Chapitre 15 - Soupçons et Allégresse


Année 7 après L.P – (Saison de la vie)

Malvina était demeurée prostrée auprès de son feu de camp après le départ mouvementé de Luvac. Elle ne savait comment ni pourquoi, mais elle avait mal. Son cœur semblait saigner sur lui-même, parcouru de craquelures. Si on lui avait dit qu'un cœur pouvait se fendre en deux, elle jurerait que c'est ce qui était en train de lui arriver. Son souffle court faisait hurler ses poumons à l'étouffement. Les flammes dansaient devant ses yeux, moqueuses et insensibles à sa douleur, comme autant de petites ballerines sautillantes. Elle risquait parfois un regard vers l'étroit chemin par lequel avait disparu Luvac, mais rien n'apparaissait, si ce n'était l'ombre de ses souvenirs. Elle referma la couverture autour d'elle et tenta d'oublier ses peurs dans le sommeil, mais ce dernier demeurait introuvable.

Un bruit vers sa gauche la fit bondir. En un éclair, elle était debout, son arc au poing, prête à réagir. Des pas lents se rapprochaient bels et bien d'elle, mais quelle était en était la nature, elle n'aurait su le dire. Les yeux plissés pour percer l'obscurité, Malvina guettait les ombres, aussi tendue que la corde de son arc.

Un râle sourd résonna finalement qui fit remonter un frisson le long de son échine, puis elle aperçut une gueule pleine de crocs sortir du virage. Des yeux jaunes brillèrent dans le feu et d'énormes pattes, armées de griffes acérées, trainaient sur le sol. Malvina cru d'abord que c'était le feu qui donnait des reflets rougeoyants au pelage du fauve, mais elle discerna rapidement l'origine de cette coloration. L'animal était couvert d'éclaboussures de sang. La lionne releva lentement sa tête vers la jeune fille et, soulagée, s'affala auprès du feu.

— Elme ! Tu es là ! s'enhardit Malvina, dont le cœur s'allégea.

Elle se jeta au côté de son ami et pris sa grosse tête velue entre ses bras. Les odeurs âcre et ferrailleuse qui en émanait ne la gênait pas suffisamment pour la faire lâcher prise. Elle avait besoin de tendresse plus que jamais mais, malgré elle, l'animal sembla fondre entre son étreinte. La lionne rapetissa, ses poils disparurent, ses pattes s'affinèrent et son corps s'allongea. Malvina ne réalisa la situation que lorsqu'elle eut un aperçut très clair sur la virilité de son camarade. Dans un petit cri aigu, elle s'empara de sa couverture et la jeta sur l'origine de son malaise. Athèlme se redressa, fit tomber le peu de tissus qui le recouvrait et observa les alentours comme s'il reprenait connaissance après un long sommeil. Lorsqu'il découvrit Malvina à ses côtés, son visage s'illumina.

— Mina ! s'écria-t-il ravi.

Il se redressa et fit mine de la prendre dans les bras. Le bond en arrière qu'il eut pour toute réponse l'intrigua.

— Hmm, Elme... bredouilla-t-elle en pointant un doigt dans sa direction, le rose aux joues.

Dans un sursaut, Athèlme réalisa sa nudité totale et s'empressa d'enfiler son armure, un peu à l'écart, à l'abri de l'obscurité. Une fois vêtu, il revint, un peu honteux, vers le campement, mais le grand sourire de sa sœur lui suffit à oublier ce moment de gêne. Il invoqua son épée magique et savoura pour la première fois l'efficacité du cadeau que Malvina lui avait fait. En quelques instants, un sifflement fendait l'air et une flèche étincelante filait droit sur eux. Juste avant de les rencontrer, le projectile ralentit et vint se poser naturellement dans le creux de la main ouverte de son propriétaire. Sans savoir comment, Athèlme tenait fermement son arme, protégée de son fourreau.

— Il faut que nous reprenions rapidement la route Elme, je t'attendais pour être sûre que l'on se retrouve, mais nous ne pouvons pas rester là. Les nains sont à notre recherche et une créature étrange rode, elle a déjà essayé de me tuer.

Athèlme bondit à cette nouvelle. Sa sœur semblait pourtant dépourvue de toutes traces de violences.

— C'est Luvac qui m'a sauvée alors que je dormais. Je me suis réveillée juste à temps pour voir le prédateur s'en aller.

— Luvac ? répéta béatement Athèlme. Et où est-il maintenant ?

— Il est parti, je l'ai fait fuir. Je t'expliquerai sur la route du Gouffre de Glace. Allons, dépêchons-nous !

Athèlme s'exécuta malgré son envie d'en savoir plus. Mais s'il avait bien retenu quelque chose, c'est que sa sœur avait fait fuir cette espèce de paon arrogant, et c'était là tout ce qu'il avait besoin d'entendre pour se mettre de bonne humeur.

***

Deux yeux noirs observaient discrètement le campement des élus. Les sentiers habituellement déserts des Terres Désolées, n'avaient jamais été aussi fréquentés qu'en cette nuit. Satisfait de ce qu'il avait pu entendre, Chose entreprit la descente de la montagne en direction de la Clairière des Maudits. Affublé de « l'œil de Mélak », un artefact qui pendait négligemment à son cou, il se permit de passer par les couloirs de Ninetïa, où personne ne lui barra le passage. Grâce à quelques tunnels bien gardés, il ressortit de la montagne, non loin des Plaines de Creïka. Toute la nuit durant, il aura parcouru au pas de course les longs chemins de pierres humides dans le cœur des roches, maudissant sa condition d'humanoïde. Si seulement il avait pu conserver sa forme démoniaque, il serait déjà arrivé auprès des membres du Prisme. Mais pester ne lui était d'aucun secours et il se devait de conserver son énergie au mieux. Son sang n'avait cessé de s'écouler toute la nuit durant, il ne pouvait se permettre aucune dépense inutile.

La vue de l'embouchure dans la forêt qui mène à la Clairière des Maudits suffit à calmer son esprit tourmenté. Le soleil pointait à l'horizon, la fatigue brûlait ses muscles mais il avait réussi sa mission en un temps record. Epuisé, il s'enfonça dans les sous-bois, à la rencontre de Tourma.

Ce dernier ne manqua pas d'arriver rapidement lorsqu'une des Pierres annonça l'arrivée du messager de Mélak.

— Ah ! Chose ! Je commençais à me dire que l'on ne te reverrait plus ! Je t'écoute, qu'as-tu à m'annoncer.

L'homme tenta de s'exprimer, mais la fatigue avait gagné tout son corps. Il s'écroula sans prévenir, sans qu'aucun son ne franchisse ses lèvres. Face à la scène désopilante, Tourma souffla d'un air excédé. Il appela deux Pierres pour qu'ils trainent Chose à l'abri et demanda à ce qu'on le prévienne aussitôt qu'il aurait repris ses esprits. Il fallut attendre le milieu de la journée pour que la créature se décide à réagir lorsqu'on la sollicitait. Chose sortit difficilement se son sommeil, ses jambes le faisaient souffrir plus que jamais et il sentit la brûlure cuisante des plaies creusées par la dague de Luvac l'assaillir de toutes parts. Il essaya de se redresser, mais en vain. Son corps semblait cloué au sol, vidé. Il leva les yeux et aperçut deux visages renfrognés, visiblement impatients d'avoir des nouvelles.

— Tu as perdu beaucoup de sang, il ne sert à rien d'essayer de se lever, vociféra Ebe, excédée. Alors, garde plutôt ton énergie pour nous raconter ce que tu sais, veux-tu ?

Chose cligna des yeux comme pour aider ses idées à se remettre en place. Il était si faible, son esprit semblait le suivre au ralenti, dix pas derrière lui...

— Votre Luvac semble mener ses missions d'une façon bien à lui, murmura-t-il amèrement.

Il porta en même temps une main à son flanc recouvert d'un bandage de fortune. L'action n'échappa pas à l'œil acéré de Tourma.

— Comment ça ? Tu veux dire que c'est lui qui a fait ça ? gronda-t-il d'une voix qui retenait à peine le tonnerre qu'elle renfermait.

Il acquiesça d'un hochement de tête et Tourma vrilla son regard calciné dans celui d'Ebe.

— Oh ! Ne me regarde pas comme ça, hein ! Je t'avais dit que j'avais besoin de le voir plus souvent. Mais pourquoi écouter ce que j'ai à dire ? Charb et Obsi sont de bien meilleurs conseils après tout, n'est-ce pas ?

Tourma ne répondit même pas à cet affront et se contenta de rebasculer son attention sur Chose.

— Raconte-moi ce qu'il s'est passé ?

Les deux membres du Prisme écoutèrent avec attention tout le récit de Chose. Ebe cacha l'admiration de le savoir capable d'avoir parcouru une telle distance en une nuit, ainsi lacéré ; elle ne souhaitait pas le rendre plus important qu'il ne l'était. Mais lorsque Chose en vint à parler de sa tentative d'assassinat sur Malvina, elle explosa.

— Tu as essayé de quoi ? hurla-t-elle. Comment as-tu pu prendre ce risque ?

Tourma n'en revenait pas mais laissait Ebe faire le travail, elle se débrouillait très bien et elle lui épargnait beaucoup d'énergie.

— Si Messire Luvac ne s'était pas interposé, la petite serait morte à l'heure qu'il est. Et c'est tout ce que notre maître désir. Plus d'élus, plus de danger pour la prophétie.

Chose s'était légèrement recroquevillé sur lui-même mais avait décidé de ne pas abandonner sur ce principe. Il savait qu'il avait fait le bon choix et que seul Luvac était responsable de son échec.

— Et tu dis que Luvac s'est interposé alors que la mort de Malvina était imminente ? demanda Tourma qui se décida enfin à sortir du silence.

Une fois encore, Chose hocha la tête.

— Peut-être a-t-il une raison que l'on ignore, supputa Ebe.

Tourma se grattait la barbe, pensif. Il savait grâce à Chose où se trouvaient approximativement les élus. Mieux encore, il savait où ils allaient. Grâce aux galeries des nains, le Prisme serait capable d'atteindre le Gouffre avant eux, juste à temps pour tendre une embuscade. Un oiseau d'Obsi suffira également à découvrir la position de Luvac et recevoir plus d'information sur ses allégeances.

— Merci, Chose. Tes renseignements ont été très utiles, nous saurons en faire bon usage. Continue de te reposer.

Un instant plus tard, Tourma était au centre de la clairière afin de présenter son plan. Le chemin vers les reliques se dessinait, et il serait celui qui les présenterait au Grand Mélak.

***

Les paupières percées par les rayons du soleil, Luvac ouvrit les yeux alors que la journée semblait déjà bien avancée. La nuit n'avait été qu'un long combat contre l'obscurité qui dominait sa propre existence. Les traces de fouets se faisaient encore sentir le long de sa colonne et de ses côtes. Sa cage thoracique lui semblait meurtrie et ses poumons peinaient à se remplie de l'air frais des montagnes. Mais lorsqu'il posa un œil sur chaque partie de son corps, aucun signe de violence n'apparaissait. Même pas un simple bleu.

Luvac pesta et, sans trop savoir pourquoi, entreprit de rattraper les élus. Ils se dirigeaient vers le Gouffre de Glace. Il devait les retrouver avant qu'il n'y parvienne.

Les images de ses cauchemars le hantaient toujours tandis qu'il parcourait seul les longs couloirs rocheux qui serpentaient entre la montagne. Trop abstrait pour être des souvenirs, ils étaient bien trop réalistes pour n'être que des songes. La tête ailleurs, dans un monde à part, Luvac avançait d'un pas rapide et volontaire.

Un cri au-dessus de sa tête le fit lever les yeux au ciel. Un oiseau scintillant virevoltait et vint se poser sur son épaule. Le volatile planta ses deux billes noires dans le fond de ses pupilles irisées, l'air impatient. Luvac se saisit de lui, caressa d'un doigt délicat les plumes argentées qui brillaient sous le ciel clément, et leva les bras au-dessus de sa tête pour le relâcher, comme prévu. Il rabaissa les bras, l'oiseau toujours fermement empoigné.

— Alors comme ça Obsi veut savoir où je suis n'est-ce pas ? Il tient à ce que son plan se déroule dans les temps, mais nous sommes en avances, tu le sais ça ?

La colombe d'argent l'observa comme si elle essayait de comprendre ce qu'on lui racontait. Elle chanta doucement une complainte, sûrement embêtée d'être ainsi tenue prisonnière.

— Si je te relâche, ils sauront où je suis... et par conséquent, où se trouve Malvina. Mais s'ils t'ont envoyé c'est que quelque chose les tracasse... Chose ne serait tout de même pas déjà arrivé à les rejoindre, si ?

Luvac continuait de gratouiller les ailes de la colombe, partagé entre deux mondes.

— Après tout, elle semble bien décidée à se débrouiller toute seule, finalement. C'est vrai, non ? Elle m'a chassé, alors que je lui ai sauvé la vie pour... quoi ? La troisième fois peut être ? Ca mériterait un minimum de reconnaissance...

L'oiseau observait toujours attentivement son porteur, résigné à patienter jusqu'à ce qu'il décide d'ouvrir les doigts.

— Et puis qu'est-ce que je fais, regarde ça. J'en arrive à parler à un pauvre piaf. Un piaf qui n'en a rien à faire de ce que je peux bien lui raconter, soupira-t-il finalement.

Ses doigts commencèrent à se desserrer autour de l'oiseau. Il ne pouvait pas le garder de toute façon, il serait obligé de le tuer s'il souhaitait qu'il ne retourne pas vers le Prisme. Mais à quoi bon ? Obsi, s'il se rendait compte de quelques chose, enverrait rapidement des Pierres envahir la montagne. Il n'aurait que le sang d'un animal innocent sur les mains. Et Malvina, après sa réaction, ne méritait pas ce sacrifice. Luvac fut assaillit par le manque de compassion évident de sa belle. Le visage d'Ebe revint à son esprit, l'image dans sa tête ouvrit ses lèvres roses et murmura son nom telle une complainte. Luvac releva les bras et, d'un geste décidé, lança la colombe qui s'en alla rejoindre le ciel.

Sans attendre, il reprit sa course pour rattraper les élus, motivé par l'apparition d'Ebe dans son âme. Elle le guidait, elle était là, avec lui, dans une promesse d'un bonheur éternel à ses côtés. Bientôt ils pourront se reposer et... elle disparut. En même temps, Luvac entendit des voix au loin et des bruits de sabots. Méfiant, il glissa un œil par-dessus un large rocher. Ils étaient là. Malvina riait à une blague, sans doute exécrable, d'Athèlme. Son rire égaya la montagne morose et d'un coup, l'herbe rare paru plus verte, les roches moins grises. Agacé, Luvac prit de la distance, le temps qu'ils terminent leur petite escale. Ebe réapparût, plus belle que jamais. Plus sombre que le ciel nocturne, plus élégante que la neige au fur et à mesure qu'il s'éloignait de ses cibles.

***

Sar Ier rayonnait plus que jamais. Ce qui surprit bien du monde étant donné que comme chacun le savait, une guerre allait éclater. Il sortit de bonne heure de ses appartements, fièrement apprêté, et descendit les escaliers d'un pas plein d'entrain. Dans la salle des buffets, il croisa Moïe, le pria de convoquer Las'Lishis et de le rejoindre dans la salle du trône.

Moïe, surpris par tant d'initiative, s'empressa d'obéir à son souverain et un instant plus tard, les deux elfes se trouvaient aux pieds du roi de Sora.

— Moïe, viens me rejoindre je te prie, l'intima Sar, solennel.

Une fois son mage fièrement campé à ses côtés, Sar Ier observa avec attention le roi flendïen.

— Au risque de me mêler de ce qui ne me regarde pas, Las'Lishis, je tiens à rappeler que Moïe Las'Dylis est plus précieux conseiller. Après avoir été un mentor pour moi, puis un exemple à suivre, il est devenu mon mage, mon conseiller et enfin mon ami. Sans Moïe, il n'y aurait aucun traité. Il n'y aurait aucun pacte. Il n'y aurait aucune alliance. Brazla ne serait toujours peuplée que de souverains tyranniques, belliqueux et sans scrupule. Je serais un roi digne de mon père, Sora serait un royaume terrorisé et malmené par une main de fer chauffé à blanc. Comprenez-vous l'importance de Moïe, un elfe de Flendïa ?

Non certain de là où voulait en venir Sar Ier, Las'Lishis se contenta d'affirmer toutes ces révélations d'un hochement de tête. Sar fit fi du regard interloqué que lui lançait Moïe et continua sur sa lancée.

— Ce qui s'est passé hier, dans la salle du conseil, n'est pas quelque chose que je puis tolérer, Las'Lishis. Moïe a été humilié sans que quiconque de son peuple ne lève le petit doigt. Sa mère, une femme brave qui s'est toujours tenue fidèlement aux côté de Las'Imlïa a été reniée publiquement par son peuple. Alors, je vous le demande, comment arranger cela, Las'Lishis ?

Sar dardait son regard malicieux sur le roi elfique, visiblement indisposé à toute forme de négociation.

— Sar, je suis tout d'abord navré de ce qu'il s'est produit. Jamais un membre du service royal ne devrait essuyer tel embarras et sache que Las'Tilas sera punit pour son comportement peu révérencieux. Mais les elfes ont leur propre code, et ce code a toujours été clair. La copulation inter-espèces est formellement interdite. Les demis-elfes ne sont pas autorisés à résider à Flendïa, ni leurs géniteurs.

Seul le silence répondit à Las'Lishis et le regard lourd de Sar posé sur lui fit vaciller sa volonté.

— Je croyais que Flendïa se plaisait à clamer à qui voulait l'entendre que les elfes étaient tournés vers l'harmonie, l'intellect, l'érudition... Pouvez-vous m'affirmer, Las'Lishis, qu'une évolution n'est pas nécessaire dans cette affaire ?

— Avec tout mon respect, Sar, Sora est bien mal placée pour s'exprimer. Jamais vous n'avez ouvert la royauté aux femmes... et que dire de vos esclaves ?

— Chacun de mes domestiques est payé comme il se doit, nourrit et protégé. Quant à mon trône, il sera vraisemblablement reprit par mon héritière, une jeune femme hybride, tout comme Moïe. Mais cela reste une histoire que je me garde de vous raconter pour plus tard. Ne vous souciez donc pas de notre propre modernité, la voie est toute tracée.

Bouche bée face à tant de révélation et à cette étrange outrecuidance peu commune au souverain de Sora, Las'Lishis pris le temps d'analyser ce que Sar venait de lui annoncer malgré une irrépressible envie d'imposer son autorité. Brazla avait connu des temps bien différent et il était le plus à même de s'en rendre compte. Il était certainement l'un des êtres vivants les plus anciens du continent. Son espèce était, de par son espérance de vie, la plus encline à l'évolution, à la modernité. Tirer profit des erreurs du passé était pour ainsi dire, le fardeau des elfes. N'importe quel être bien informé savait vers qui se tourner lorsque des questions existentielles venaient à se poser. Et pourtant, il était là, à devoir tirer des leçons d'un jeune monarque à peine arrivé sur le trône. Si au moins ce qu'il disait était sot, peut-être aurait-il été moins vexé. Mais la vérité transpirait de chaque phrase. Moïe avait décidément su apporter toute la sagesse des elfes à cette monarchie.

— Un elfe sait ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, finit par entamer Las'Lishis, le ton morne. Je suis connu pour ma sagesse, mon ouverture sur le monde... et je me dois d'honorer cette réputation. Je vous écoute, Sar Ier et j'entends vos paroles vertueuses. Je verrai à ce qu'une analyse plus approfondie soit faite concernant le cas d'Enya Las'Dylis. Je veillerai à faire entendre votre plaidoyer pour influencer au mieux le cours de son jugement.

Il n'en fallu pas plus pour desserrer l'étau qui s'était emparé des entrailles de Moïe depuis l'annonce de l'exile de sa mère. D'abord incertain, il avait ensuite amèrement reproché à Sar son manque d'implication dans cette affaire. A présent, c'est à lui qu'il reprochait le fait de ne pas avoir su faire confiance à son roi. Jamais il n'avait eu à douter de lui et jamais Sar Ier n'avait pas été à la hauteur de ses attentes. Le demi-elfe tourna un œil plein de reconnaissance vers son ami mais ce dernier ne le vit pas, encore trop concentré sur son homologue.

— C'est un honneur, Las'Lishis, que de vous entendre prononcer ces mots devant moi. Je prierai ce soir notre déesse Saruïa pour que l'entente entre nos deux nations soit longue et prospère. Maintenant, si vous le voulez bien, allons donc rejoindre la salle des buffets afin de reprendre quelques forces !

Sar, avant d'avoir terminé sa phrase, s'était déjà levé, avait défroissé sa tunique et descendait les marches de son trône avec une bonhomie qui l'avait pourtant quittée depuis longtemps.

En fin de journée, les représentants de Brazla étaient à nouveau convoqués pour une dernière séance de conseil. Il avait été convenu que la situation actuelle ne pouvait plus durer et que l'instabilité qui régnait sur le continent devait cesser au plus vite. Cette dernière rencontre diplomatique s'éloigna ainsi du simple conseil pour s'orienter sur des airs correspondant plus à un conseil de guerre.

— Mes hommes seront prêt à défendre la frontière près de la Tour de Jade, Votre Altesse, s'empressa d'affirmer Di'Salman. Chacun d'entre eux est à même de combattre dix rebelles à lui seul.

— Ce ne sont pas des rebelles comme les autres, Di'Salman, si vous me permettez de le rappeler. Nous serons amenés à combattre nos propres concitoyens dans cette guerre, trancha abruptement Dal'Aqual.

Le Cavalier Creï rabattit son imposante tresse en arrière avec véhémence, se redressa et plongea son regard noir dans le fond des iris orangés du Mérolt.

— Si tant est qu'un Creï ose participer à d'aussi sombres desseins et se soit, ne serait-ce qu'une fois, retourné contre son peuple, il n'est plus digne d'être considéré comme un membre des Cavaliers. Seriez-vous en train de me dire qu'il n'en est pas de même chez les mérolts, Dal'Aqual ?

Pour toute réponse, le mérolt souffla dans une espèce de gargouillement inaudible et rabaissa sa crête avec irritation. Sar Ier repris le contrôle du débat et continua l'organisation des troupes de chaque royaume afin que tous soient répartis sur le continent, prêts à agir aussi vite que possible. Un réseau fut mis en place pour la communication inter armée et les renseignements précieux seraient confiés aux mages de chaque peuple afin qu'ils les fassent parvenir à tous grâce à leur don exceptionnel.

— Seigneur Sar Ier, quel comportement doit-on adopter face à Ninetïa, d'après vous ? Aucun nain n'a répondu à l'appel et il est même de plus en plus évident qu'ils collaborent avec le Prisme. Nous ne pouvons risquer aucune erreur, s'enquit alors Las'Lishis.

Sar se tourna instinctivement vers Moïe qui se grattait nerveusement le haut du crâne. La question était légitime, Ninetïa ne pouvait rester impunie après ce manque d'action de sa part. La décision de voter fut rapidement adoptée et chaque seigneur, avec l'aide de ses conseillers, apporta des réponses qui elles-mêmes, furent soumises à d'autres votes. L'on proposa que Ninetïa soit annexée, asservie ou même emmurée... Sar s'empara de la vasque qui contenait enfin les derniers bulletins et procéda au dépouillage. Un filet de sueur se fraya un chemin sous sa tiare et il murmura imperceptiblement une prière aux dieux pour que la sentence ne soit pas source d'une querelle éternelle. Il put souffler alors que Moïe marquait d'une dernière encoche la fiche de suivi des votes.

— Qu'il en soit ainsi, clama-t-il, le dernier papier entre les doigts. Ninetïa devra répondre d'un embargo jusqu'à nouvel ordre. Il ne sera ni autorisé de bénéficier de ses ressources par un quelconque acte marchant, ni de leur prodiguer nos ressources, et ce, quel que soit le montant proposé.

Tous applaudirent, Moïe rédigea rapidement l'embargo et les mages de chaque contrées vinrent apposer leur signature dans un balbutiement magique. Ce procédé permettait d'éviter toute imitation frauduleuse et engageait les seigneurs dans le respect des clauses sans autres issus possibles. Moïe récupéra le parchemin calciné là où les griffes reconnaissables de Merïa, Creïka, Flendïa et Sora apparaissaient, puis fit parvenir un courrier urgent à Rib'Elman, l'actuel roi des nains, afin de l'informer des nouvelles mesures coercitives prisent à son encontre.

Cette éternelle passade politique était enfin terminée, au plus grand soulagement de la majorité des acteurs présents. Sar soupira et se faufila hors de la salle du conseil après avoir pris congé et disparu mystérieusement dans les couloirs. Soucieux de trouver au plus vite qui pourrait être l'enfant caché de Mélak, Moïe se sauva à son tour, en direction de la bibliothèque et en ressortit avec une pile de livres presque aussi grande que lui.

***

Dans la paisible prairie de Sora, le meuglement d'une vache tira Kilna des bras de son mari. Alertée par l'inhabituelle complainte, elle enfila du bout des pieds ses pantoufles et, drapée de sa descente de lit, elle se faufila sans un bruit hors de la chaumière. Le village dormait encore en grande partie. L'odeur du pain chaud commençait cependant à se répandre dans l'air et se mélangeait aux effluves de l'herbe coupée de la veille. Kilna savoura ce moment propice aux rêves, ce calme envoutant qui lui rappelait ce qu'elle aimait en ce royaume. Après avoir admiré un court instant les premiers rayons qui perçaient derrière les collines, elle accéléra le pas et s'en alla rejoindre les vaches, chaudement gardée dans leur étable pour la nuit. Un râle puissant la guida jusque vers la malheureuse qui, plutôt, avait déjà gémit. Allongée sur le flanc, son énorme ventre bien en évidence posé au sol, elle haletait sous les assauts de la maternité. Kilna s'émerveilla de ce petit miracle de la nature et s'empressa de cajoler doucement la tête de l'animal.

— Tout va bien se passer, tu verras ! Souffle ma grande, je sais ce que tu vis, et crois-moi, je suis d'accord avec toi, ce n'est pas une partie de plaisir... Courage !

Elle continua de lui murmurer des encouragements apaisants et l'assista du mieux possible dans sa tâche.

Alerté par la disparition soudaine de sa femme hors du lit, Holf ne tarda pas à la retrouver. Il entra dans l'étable juste à temps pour voir Kilna libérer le petit veau de sa prison translucide. Sans attendre, la nouvelle mère accapara son petit qui put se jeter sur les larges pis qu'on lui proposait. Kilna affichait un sourire d'où exaltait une joie profonde et pure lorsqu'elle se retourna pour saluer son mari.

— Ne me regarde pas comme ça, tu sais ce que j'en dis, ma chérie. Quant à toi, tu es seule décisionnaire sur la réalisation de la suite des évènements !

Kilna éclata de rire en observant la moue faussement sévère du mérolt. Un autre enfant n'était pas inenvisageable mais elle souhaitait plus que tout profiter de sa petite famille telle qu'elle était actuellement. Ils sortirent tous deux, main dans la main hors de l'étable. Le quartier s'était réveillé, les échoppes commençaient à sortir, le pain était prêt et les rues s'animaient de leur cacophonie habituelle.

— Holf, regarde, lui intima Kilna, un doigt pointé sur l'horizon. Est-ce que ce sont des soldats ?

Le mérolt darda son regard sur les silhouettes qui défilaient au loin.

— Il semblerait en effet, grogna-t-il. Il y en a d'autres de l'autre côté... bon sang, qu'est-ce que ça veut dire ?

Ils n'étaient pas les seuls à s'intéresser au cheminement des cavaliers qui défilaient entre les champs de blé. Déjà, plusieurs hommes étaient sortis de leur logis, la mine fière, et marchaient en direction du château.

— Kilna, reste ici avec Lïana, je vais me renseigner sur ce qu'il se passe. Ne quitte pas le village pendant mon absence.

Holf enlaça sa femme tendrement, déposa un délicat baiser sur ses lèvres et, après un dernier « je t'aime » à peine murmuré, il s'en alla rejoindre les autres paysans sur le départ. La jeune femme, après un au revoir trop rapide, s'apprêta à rentrer chez elle, lorsqu'une voix familière l'arrêta.

— Kilna ? Je m'excuse d'arriver ainsi sans prévenir, mais... pourrait-on parler un instant ?

Elle se retourna pour découvrir le roi de Sora devant le pas de sa porte, tandis qu'elle était toujours vêtue que de sa descente de lit trouée.

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