Chapitre 16 - Morts et Désespoir
Année 7 après L.P – (Saison de la vie)
Les mains jointes au-dessus du chevet de sa fille, Pashad priait sans savoir à qui adresser sa prière. Il avait pris cette habitude en observant ses protégés reproduire ce geste désespérés à longueur de temps, mais pouvait-il se prier lui-même ? Il était certain que prier un de ses semblables n'était absolument pas chose envisageable, et prier les gardiens célestes ne le mèneraient à rien. Ils ne pouvaient rien pour lui, si ce n'est faire danser leurs plumes multicolores devant ses yeux. Peut-être adressait-il alors sa prière à la nature, le néant, tout ce qui est et ce qui n'est pas... Car si Pashad était en cet air le dieu des dieux, il n'était pas à l'origine d'une autre création que celles qui peuplaient actuellement le continent Brazla. Et cela dit, tous n'étaient qu'une vague mutation de ce que ses ancêtres avaient déjà créé. Mais qui avait créé les dieux ? Alors qu'aucune réponse ne lui parvenait, Pashad décréta que si une force créatrice existait en cet univers, ce ne pouvait être que le Néant. Après tout, la vie était mystérieuse et imprévisible. Elle ne répondait à aucun dictat ni aucune loi. Elle évoluait par une force pure qu'elle seule gouvernait, une force sauvage, instinctive, indépendante. Cette force émergeait du néant. Du vide et de la matière. De la rencontre entre les mondes, entre la terre et le ciel, entre le ciel et l'univers. Le Néant devait être le créateur suprême et en ce jour, Pashad décida de lui dédier ses prières.
La fragile apparition qui dormait devant lui ne semblait pas plus solide qu'un songe. Sa fille flottait entre réalité et mensonge, entre imaginaire et existence, entre vie et mort. Seule sa poitrine, qui se soulevait à chaque souffle en quête de vie, prouvait sa survie. Aussi loin que sa mémoire divinement infaillible le menait, Pashad ne pouvait se rappeler d'avoir jamais vu sa fille éveillée. Et pourtant, il lui fallut bien la voir grandir à minima, elle ne fut pas plongée dans cette mort éveillée dès sa naissance. Iléa demeurait ainsi, sur le même lit, toujours positionnée à l'identique, ses cheveux d'étoiles courant infiniment du lit vers le sol inexistant. La chambre qui les entourait ressemblait plus à un apothicaire qu'à une suite divine. Un atelier d'alchimiste trônait en son centre et des fioles étaient entassées partout dans la pièce, parfois remplie de vapeurs colorées, parfois vides, usées, délaissées, représentation physique d'un nouvel espoir brisé.
Le son de la voix de Saruïa dans sa tête le sorti de sa torpeur. Pashad redressa son corps devenu trop lourd à porter et entreprit de rejoindre le Grand Hall. Il ne pouvait se résigner à ignorer l'appelle de sa sœur, bien que l'envie ne lui en manquait point. Si les Grands Conseils Divins devaient servir à quoi que ce soit, ça se saurait. Les discussions étaient les mêmes, les décisions à prendre étaient les mêmes et ces mêmes décisions n'étaient finalement jamais honorées. Ils ne valaient pas mieux que les pions qui s'agitaient sous leur couronne sur le continent de Brazla. Pashad les avait d'abord jugés durement et fermement. Ces rois, incapables d'honorer leur parole, de respecter leur principe et leurs valeurs. Ces rois qui prônaient de grandes évolutions et de grandes idées voyaient toujours le pouvoir les éblouir et toutes convictions les quittaient telles des amantes désabusées, chassées par l'or qui venait trôner sur la nouvelle tête royale. Pashad les avait méprisés pour cela, il en était conscient. Mais qu'avait-il fait de mieux ? Il avait créé un monde qu'il ne pouvait plus aider à présent. Un monde fou, trop libéré pour être raisonné. Par naïveté, ils avaient laissé le pire se produire et par un optimisme couard, ils avaient regardé leur monde sombrer dans la folie, dans une inaction satisfaite. Sar Ier avait été un des premiers Brazlaciens à se démarquer par une attache à ses valeurs plus forte que l'univers lui-même. Mais lui, Pashad, mis à part juger et mépriser, n'avait jamais rien su apporter à ce continent en dérive.
Lorsqu'il arriva face à la large table lumineuse, tous ses confrères étaient déjà assis, l'expression sévère, certains d'avoir un rôle à jouer d'une importance capitale. En pleine conversation, ils se turent poliment et, après les salutations d'usage, annoncèrent ensemble les nouvelles récoltées sur le continent.
— Nous avons des informations sur Mélak, Pashad. Le protégé de Kilna, le demi-elfe envoyé pour assurer la paix du continent, semble avoir fait une découverte majeur. Le mage de Flendïa a également apporté une aide non négligeable, je dois l'admettre, commença Ribéon. Nous avons suivi leur débat, vois-tu. Et, par mon sang divin, qu'est-ce qu'ils peuvent parler. Ils n'ont pas cessé, depuis des jours, de se réunir et...
D'une inclinaison de la tête, Pashad incita son confrère à lui épargner le prologue de son histoire. Le dieu des nains pinça ses larges lèvres derrière sa moustache, mais abrégea.
— Ainsi donc, ils ont discuté sur de multiples sujets, tel que la guerre à venir, le Prisme, leurs troupes...
— Pashad, Mélak a trouvé le moyen d'avoir un enfant, trancha Kilna.
— Oui, nous savons cela, rebondit Pashad avec lassitude en ignorant totalement les sursauts outrés de ses pairs à cette idée.
— Un autre enfant, insista Saruïa. Un enfant caché. Nous ne savons pas encore avec certitude qui cela peut-il être. Nos yeux sont braqués sur tout le territoire, ce n'est qu'une question de temps pour que nous découvrions son identité.
Pashad resta abasourdi et cette fois-ci, l'air béat qui émanait de son visage n'était dû en rien à une quelconque volonté d'imiter les créatures de Brazla. Si Mélak avait, depuis sa cellule des Profondeurs Abyssales, su déployer sur le continent un héritier en plus du Prisme d'Onyx, la situation risquait de devenir dramatiquement incontrôlable.
— Avons-nous déjà des détails, des indices sur son origine ? réagit-il, plus que jamais impliqué dans la conversation.
Les dieux s'entre regardèrent, muets et inutiles.
— Une information a surgi de l'ombre, Pashad, s'enquit Saruïa. Le mage Las'Imlïa a rappelé l'existence de la sorcière de la Forêt d'Imalt. Ce pourrait être un indice non négligeable.
Pashad analysa la réponse longuement. Les autres dieux gardaient leurs yeux fixement rivés sur lui, pendus à ses moindres faits et gestes, comme si la vérité risquait de sortir de son être à tout moment. Sans prévenir, Pashad sorti de sa profonde réflexion, une nouvelle jeunesse dans le creux des yeux. Si cette sorcière était toujours de ce monde, tout espoir n'était pas perdu. Elle avait bien pu trouver une potion pour tromper la nature des dieux, elle avait certainement su dénicher une incantation quelconque pour s'offrir une vie éternelle... Pashad mima une expiration irritée et passa théâtralement la main dans ses cheveux. L'image de sa fille hantait son esprit, mais celui-ci avait effacé depuis longtemps le visage poupin de la jeune déesse. Il avait oublié ses cheveux autrefois parsemés de boucles stellaires, ses yeux curieux et malicieux... Sa fille semblait n'avoir jamais vraiment existé, sa vie se résumait à un coma éternel aussi blanc et vide que ce qui entourait les Plaines Astrales. Kilna observa son homologue sans oser le perturber.
— Quelles sont les pistes sur ce mystère ? rebondit Pashad d'un naturel feint.
Les dieux se livrèrent à toutes les théories. La récente découverte sur les origines de Moïe fusa sous les protestations de Kilna qui ne saurait tolérer ce genre d'accusation à l'encontre de son protégé. Saruïa du redoubler d'énergie pour défendre Kilna aux yeux des autres qui ne savaient comment interpréter sa nouvelle place de prétendante officielle au trône de Sora. Elle tenta de ramener l'attention sur l'existence mystérieuse de Luvac, cet étranger venu de nulle part... Après une pluie d'accusations plus ou moins fondées, ils s'interrompirent tous et fixèrent Pashad dans l'attente d'une réponse qui les surpasserait tous. Pashad observa longuement ses pairs. Le temps infini des Plaines Astrales s'écoula avec lenteur, sans que personne ne murmure, ne bouge ni ne respire. Le dieu des dieux demeurait affalé dans son fauteuil de lumière, immobile, absent. Il fixait ses congénères sans les voir et ressassait leurs révélations sans y penser vraiment.
— Je propose que nous réunissions tous les potentiels enfants maudits et que nous les bannissions sans exception. A situation dramatique, moyens dramatiques. Nous ne pouvons nous laisser aller aux sentiments, s'enquit Ribéon, brisant le silence divin qui avait pris possession des lieux.
— Jamais je ne tolérerai que Moïe soit bannit, tempêta Kilna.
— Kilna n'a rien à voir là-dedans, s'emporta Kïawa. C'est une femme pleine de bonté, jamais elle n'a montré le moindre signe de pouvoir. La magie est aussi absente d'elle que de son époux, Holf.
— Ce serait folie que de bannir un homme sur de simples soupçons. Brazla mérite mieux que des divinités tyranniques, Ribéon. Le temps des Grands Dieux est révolu, assena Saruïa, et il n'est pas envisageable de reproduire leur règne cruel.
Pashad écoutait ses semblables attentivement et analysait chacune de leurs informations.
— Bien, je vous demande à tous de redoubler de vigilance, nous devons adapter notre rythme à celui, effréné, des brazlaciens. Chaque information importante devra être communiquée en temps et en heure.
— Nous devrions tous les enfermer dans les profondeurs abyssales le temps d'éclaircir ce mystère, grogna le dieu des nains dont la voix fit vibrer le vide qui les entourait.
L'histoire de Ribéon jouait en sa défaveur sur cette situation. Il était encore rongé par la honte de sa lignée. Son ancêtre n'avait pas eu le bénéfice du doute, il avait été écarté, jugé au même titre que sa progéniture illégitime. Pashad lança un regard lourd de sens à son confrère.
— Ribéon, qu'en est-il de la situation diplomatique de Ninetïa. Ton peuple ne répond à aucuns des appels destinés à aider à la protection du continent contre la menace de Mélak, ajouta la discrète Démerêka.
Les dieux se tournèrent comme un seul être vers l'intéressé. Celui-ci devait urgemment rallier les nains à une juste cause. Il n'avait pas le choix que de s'engager dans cette tâche qui s'avérait difficile. La récupération des nains ne pouvait être qu'une certitude.
— Je ferai de mon mieux pour raviver le cœur de mon peuple avec la même flamme qui brûle en chacun de tes Cavaliers Creïs, murmura ce dernier.
Pashad laissa ses semblables à leur argumentation, et autorisa ses pensées à s'envoler vers la sorcière d'Imalt. Cette magicienne ancestrale, si tant est qu'elle fut encore en vie, pouvait-elle avoir suffisamment de pouvoir pour ramener Iléa à une vie consciente ? Le regard vide, Pashad sentait l'univers s'alourdir sur ses épaules.
***
Le vent s'engouffrait dans les sillons rocheux des Terres Désolées et freinait sans faiblir la progression des deux élus. La tête en avant, Malvina s'agrippait de toutes ses forces à ses vêtements dans une lutte perdue d'avance contre le froid mordant. Des étendues de glace translucide s'étendaient à perte de vue, les cols blancs se découpaient sur un ciel d'azur et la neige fraîche croustillait sous leurs pieds insensibles. Athèlme tenta tant bien que mal de s'imaginer son enfance et la joie qu'il avait de découvrir le retour de la neige à chaque solstice de la saison de cristal. Il poussait son esprit à se réjouir de cette neige inattendue en plein milieu de ce qui devait être la saison de la vie, mais en vain. La morsure du blizzard sur ses joues cramoisies ne permettait aucune évasion et tout ce qui pouvait encore le motiver était le souvenir des chaudes ablations offertes par les grandes salles de bain du château. Il tentait parfois un regard vers sa sœur en ignorant le gel qui saisissait alors ses yeux déjà irrités. La demoiselle ne semblait pas s'en sortir beaucoup mieux que lui, elle trainait sa jument derrière elle et toutes deux affrontaient la cruauté des éléments d'une même démarche emprunte de la lourdeur du désespoir.
Un son retentit non loin de Mirage. L'animal se redressa dans un réflexe surnaturel, aux aguets, les oreilles pivotantes vers toutes les directions. Les naseaux dilatés, d'où de petits nuages de buée s'échappaient par à-coups, l'étalon transpirait la crainte.
Aucun des deux héros n'eut le temps de se préparer à l'attaque. Des créatures à la peau noire surgirent de toutes parts, dégringolaient des falaises, rampaient hors des failles, sortaient du sol dans des grouillements écœurants. Les chevaux hurlaient tandis que les élus oublièrent le froid et bondirent l'un vers l'autre pour faire face à la menace.
— Elme ! Qu'est-ce que c'est ? hurla Malvina à travers le vacarme que faisaient les créatures dans des crissements retentissants.
Athèlme allait répondre, mais une des bestioles lui sauta au visage sans lui en laisser le temps. Le guerrier agrippa l'assaillant au cou et le jeta au loin avec véhémence.
— Ce sont des goules des montagnes, Mina ! Moïe nous en a parlé !
Une autre créature attaqua, accompagnée d'un de ses pairs, sur Malvina. Athèlme les assommas du plat de l'épée, inquiet de ne pas blesser sa camarade au passage. Celle-ci décocha deux flèches simultanées qui s'envolèrent juste derrière lui et le bruit sourd d'un corps qui s'écrase au sol résonna dans un craquement sinistre. Ils échappaient au pire jusque-là, mais la situation leur échappa lorsque les goules au sol commencèrent à se relever, malgré les perforations mortelles subies. Une horde d'ennemi ensanglantés, poignardés, mutilés, se reformaient autour d'eux, leurs grands yeux rouges éclatants de haine.
— Ils sont beaucoup trop nombreux, hurla Malvina.
— Mets-toi à couvert, lui ordonna Athèlme. Je vais les éloigner.
Dans une confiance aveugle, Malvina se ratatina derrière son frère, aucune autre protection n'apparaissant dans le décor de glace. Athèlme se redressa, comme aimanté par le ciel, il s'illumina avec une puissance solaire et commença à vibrer, tandis que les flèches de Malvina gardaient à distance les créatures aux allures de macchabés. Une douleur aiguë la saisit au mollet et elle aperçut une goule, ses petites dents fermement plantées dans sa chair. Elle ravala un hurlement de douleur alors qu'un feu ardent s'emparait de sa jambe, remontait vers son genou jusqu'à atteindre l'aine et le bas de son ventre. Son sang se transforma en une coulée de lave ardente qui sillonnait tout son être. La douleur cuisante lui embruma l'esprit et sa vision se floua, tandis qu'elle continuait de faire voler ses flèches sans plus aucune précision. Athèlme sembla dynamisé par sa plainte, ses yeux se rouvrir, sur un rougeoiement aussi vif que celui de leurs ennemis. Tout son corps laissa échapper des lianes de flammes qui dansèrent autour de lui dans une valse mortelle.
D'abord surprise et apeurée par les cadavres calcinés de leurs semblables, les goules reculèrent. Des cris stridents résonnaient entre les cavités glacées de la montagne et la bataille semblait enfin terminée. Mais rappelée par leur estomac affamé, les goules se regroupèrent à nouveau. Si certaines demeurèrent à terre, nombreuses furent celles qui, encore une fois, se relevèrent de leur blessure pour venir gonfler les rangs. Athèlme redoubla de puissance, tentait d'orienter les tentacules de flammes vers ses adversaires mais sa danse manquait de pratique et le côté aléatoires des frappes joua en sa défaveur. Malvina décocha une flèche chargée de la magie de son sang et provoqua une explosion qui lui garantissait un instant de tranquillité. Les goules soufflées par le choc hurlèrent des cris à en perdre la tête mais l'heure n'était pas à la faiblesse. Elle lâcha son arc, plaça sa paume droite au-dessus du sol, l'autre vers le ciel et laissa couler en elle la magie des éléments. Rapidement, le poison qui circulait en elle fut remplacé par le baiser mielleux du pouvoir. Prisonniers depuis trop longtemps, la terre et le ciel rugirent en elle et cavalèrent dans ses veines, sous sa peau, dans son cœur, dans son âme. Elle entendait presque le galop qui martelait son corps sous leurs assauts. Puis, dans une vague déferlante, ils bondirent hors de son être. La terre trembla et se souleva, elle vibra dans un grondement menaçant. Le vent tourna, se mua en une tornade meurtrière qui muait les lianes crépitantes d'Athèlme en de véritables lances enflammés.
Les goules, indécourageables, se jetèrent en nombre sur les deux élus, leurs griffes démesurées largement sorties et tous crocs dehors. Certaines furent projetées dans les airs, démembrées par la force des courants venteux, d'autres furent dévorées vivante par les sols mouvants et les failles rocheuses affamées. Mais un bon nombre su se faufiler grâce au barrage vivant que leur fournissait le sacrifice de leurs semblables. La horde se rapprochait dangereusement des élus et une dizaine se propulsa vers leurs proies. Malvina fut contrainte de poser un genou à terre lorsque trois nouvelles morsures meurtrières vinrent s'ajouter à la plaie béante qui déchirait déjà sa jambe.
A peine fut-elle à terre qu'un détachement de créature se referma sur elle pour l'achever. Elle ne discernait plus rien si ce n'est les lacérations qui s'enchaînaient aux morsures sur chaque partie de son corps et rapidement la terre et le ciel l'abandonnèrent.
Athèlme dans un dernier sursaut supplia Malvina de les couvrir d'un bouclier puissant. La jeune femme puisa dans ses dernières ressources. Elle provoqua un coup de vent d'une violence inouïe, dégagea les assaillants qui la recouvraient et laissa s'échapper d'elle la bulle protectrice, dernier rempart à sa survie. Elle étendu le bouclier doré vers Athèlme, guidée par son seul amour pour lui. Aussitôt recouvert, ce dernier hurla une plainte que Malvina ne lui avait encore jamais entendue. La glace qui ornait la montagne commença à rugir. Des fragments entiers se détachèrent des pans des falaises et volèrent vers Athèlme. Les traits tirés, le front baigné dans une concentration intenable, le guerrier dirigea les blocs de glace vers les créatures. Il en lâcha un sur un groupe de goules et elles disparurent dans le bruit moue des chairs que l'on écrase. Droit derrière, le deuxième bloc suivait et s'abattit de la même manière. Athèlme broya ses ennemis, bloc de glace après bloc de glace. Ses jambes tremblaient, sa peau luisait de sueur sous les rayons givrant du soleil et ses yeux n'étaient plus que deux fentes à demi ouverts sur l'océan d'émeraude qui les habitait.
Le reste des goules s'échappa dans d'étranges jappements et elles dévalèrent la montagne sur leurs quatre membres grêles dans une débandade désorganisée.
Sonné, Athèlme demeura un instant debout, éveillé mais inconscient. Il n'entendait même plus la respiration sifflante de sa sœur qui se mourrait à ses côtés. L'air glacé de la montagne ne pouvait plus trouver refuge dans ses poumons. Son sang, dont la moitié s'écoulait par des dizaines de plaies béantes, ne suffisait plus à alimenter le corps inanimé. Une nape couvrait la vision de Malvina, qui, bien qu'ayant les yeux ouverts, étaient bien incapable à présent de discerner quoi que ce soit. Mais elle était sereine. Son corps ne lui faisait plus mal. Son esprit brumeux ne s'inquiétait plus de rien. Après des années à cogiter, à se soucier pour les autres, pour sa famille, pour son royaume... Malvina était enfin « libre ». Elle pouvait se plonger dans un bonheur qu'elle n'avait plus connu depuis son arrivée au château de Sora. Elle courrait à nouveau avec les lions d'argent de sa terre natale. Dans un dernier soupir, un dernier souffle clair, elle échangea une franche rigolade avec Athèlme et Luvac qui l'entouraient de leurs sourires et de leur bonne humeur.
— Malvina ! s'époumona une voix au loin.
Luvac, qui arriva juste au moment de découvrir la démonstration de puissance de son général, se rua à toutes jambes vers les élus. Il s'attarda d'abord sur Malvina. Sa tignasse dorée baignait dans son propre sang, les yeux clos dans un sourire apaisé. Luvac déchira un pan de sa tunique de coton et commença à établir des garrots au-dessus des plaies les plus profondes. Avec de la neige, il rinça le reste des blessures et banda les zones les plus touchées. Sans feindre le moindre effort, il se saisit ensuite de sa protégée et la déposa à l'abri de la neige et du vent dans un renfoncement rocheux. Athèlme n'avait pas bougé. Debout, face à la falaise, son épée pendait de sa main et rien ne laissait paraître la moindre source de vie en lui. Luvac essaya de le pousser, en vain. Il le tira, Athèlme tomba. A la seule force de ses bras, il traîna son général dans la neige et le déposa non loin de Malvina qui ne bougeait toujours pas. Dans un empressement qui faisait trembler ses membres, le jeune homme alluma un feu dans le creux de ses mains et se serra contre le corps gelé de la guerrière. Comme elle était froide ! Comme elle était figée... Et si ... « Non ! » se sermonna-t-il. Elle allait se réveiller. Elle allait ouvrir ses grands yeux noisette. Elle allait le découvrir et se dégager de lui dans un sursaut de dégoût. Elle allait retrousser son petit nez rond avec une grimace écœurée et lui hurler dessus, l'insulter de démon, de fils maudit, d'engeance des profondeurs abyssales. Par Pashad, il donnerait tout pour entendre ses remontrances et sa haine en cet instant. Mais malgré son contact qui la faisait d'habitude frémir, malgré ses massages dynamiques répétés et la chaleur du feu élémentaire qui brulait devant eux, Malvina refusait de bouger. Rien ne changeait, si ce n'était la pâleur de sa peau qui hurlait un peu plus à chaque seconde une évidence que Luvac refusait d'admettre.
— Reveille-toi, Malvina ! Par Mélak, je jure que je vais te brûler jusqu'à l'os si tu n'ouvres pas les yeux immédiatement ! gargouilla-t-il à travers le nœud qui lui asséchait la gorge.
— Tu touches un seul de ses cheveux, et je te tue.
Luvac tourna sans envie son regard derrière lui. Athèlme s'était redressé sans qu'il ne s'en aperçoive et tenait fermement le tranchant de son épée proche de sa jugulaire.
— Elle ne bouge pas, Général. Elle est éteinte, elle... elle...
Luvac ne semblait même pas se rendre compte du contact de l'acier sur sa gorge. Ses yeux criaient à l'aide plus fort qu'aucune voix ne saurait le faire. Athèlme rabaissa son arme sans attendre, visiblement convaincu par la détresse de Luvac. Il s'accroupi à ses côtés sans se séparer de son épée pour autant et rejoignit le chevet improvisé de sa sœur. La douleur qui étreignait son cœur était inimaginable mais il du bien admettre que Luvac avait raison. Les soins apportés à la jeune femme étaient méticuleux, elle ne saignait plus, mais son pouls était aussi fragile qu'un flocon de neige. Sa poitrine semblait se soulever encore un peu, mais l'illusion s'estompa aussi vite qu'elle était apparu. Le pou cessa complètement de battre, le flocon de neige fondit. Athèlme bondit alors sur la jeune femme, se hissa à califourchon sur son corps menu et tambourina sur sa poitrine avec véhémence. Il hurlait des paroles incompréhensibles, son visage dégoulinait de rage et du feu naquit entre ses mains.
— Athèlme ! Cela suffit ! rugit Luvac en propulsant son général loin en arrière à la seule force de ses bras. Regardez ce que vous faites, pleura-t-il en s'effondrant sur le corps inerte de Malvina.
Il dégagea d'une main qui tremblait les tissus de la tunique calcinée et dévoila de larges brûlures là où les poings d'Athèlme s'étaient abattus. Dans un souffle, ce dernier s'effondra et les deux hommes pleurèrent leur peine jusqu'à épuisement de toutes les larmes de l'Océan Fallial. Aucun d'eux ne bougeait, si ce n'est la pulpe de leurs doigts qui ne pouvaient se résoudre à lâcher le contact avec la jeune femme. Athèlme demeurait inerte, son esprit avait fui le choc que ses yeux lui imposaient, il divaguait dans des contrées que lui-seul pouvait connaître, sans s'inquiéter d'abandonner l'amant désespéré face à ses torts.
— Si j'avais su, murmura Luvac...
S'il avait su, s'il n'était pas parti, s'il était revenu plus vite... S'il n'avait jamais existé. Tant d'accablement s'amoncelait dans son crâne et apposaient, chacun leur tour, une marque au fer rouge sur les parois de son cœur déchiré. Bien qu'il n'ait toujours aucune idée de la provenance de ces sentiments puissants et cruels, il ne pouvait plus nier l'évidence qui lui dévorait l'âme. Il ne saurait vivre pleinement sans cette femme. Et aucun sortilège ne saurait lui imposer une telle conviction que l'être aimé se trouvait juste sous ses yeux, fané, vidé de l'essence même de la vie. Et la mort lui sembla en ce moment la plus paisible des punitions pour son déshonneur.
***
Kilna sentait encore la chaleur du dernier baiser de Holf sur ses lèvres quand les premiers rugissements du tonnerre de la guerre résonnèrent dans les prairies de Sora. Une garnison de Cavaliers Creïs déferlait à travers les champs de son village pour rejoindre au plus vite les armées alliées qui menaient le combat au nord. Le ventre noué, Kilna suivit le soldat que Sar Ier lui avait attitré pour l'emmener au château. Tout s'emmêlait dans sa tête et il lui parut soudain que tout ceci ne devait être qu'un cauchemar. Elle allait se réveiller, elle allait retrouver la chaleur des bras de son mari et l'odeur du thé de plistine qu'il lui préparait au réveil. Mais le temps filait, le paysage et les étendues vastes défilaient sous ses pieds et le cauchemar continuait. Pire encore, les cris de son enfant dans ses bras imprégnaient la situation d'une réalité particulièrement convaincante. Le destin termina son œuvre lorsque Kilna croisa la première cargaison de blessés qui filait à vive allure vers les camps de soigneurs. L'horreur de ce qu'elle avait aperçu dans le véhicule termina d'achever le rempart de ses convictions. Jamais elle n'aurait été capable d'imaginer telles atrocités... Plus le sol défilait sous ses yeux plus son esprit vagabondait sur les dernières révélations. De domestique au château, la voilà qui était devenue princesse, légitime héritière du thrône de Sora... Les mots étaient bien formulés et clair, mais l'idée lui demeurait inaccessible. Sa mère était là, quelque part, et elle avait été l'amante illégitime du roi Sar Ier. L'impact de ce nouveau tournant et les conséquences qui en découlaient ne parvenait pas à se faire une place dans sa réalité. Alors qu'elle se perdait dans la contemplation de l'horizon, Kilna discerna au sud une silhouette qu'elle connaissait bien. Une bouffée de nostalgie la saisit. Joack, qu'elle avait connu si jeune, courait à vive allure, glaive en main. Yal allait être tant fier de lui quand il le verrait défendre ainsi son royaume, songea-t-elle. Le garçon qu'elle connaissait n'avait toujours vécu que dans l'attente de cette fierté paternelle et il venait là certainement de trouver ce qui la provoquerait. Un comportement héroïque, un souffle de courage plus fort que ses peurs et une volonté de vaincre dans chacun de ses mouvements. Il était revenu pour protéger les siens. Kilna continuait de marcher tout en conservant son regard rivé sur la scène en contre-bas. Puis elle hurla.
— Joack ! Derrière toi ! Cours !
Un régiment complet de Pierres déferlait derrière le jeune homme, sur ses talons. Ils allaient le rattraper sans tarder s'il ne parvenait pas à temps au campement du général Yal Rez'Tan. L'alarme sonna derrière les tentes de fortune. Les soldats du roi grouillèrent dans les couloirs terreux et en un instant, tous étaient parés et faisaient front commun. Mais ils ne semblaient pas reconnaître Joack, qui fonçait toujours droit vers eux. Le cœur au bord des lèvres, Kilna avait cessé de respirer, de marcher, de penser. Ses yeux s'étaient tétanisés sur l'horreur d'un spectacle qu'ils n'étaient pas prêts à observer.
Yal, face à l'ennemi, observait son fils mener une attaque aux côtés d'Obsi. Il ignora les complaintes de son cœur, il refoula les larmes de désespoirs qui lui handicapaient la vue et l'esprit. Il motiva ses troupes. Il hurla sa fierté et son honneur d'être à leur côté. Il cracha au visage de la mort et vanta le courage des siens face à sa menace. Yal cria au ciel la victoire à venir et, au nom de Pashad et de la Déesse Saruïa, vociféra la sentence à venir pour les suppôts de Mélak et du chaos. Les soldats répondirent par de puissants grondements, tous frappèrent leurs armures en rythme et firent vibrer l'air jusqu'aux Plaines Astrales. C'était le moment. Sa barbe blanche frémissante d'adrénaline, Yal croisa la première lame meurtrière avec un fracas assourdissant. Bientôt l'écho de la bataille recouvrait les plaines et les hurlements se mêlèrent aux crissements des fers tranchants. La bataille fit rage jusqu'au coucher du soleil.
Kilna, elle, n'avait pas bougé. Elle avait observé les hommes et les femmes tomber inertes au sol jusqu'à ce que la centaine ici présente ne soit plus qu'une petite trentaine. La terre rouge semblait se refléter dans le ciel où dansaient des nuages enflammés. Elle reporta son attention d'un air vide sur le champ de bataille, au moment où Joack et Yal se retrouvèrent. Couverts de leur sang qui se mêlaient à celui de leurs ennemis, les deux hommes se firent face dans une attitude fatiguée et lasse.
— Joack, tu n'es pas obligé de faire ça, haleta Yal. Tout n'est pas trop tard, mon fils, tu peux revenir en arrière si tu le souhaites !
Le choc d'avoir vu son fils en amont des troupes du Prisme d'Onyx avait cédé la place à l'accablement d'un père brisé. Il était prêt à tout pour retrouver son fils, il le savait. Il était prêt à lui pardonner, à le protéger et même à prendre sa défense devant le conseil du roi. Tout ce qu'il souhaitait, c'était de ne plus avoir à s'inquiéter pour lui, de ne plus le voir prendre des chemins obscurs. Joack lui rendit son regard, mais aucunes étincelles ne brillaient en ses yeux. Seule la haine l'habitait. La haine et une étrange passion, qui le traversait par à coup.
— Aller, Joack ! C'est ton jour, ta bataille ! Le temps des sentiments n'est pas encore arrivé, du nerf ! rugit l'elfe qui se tenait derrière lui.
Le regard du jeune homme s'enflamma lorsque Obsi posa une main sur son épaule. Il frissonna et toute forme de doute s'envola, annihilé par le toucher délicat de la peau pâle de l'elfe sur la sienne. La brûlure de son contact demeurait alors même qu'il s'était déjà éloigné de lui.
— Yal, tu devrais le savoir. Il est déjà trop tard. Il est trop tard depuis des années. Tu n'as pas su apprécier le fils que tu avais, ni celui que je suis devenu. Aujourd'hui sera le jour où je vais renaître, psalmodia Joack d'une tonalité étouffée.
— Joack, tu...
Il ne laissa pas le temps à son père de terminer sa phrase. Le sabre en avant, il hurla pour raffermir ses convictions et s'élança. Fatigué, Yal se contenta de s'écarter d'un pas sur le côté pour canaliser son énergie qui lui faisait défaut. Il ne fournit aucun effort dans son mouvement, toujours convaincu que son fils allait retrouver la raison. Joack chargea une nouvelle fois, puis une autre, ignorant les supplications de son paternel. Il n'avait plus rien à écouter de cet homme qui, trop de fois, l'avait rabaissé. Aujourd'hui encore il ne le prenait pas au sérieux, persuadé qu'il était incapable d'accomplir sa mission. Ce jour serait le dernier où Yal Rez'Tan allait sous-estimer Joack.
— Joack, par Mélak, je t'en prie, écoute-moi, mon fils...
Yal effectuait une danse aérienne pour esquiver chaque attaque sans en subir les conséquences, mais son souffle se faisait court et son expérience ne pouvait l'empêcher de remarquer que son enfant n'attaquait que des points vitaux. Il avait été bien formé...
Une nouvelle estocade arriva, menaçant directement son foie. Contraint de contester, Yal répondit par une attaque latérale et trancha la peau de son fils au niveau des côtes. Il lui sembla recevoir la blessure en même temps qu'il l'infligea, et, dans un écho parfait à celui de Joack, il recula de quelques pas.
— Joack, je ne veux pas te blesser, reprends tes esprits mon fils ! Je te demande pardon !
— Ne l'écoute pas, Joack, murmura Obsi derrière lui, telle une ombre démoniaque. Il t'a blessé volontairement. Il n'hésitera pas à te tuer si tu baisses ta garde. Observe-le, jamais tu n'auras ta place dans son cœur, contrairement au mien.
Joack, perdu dans un chaos sentimental infini, plongea en avant. Sous ses doigts, il sentit la déchirure des chairs qui cédaient sous l'impact de l'acier tranchant. Le frottement des os sur la lame fit vibrer son bras mais il raffermit sa prise et accentua la trajectoire. Yal baissa un œil surpris sur la garde du sabre qui dépassait de son thorax. Plus sous le coup de l'étonnement que de la douleur, ses jambes flanchèrent et le père se retrouva à genou aux pieds de son fils.
Il refusait de croire en ce qu'il voyait, il refusait d'accepter une réalité qui le suivrait jusque dans le domaine des dieux... si là était à présent sa place. Le visage de marbre, son fils l'observait sombrer dans le néant éternel sans même s'apercevoir de ce qui se passait. Son pauvre fils, il n'avait jamais su le comprendre. Il l'avait poussé sur cette voie, sur le chemin sombre de la perdition. Le rôle de sa vie avait été d'être père, et il avait échoué. Yal sentit vaguement le froid de l'acier se retirer de ses entrailles et une douce chaleur l'enveloppa aussitôt. La caresse du sang mêlée à celle des rayons de l'astre solaire le baignait d'une étrange quiétude ; un contraste avec ses dernières émotions difficiles à appréhender. L'homme vacilla en arrière en agrippant la main de son fils qui l'accompagna dans sa chute sous les « hourra ! » du Prisme. Ses dernières forces, il se devait de les offrir à son fils. Il l'attira vers lui avec la force d'un nouveau-né jusqu'à ce que leur tête se touche.
— Tu seras toujours mon fils.
Les yeux du général de Sora se fermèrent définitivement à cet instant. Joack, sonné, observait la dépouille de son paternel qui gisait dans son propre sang et un gouffre dévora une partie de son âme qu'il savait perdue à jamais.
***
Une complainte aiguë résonna sur les plaines de Sora. Kilna s'effondra devant le clou du spectacle auquel elle venait d'assister. Yal avait toujours été si bon avec elle, si concerné par le devenir de son enfant. Elle pleura sans oser bouger, elle voulait recueillir le corps du général, l'honorer, le mettre à l'abri...
— Ma Dame Kilna, nous ne pouvons rester ici, la pressa son garde.
Elle releva vers lui deux grosses billes rougies par son malheur. Dans un reniflement bruyant, elle se redressa et sans dire un mot de plus, lui planta son bébé dans les bras et prit la direction du nord.
— Ma Dame, nous devons retourner au château. Vous ne pouvez revenir en arrière, j'ai pour mission de vous protéger !
— Eh bien ! Faites donc votre travail en me protégeant jusqu'à la garnison du Roi, si tel est votre bon plaisir. Et vous protégerez l'avenir de Sora en veillant à ce que mon enfant soit au château et en sécurité avant l'aube.
Abasourdi, le garde se dandinait sur lui-même dans une gêne évidente.
— Je... je risque ma place vous savez. Vous protéger est un honneur, Ma Dame et je me dois d'obéir aux ordres de mon souverain.
— Dans ce cas cessez de vous tracasser, je vous libère de votre ordre, trancha Kilna, intraitable. Ne suis-je pas la fille légitime de votre roi ? ajouta-t-elle devant l'air contrit du soldat.
Il balbutia quelques mots incompréhensibles qui se rapprochaient de quelques grognement injurieux, puis, sans autre formalité, pivota et pris les devants en direction du nord. Ils marchèrent ainsi jusqu'en fin de soirée avant de voir apparaître les premières étincelles des sortilèges meurtriers qui s'échappaient du champ de bataille. Le garde s'était finalement montré plus aimable et il avait su, en plus de protéger la nouvelle princesse, lui apaiser l'esprit. Kilna se précipita vers les tentes de soin et s'affaira, sans ne rien demander à personne, à traiter les blessures de chaque nouveau patient. Elle se ferma à toute émotion face à la scène qui s'offrait à elle. Elle ne réagit ni aux aigreurs de l'air ambiant chargé de fer, ni aux vacarmes causés par les hurlements des soldats mutilés. Elle ne cilla pas même devant les blessures béantes qu'on lui présentait et tâchait de les refermer au mieux sans jamais hésiter à s'y baigner les mains. Libérée de ses sens, elle n'entendit pas dans un premier temps que l'on criait son nom à l'entrée de la tente. Ce n'est que lorsqu'on lui saisit le bras qu'elle consentit à sortir de sa transe.
— Je ne vous demanderai pas ce que vous fichez encore là, commença Moïe froidement, mais il vous faudra être forte.
Il s'écarta et laissa passer un mérolt épuisé et diminué. Sa peau bleutée avait laissé place à une couche épaisse de sang séché qui dégageait une forte odeur de métal. C'est à peine si la femme pu reconnaître son mari.
— Holf ! Par Pashad ! Que lui est-il arrivé ?
— Votre mari est un héros, Kilna.
Moïe expliqua rapidement l'acte héroïque de Holf pour sauver son roi. Comment il avait usé de son corps comme rempart entre le tranchant de l'arme et le cœur de Sar Ier. Comment, avec un courage inouï, il avait sacrifié son bras pour Sora.
Le mérolt pendait contre le demi-elfe, terrassé par la douleur et les litres de sang qui s'étaient échappés de son artère ouverte. Mais sa peine ne l'empêcha pas de relever la tête à la simple écoute du nom de sa femme et d'élargir ses lèvres fine en un sourire satisfait.
— Tu entends ça ? J'ai sauvé ton père, chérie !
Comme épuisé par l'effort, sa tête retomba lourdement et la commissure de ses lèvres ne sut tenir plus longtemps la mimique désopilante du soldat. Kilna, cependant, ne sut réprimer un gloussement devant cette fausse assurance et elle le remercia silencieusement d'avoir su lui amener l'étincelle d'un bonheur lointain en cette journée sinistre.
— Installez-le ici, et vite ! Ordonna une femme derrière eux. Vous pensez peut-être que le sang peut couler éternellement ? Il est en train de mourir, par Mélak !
La soigneuse continua de marmonner des commentaires outrés tout en positionnant Holf sur un brancard de fortune. Elle fit venir immédiatement des tissus propres, dont le blanc immaculé tranchait violemment avec la souillure du lieu. Kilna jeta à Moïe un regard plein de supplications mais le hochement de tête de ce dernier fit s'envoler le peu d'espoir qu'elle avait encore.
— Je suis désolé Kilna, souffla-t-il avec les seuls forces qui lui restaient. J'ai déjà trop usé de ma magie en ce jour et avec trop d'intensité. Elle ne se manifeste plus, j'en suis réduit à combattre à l'arc et à observer mes alliés succomber au combat...
Sa voix était froide, distante, lasse... Kilna ne perdit pas plus de temps et plaça une compresse fraîche sur le front de son époux, déjà endormi. Elle ne pouvait qu'observer ses paupières clauses, ses traits détendus, ses pattes d'oie à peine visibles derrière la crasse des batailles, et espérer revoir les yeux rieurs qui se cachaient derrière.
Un vacarme fit trembler le sol et des hurlements de « hourra ! » résonnèrent jusqu'au campement des blessés. Moïe sorti en trombe de la tente de fortune et couru rejoindre la bataille qui faisait rage au loin. Un nuage se découpait vers le nord, et rapidement, tous purent déterminer la nouvelle menace. Une armée de nains se dirigeaient droit sur eux, acclamés par les membres du Prisme d'Onyx. Ragaillardi par la brusque apparition, les Pierres de Tourma redoublèrent d'intensité, les sortilèges de leur mage volèrent de plus belle et se voulurent plus vifs, plus imprévisibles, plus meurtriers. Les hurlements décuplèrent et tout sembla s'accélérer.
— Mon seigneur ! Nous ne pouvons continuer ainsi, s'époumona Moïe une fois arrivé auprès de Sar. Vos hommes sont épuisés, nous en avons perdu la moitié... La bataille semblait se terminer sur une victoire mais nous ne saurons subir une nouvelle vague d'assaillants !
Sar Ier, la barbe rougie par le sang de ses ennemis, observa l'horizon. Les nains seraient sur eux dans un instant. Ses hommes tremblaient, certains pleuraient. Le sol rougeoyait sous les assauts du soleil et l'air était chargé de fer...
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