable.

Sans prévenir, Tikou se releva. Il reprit une forme arrondit et roula sans autre cérémonie en bas du corps de Luvac. La petite boule glissa sur le sol du gouffre, et enfin, disparut derrière une cavité. Luvac ne bougeait toujours pas, les héros non plus.

— Mina, je suis désolé, souffla Athèlme au bout d'un moment bien trop long. J'étais sûr que Moïe, même depuis les Plaines Astrales, avaient su nous venir en aide.

La jeune femme restait silencieuse. Aucune larme ne coulait. Elle respirait à peine. Elle fixait le visage parfaitement calme de Luvac, se remémorait la première fois qu'elle l'avait vu entrer au château. Il était cerné par une basse-cour de midinettes qui gloussaient. Elle l'avait détesté ce jour-là, mais, déjà, il l'obsédait. La curiosité avait été plus forte que tout.

— Je l'ai insulté, Elme... murmura-t-elle presque imperceptiblement. Je lui ai dit de partir, de ne plus jamais revenir. J'ai douté de lui jusqu'au dernier instant avant sa mort. Je l'ai accusé de nous avoir trahit, d'être le fils de Mélak.

— Ce qui n'était pas complétement faux, assena Athèlme, toujours peu enclin à se laisser aller au sentimental.

Malvina lui jeta un regard lourd de reproches.

— Comment vivre à présent ? Si je suis là, c'est grâce à lui. Deux fois... Il m'a offert son âme, puis sa vie. Et je ne pourrai plus jamais rien lui offrir en retour. Je ne pourrai jamais le remercier... ni lui demander pardon.

Athèlme sentait que sa sœur ne serait pas prête à lever le camp tout de suite. Il leur faudrait enterrer le corps et reprendre la route, mais avant tout, il leur faudrait se reposer. Il plaça quelques couvertures au sol et patienta.

Tout comme Luvac l'avait fait lorsqu'il la croyait morte, Malvina ne quitta pas son corps de la journée. Elle était recroquevillée autour de lui, ses mains posées sur son cœur, au-dessus de la plaie, et elle psalmodiait des paroles inaudibles comme une rengaine entêtante. Athèlme n'osait pas la déranger, préférant laisser au temps l'opportunité d'apporter sa sagesse et sa résilience. La jeune femme essaya d'envoyer son énergie en lui, elle invoqua tout son être, chaque recoin, certains, même, qu'elle ne connaissait pas encore. Mais alors que le soleil terminait sa course derrière les hauts sommets des Terres Désolées, Athèlme dû se résoudre à la sortir de sa torpeur. D'une main fraternelle, il la secoua gentiment pour la sortir de ses songes. La jeune femme ouvrit un œil rougit par le deuil. Le visage fatigué, toute la beauté qu'avait fait jaillir en elle l'étincelle de Luvac avait disparue. Elle s'agit pour déposer le plus tendrement possible la tête de Luvac sur le sol après y avoir glissé, dessous, sa couverture.

Jamais la tête n'atteint le sol.

D'immenses yeux irisés, tirés en amande, venaient de s'ouvrir tandis que la tête montrait de la résistance pour se poser.

— Maintenant tu sauras ce que ça fait, bougonna Luvac en se redressant, tandis qu'il se frottait le crâne d'une main.

Malvina tomba à la renverse en arrière et se retrouva sur son séant.

— Rien qu'une égratignure, pas besoin d'afficher des têtes d'enterrement, ironisa-t-il, son visage fendu par un large sourire suffisant.

Athèlme récupéra sa sœur et l'aida à se relever.

— Tu as fait semblant ? articula ce dernier avec difficulté. Semblant d'être ... mort ?

— Par Pashad ! Non ! Je ne manque pas de fourberie, mais je ne suis pas si vicieux !

Malvina l'observa un instant, interdite. Comment avait-elle pu croire en sa mort ? A présent qu'elle le voyait vivant, c'était d'une logique implacable.

— Voyons ! Arrêtez de tout...

Les lèvres pulpeuses de la jeune femme venaient de s'écraser sur les siennes, le coupant court.

— ...dramatiser, termina-t-il entre ses dents avant de reprendre le baiser avec fougue.

Ils s'embrassèrent tendrement, naturellement, sans malveillance et loin de tous complots. Athèlme détourna respectueusement la tête mais ne se retint pas d'émettre un léger raclement de gorge pour capter une bribe d'attention. Les deux tourtereaux comprirent que le moment était venu. Ils allaient se remettre en route. Trouver la relique était une priorité et si Charb était mort, le Prisme d'Onyx n'en demeurait pas moins menaçant. Luvac recula délicatement Malvina de son torse pour mieux l'observer.

— Alors comme ça, tu as vraiment cru que j'hésitais à vous livrer ?

Le velours dans sa voix transportait avec lui toute la malice du demi-dieu. 

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