Chapitre 10 - Découvertes et Déceptions

-Année 7 après LP – (Saison des pluies)

Les vitraux des appartements royaux dégoulinaient sinistrement. Ils n'offraient qu'une vue austère de Sora, un territoire ne se contrastant que dans les multiples variantes de gris que proposait la saison des pluies. Sar Ier était accoudé à sa fenêtre, ses pensées s'envolaient au-delà des murs du royaume tandis que son regard scrutait l'horizon avec espoir.

Athèlme et Malvina étaient déjà partis depuis des jours et il n'avait aucun moyen de communiquer avec eux ... Il ne savait même pas précisément l'itinéraire qu'ils étaient amenés à suivre. Non, tout ce qu'il savait c'est que la proximité du Pic de la Destinée avec Ninetïa n'avait rien pour le rassurer. Jamais les nains n'avaient fait ne serait-ce que l'esquisse d'un geste politique pour le continent. Sar ne se rappelait que trop bien le jour où le Traité de Paix avait été signé et avec lui, le Contrat des six Royaumes. Rib'Eman n'avait montré aucun signe de soutien au projet du nouveau roi de Sora. Unir les nations entre elles, cesser toute forme de guérilla, autrefois encouragée par le règne tyrannique de feu Sar III et permettre une prospérité durable entre les peuples n'avait semblé que provoquer la colère et le mépris chez le souverain des nains. Afin de préserver son peuple, il avait toutefois accepté de signer le long parchemin étendu sur la table de marbre, comme l'avaient fait avec plaisir tous les autres dirigeants de Brazla. Tous avaient applaudi, sauf Rib'Eman. Tous avaient festoyé aussi et dansé en l'honneur de cette nouvelle ère propice aux échanges et au partage multiculturelles du continent. Sauf Rib'Eman. A peine la plume reposée sur le traité, il avait disparu par la grande porte de la Salle des Rencontres et plus personne ne l'avait jamais revu. Aucun royaume n'allait bénéficier des forges naines, ni du savoir-faire des ouvriers de Ninetïa pour l'architecture des grands monuments. Les nains s'étaient dès lors volatilisés dans leur montagne, reclus depuis des décennies derrière les murs minéraux de Ninetïa.

Sar soupira et observa le petit nuage de buée qu'il venait de faire naître sur sa vitre. Déjà, le flou disparaissait et laissait réapparaître la pluie maussade au-travers.

— Si seulement tout pouvait s'évanouir comme un souffle, grommela le roi, taciturne.

Il prolongea sa contemplation des terres jusqu'à ce que quelqu'un frappe à sa porte. Le bois massif résonna comme un gong dans la pièce silencieuse et toute la quiétude du lieu se dissipa avec le bruit sourd.

— Entrez donc ! Marmonna Sar Ier juste assez fort pour que sa voix traverse le lourd pan de bois.

Un entrebâillement laissa apparaître le visage doux de Moïe qui questionna silencieusement son roi avant de franchir le seuil. Face à l'absence de refus, il se décida finalement à entrer et referma délicatement la porte derrière lui. La vision de son roi ainsi affalé sur son siège, les yeux vides de toute vitalité, n'était pas sans lui rappeler la triste période d'une maladie qui faillit lui coûter la vie.

— Sire, vous m'avez fait demander, se présenta Moïe dans une légère révérence.

Les cheveux du demi-elfe étaient tressés en une longue natte posée sur son épaule et qui descendait jusqu'au bas de ses côtes. Son oreille dépassait de la masse ébène à la façon des elfes de Flendïa, mais l'arrondi de son cartilage ne laissait aucun doute quant aux origines du mage. Il se releva délicatement et posa ses yeux de cristal sur son roi avec une tendresse infinie.

— Moïe, as-tu des nouvelles de nos enfants ? Ont-ils déjà passé le Gouffre des Glaces ?

— Je suis malheureusement dans l'incapacité de vous répondre, sire. Mais j'ai toute confiance en eux. Il est encore un peu tôt selon moi pour présumer leur arrivée au Gouffre mais dois-je vous rappeler que j'ai cédé la Pierre d'Imalt au Général Athèlme. Il n'y a rien que le Général ne saurait contrer en possession d'un tel artefact, croyez-moi, lui répondit posément Moïe d'un air rassurant.

Loin de paraître apaisé, Sar Ier grommela une forme d'acquiescement et replongea dans la grisaille, extérieure comme intérieure. Décontenancé sur la conduite à suivre, Moïe se contenta de le rejoindre d'un pas léger et s'assit à ses côté, plein de sollicitude. Les deux hommes étaient plongés dans une méditation partielle lorsqu'à nouveau la porte s'ébranla, mais le visiteur ne daigna pas attendre l'autorisation pour rentrer cette fois-ci. Le battant s'ouvrit brutalement et laissa un émissaire cramoisi et le souffle court se déverser dans la pièce.

— Monseigneur ! On m'a confié un message de la plus haute importance. Les élus ont été capturés !

Sar Ier et Moïe bondirent comme un seul homme de leurs fauteuils.

— Capturé ? C'est impossible ! Comment ça capturé ? s'exclama Sar Ier.

L'émissaire ne sembla pas comprendre qu'on puisse accorder une autre définition au terme mais il fit fi de tout commentaire et s'appliqua à fournir une réponse adéquate.

— Ils ont été fait prisonniers, Monseigneur...

— Diantre ! Vas-tu me dire où ils sont avant que je ne t'assomme ? s'emporta Moïe devant son roi.

La situation était on ne peut plus grave mais Sar ne pouvait qu'apprécier lorsque la part humaine de son ami prenait de l'ampleur.

— Ils sont à Ninetïa, messire, balbutia l'émissaire, visiblement perturbé par le fait de se faire houspiller alors qu'il ne faisait que répondre fidèlement à son monarque.

Moïe, dont la bouche s'ouvrait déjà pour formuler quelques inquiétudes à son roi, n'eut pas le temps d'émettre le moindre son. Déjà, un nouveau visiteur plongeait dans la pièce.

— Par Pashad, n'est-ce pas bientôt terminé ? s'emporta cette fois Sar Ier.

— Monseigneur ! Nous sommes attaqués, hurla le nouvel arrivant.

Le tintement des cloches dans la cours accompagnèrent son avertissement.

— Moïe, rejoint notre armée dans la cour, vérifie que tous soit en position pour se défendre et averti les royaumes voisins. Vous, Sar pointa du doigt le messager, allez récupérer le plus d'informations sur cette attaque et retrouvez-moi dans la grande cour m'en faire part. Quand à vous, le large doigt se décala sur le dernier arrivé, rejoignez immédiatement les rangs, veillez à ce que tous nos hommes soient présents.

Sar Ier avait, durant ses ordres, déjà enfilé son armure dorée, rangé son sabre dans le fourreau qui pendait à sa ceinture et lacé ses bottes. La pièce se vida d'un coup, avec pour seul compagnie le claquement des pas des hommes qui couraient dans les couloirs de pierres. Le château était en état d'alerte, tout le monde courrait avec bien trop de tâches à accomplir et trop peu de temps pour toutes les réaliser. Les gens se rentraient dedans, hurlaient des ordres ou des informations. Les serviteurs bâtissaient déjà un campement de fortune à l'abri des haut-vents pour recueillir les futurs blessés et les chevaux hennissaient dans leur étable, sensible à l'agitation subite. Ils n'eurent pas le temps de s'inquiéter longtemps. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, tous étaient sellés, bridés et se rangeaient en pelotons devant les hautes grilles du château. Chaque allée était dévalée par une multitude de soldats, chevaux, domestiques, paysans... Les hommes étaient tous présents, armés de lances, d'épées, de haches, de faux ou encore de fourches, tous égaux devant la bataille qui se profilait devant eux. Rien n'était en place quand les premiers tremblements firent frémir les remparts. Des explosions retentissaient de toutes parts, leur grondement se répercutant entre les murs de la citadelle.

— Nous sommes encerclés ! hurla un soldat du haut d'une tour de guet.

La fin de sa phrase s'était étouffée dans sa gorge tandis qu'une flèche était venu lui transpercer la glotte. Il tomba de sa tour dans une chute interminable et s'écrase tel un pantin au sol, à la vue de bon nombre de ses camarades. Ce fut la panique. Tous attendaient des ordres qui ne venaient pas et Sar, habitué à la bataille mais certainement pas au commandement observait l'agitation avec désespoir.

— Soldats ! gronda soudain une voix puissante au centre de la débandade.

Tous, sans exceptions, s'arrêtèrent net dans leur déplacement. Aucun ne bougeait et la place n'était perturbée que par les bruits des canons et des incantations qui pleuvaient sur les remparts.

— Cavalerie, en formation porte Nord ! Je veux un escadron au Sud ! Archers, en position, armé, feu à mon commandement. A la vigie, je veux toutes les informations, c'est compris ?

Yal se tenait au centre de ses hommes qui, sans leur général Athèlme, ne savaient comment réagir. L'ancien chef des armées de Sora venait de surgir dans la cour, apparition divine qui soulagea instantanément le chaos ambiant. Chacun s'exécuta docilement, heureux de n'avoir pas à prendre de décision. Yal couru au sommet d'une tour et observa, à couvert au travers d'une meurtrière, la scène extérieure.

— Feu ! s'égosilla-t-il.

Au dehors, une horde compacte se pressait autour du château, à proximité des entrées principales. La citadelle était sans issus, cernée de toutes parts.

— Canonniers ! Chargez !

Au centre de la cours, les soldats veillaient devant les hautes portes, toujours clauses, qu'aucun ennemi ne pénètre l'enceinte. Sar Ier observa Yal diriger les canons en direction des portes et compris son idée immédiatement. Son plan était excellent, mais il allait falloir préparer les armées avant de l'exécuter... Un faisceau lumineux embrasa le ciel, formant un lourd bouclier scintillant dans le ciel sur lequel se croisait une lance, un trident, un arc et une épée. Le symbole rayonnait juste au-dessous des nuages qui laissaient une pluie de plus en plus abondante s'abattre sur les combattants. Le message était envoyé, bientôt, les territoires voisins débarqueraient leurs troupes aux portent de Sora.

Invisibles à quiconque ne serait pas destiné à recevoir le message, le bouclier et ses armes planèrent un instant dans les hauteurs du ciel, puis s'évanouit.

— Il nous faut maintenir l'ennemi à distance jusqu'à la nuit, hurla Sar à l'attention de Yal. Des renforts devraient arriver !

Yal, le visage grave, descendit d'un bond les escaliers de la muraille et rejoignit son roi avec l'aisance d'un jeune guerrier. Sa queue de cheval frappait l'air derrière lui, reflet direct de l'énergie qui couvait en son cœur de soldat.

— Sire, sauf votre respect, nous ne les tiendrons pas toute la nuit ! Soit nous faisons sauter la porte les premiers, entrainant dans l'explosion de lourdes pertes dans le camp ennemi, soit nous attendons sagement qu'ils nous envahissent dans la plus grande impunité.

L'homme s'était campé devant Sar, le dos droit, les mains posées sur les hanches, fier et assuré. De toute évidence, cet homme avait sombré par manque de batailles à gagner. Il renaissait de ses cendres devant les yeux impressionnés du roi, on ne peut plus fier de bénéficier d'un tel commandant.

— Dans ce cas, je vous suivrai, annonça Sar Ier. Mais les pertes seront lourdes, Yal... Les blessés devront être reconduits auprès des soigneurs le plus rapidement possible.

Yal 'attendit pas que la phrase se termine. Il était déjà de retour au sommet de sa tour de guet, brailla l'ordre de constituer une unité de rapatriement et s'avança au-devant de son armée.

— Guerriers, guerrières, c'est un honneur de combattre une dernière fois avec vous et...

Une déflagration explosa derrière lui, faisant sauter un morceau du mur qui vint s'écraser aux pieds de l'assemblée.

— ... et je vous demanderais, une dernière fois, de me suivre dans la bataille. Vous avez été formés pour cela. La paix n'est jamais faite pour durer, je ne vous l'ai jamais caché. Le temps est venu pour vous de mettre en pratique vos années d'entraînements, de travail acharné.

Le toit d'une tour s'envola sous une frappe d'énergie dans un craquement puissant à fendre l'âme. Il alla s'écrouler à l'extérieur de la citadelle dans un fracas sinistre.

— Il n'est plus temps des longs discours. Nous allons exploser les portes volontairement. Vous profiterez de l'effet de surprise pour plonger dans la bataille, arme au poing et la victoire dans l'âme ! Défendez votre roi ! Défendez votre royaume ! Défendez vos familles !

Les guerriers fracassèrent le sol de leurs armes, tambourinaire violemment sur leur bouclier et clamèrent leur allégeance avec une énergie qui ébranla les cœurs.

— Archers ! Feu ! Canonniers ! Feu !

Une pluie de flèche s'envola, accompagnée des cris des blessés au-delà de l'enceinte. Les canons rugirent, les boulets s'envolèrent à une vitesse vertigineuse et les murs explosèrent à l'impact. Les portes s'écroulèrent sur les ennemis et les débris tombèrent telle une malédiction divine sur les troupes adverses. La folie s'empara des opposants qui brisèrent leurs rangs et ce fut la débandade. Sous les hurlements des mutiles, les forces de Sar Ier déferlèrent sur le Prisme avec une haine viscérales. Tous clamaient « Pour Sora ! Pour notre roi ! », leurs voix recouvrant le tonnerre de la bataille.

Sar Ier sorti son épée de son fourreau et sauta à son tour dans la masse hurlante suivit de près par Moïe. Tous deux combattirent côte à côte, ils repoussèrent les ennemis, l'épée tranchant les chairs et la magie assommant les assaillants.

L'unité de rapatriement était dispersée aux quatre coins du terrain, trainant derrière eux leurs camarades mutilés qui respiraient encore. A une vitesse vertigineuse les hommes tombés au combat se retrouvait entre les mains des soigneurs qui luttaient pour leur survie à travers les cris d'agonie. Tous hurlaient des ordres variés, nécessitant une fois de l'eau, une autre de l'alcool distillé... Sans l'assistance du mage du royaume, les soins étaient particulièrement rudimentaires et souvent nettement inférieurs aux besoins des victimes.

Moïe ne laissait personne approcher son roi de trop près, des décharges éclataient dans ses mains et bientôt, un cercle naturel se forma autour des deux hommes.

— Moïe ! rugit une voix au loin, étouffée par les cris de douleur qui régnaient en maître.

Obsi se dressait au centre du chaos, représentation de la guerre elle-même, le visage maculé de sang, l'arme pourpre dégoulinante au bras, l'armure fracassée mais jamais détruite... D'un pas lent, il s'avança vers le demi-elfe comme si plus rien n'existait autour de lui. Un sourire cruel élargissait ses lèvres pâles et ses oreilles d'elfe s'agitaient sous l'excitation du moment.

— Obsi ? Par Pashad, qu'est-ce que tu fais là ? s'exclama le mage, visiblement surpris.

— Tu n'aurais jamais dû me sauver ce jour-là, Moïe, ricana Obsi prit de démence. Tu aurais dû me laisser me rattraper !

Il hurla la fin de sa phrase à la face du responsable principal de sa déchéance.

— Tu vas payer, Moïe ! Tu vas payer pour tout ce que tu m'as fait !

Obsi, dont les yeux, explosés par la haine couvaient une tempête effrayant, décocha une flèche et tira. Moïe n'eut que le temps de bondir sur le côté et reteint un cri lorsque le métal déchira les chairs de sa cuisse sur son passage. La blessure n'était que superficielle mais Moïe pouvait sentir le sang couler jusqu'à sa cheville. Il se redressa fièrement, les mains déjà chargée d'énergie. A peine debout, il envoya une décharge qui vint frapper Obsi au poitrail. La force de l'impact l'envoya valser bien plus loin et il s'écrasa au sol dans un bruit sourd. L'elfe réagit immédiatement, esquiva le second qui alla s'exploser plus loin sur une des Pierres qui hurla alors que son bras se sépara définitivement de son corps. Une flèche se cala entre les doigts du Bras Droit, il décocha et rechargea à une vitesse surnaturelle, relâchant une fois encore le projectile. Une pluie d'acier s'abattait sur Moïe qui recula. Il n'en fallait pas plus à Obsi pour saisir sa chance. Il se propulsa sur Moïe, dégaina son épée alors même qu'il était encore dans les airs et atterrit avec force, sa lame menaçant la poitrine du mage. Ce dernier esquiva l'attaque frontale avec légèreté et envoya valser ses dagues devant lui. Obsi dansa entre les lames, glissa sur le sol couvert du sang des blessés et tenta une offensive au jarret. Il rata, une fois encore. L'elfe se redressa droit derrière son attaque et vrilla ses prunelles azur dans le cristal sans fond de son rival.

— Tu ne sors donc pas ton arc, Moïe ? Est-ce que le grand mage de Sora douterait de ses compétences ? cracha Obsi dont le venin frappa mais sans blesser.

— Obsi, dois-tu te résoudre à rabaisser ainsi ton adversaire pour te sentir grandir ? Cent-cinquante ans ont passé... N'aurais-tu pas gagné un minimum de sagesse, par les Dieux ?

Dans un sursaut de rage, Obsi se rua à nouveau en avant sans se rendre compte qu'ils étaient tous deux la proie des regards d'une assemblée complète. Les membres du Prisme, autant que les guerriers soriens observaient le duel avec un intérêt non dissimulé. L'elfe rugit sa rancœur comme s'il avait souhaité que sa plainte soit entendue par Mélak en personne. Il balança son sabre devant lui, le fit tournoyer avec habileté autour de son corps et laissa ses doigts valser sur le manche avec une souplesse sensationnelle. Moïe tourbillonna autour de son adversaire. Il effectua une voltige admirable et retoucha le sol sans à-coup tandis que sa tunique impeccable se repositionnait progressivement.

Tourma observa son Bras Droit de son regard de braise. Il posa les yeux sur le champ de bataille et constata avec satisfaction le nombre de corps inerte sur le sol chargé d'humeur rougeoyante. Il allait lever le bras pour annoncer un nouvel assaut et mettre fin à ce duel pathétique lorsqu'un cor brama au loin. Le sol trembla soudainement et un nuage de poussière se levait à l'horizon. Le temps d'annoncer une retraite prématurée, la silhouette des cavaliers creïs se dessinait sur le paysage herbeux, lance armée, bouclier au poing.

— Retournez au campement ! tempêta Tourma dans la cohue.

Aucun ne se fit prier pour battre en retraite avec l'énergie du désespoir. Les plaines de Sora accueillir les millions de pas de ces envahisseurs en fuite avec une délectation propre à un territoire menacé. Les membres du Prisme avaient la forte impression que les arbres eux-mêmes leur murmuraient de déguerpir le plus vite possible.

— Tourma ! Pourquoi battons-nous en retraite ? s'emporta Charb dans sa course.

Tourma ne dénia pas répondre avant qu'une distance suffisante le sépare du château de Sora.

— Notre objectif est atteint, assena-t-il finalement tandis qu'il s'arrêta soudainement.

— Un objectif atteint ? Quel objectif ? Nous aurions pu rester ! Nous aurions pu nous battre ! Nous aurions DÛ nous battre !

Cette fois, c'était Ebe qui laissait exploser sa rage. Ses cheveux blancs dégoulinaient du sang de ses adversaires, sa peau de lait luisait sous les assauts de la pluie et des éclairs d'acier dansaient au fond de ses yeux liquéfié. Qu'elle était belle ainsi ! Jamais encore Tourma n'avait pu l'admirer de cette façon au détour d'une bataille. Il ne se rappelait qu'avec peine les retombées de leur dernier combat avec les creïs.

— Notre objectif, Ebe. Semer le chaos, la terreur. Faire régner la crainte et le doute. Servir Mélak en servant l'anarchie. C'est chose faite !

Ebe et Charb l'observaient, visiblement en proie à une hystérie ronflante au creux de leurs tripes. Ils se contentèrent cependant de suivre leur meneur, décidés à rattraper les sévices qu'ils n'avaient pas eu l'occasion d'infliger.

***

Le nez en l'air, les yeux rivés sur la nature verdoyante et le souffle court devant tant de splendeur, Joack arrivait aux frontières de Flendïa. Autour de lui, les oiseaux chantaient des symphonies inconnues jusqu'alors, les arbres sifflaient comme nulle part ailleurs et le vent murmurait des paroles apaisantes. Tout était luxuriant. Tout était démesuré. Tout était beau. Même les pierres étaient belles, se dit-il alors qu'un rocher se détachait au sol, couvert d'une mousse scintillante de rosée qui semblait plus confortable que le meilleur des oreillers de Brazla. La berceuse de la nature l'envoûtait et le transportait alors dans des pensées qu'il n'avait jamais connues aussi douces et légères. Il dut résister avec force à une furieuse envie de s'allonger dans l'herbe tendre qui recouvrait les racines des hauts chênes, à l'ombre de leur ramure dont la fraîcheur était idéale. Joack força ses jambes à parcourir la distance qui le séparait encore du centre de la forêt de Flendïa, alors que son esprit bataillait pour garder son objectif fermement en tête. Il avançait, et plus il se rapprochait, plus la forêt se densifiait. La sylve verte devenaient plus sombre, la mousse moins épaisse et le ciel disparaissait progressivement derrière le fourrage labyrinthique des branches. Bientôt, la carte qu'il tenait entre ses mains ne lui servit plus à rien, tant l'obscurité s'était emparée des lieux. Les oiseaux ici ne chantaient plus et le vent n'osait s'aventurer aussi loin. Des craquements lugubres résonnaient autour de lui et il se sentit aussi mal en cet instant qu'il s'était senti apaisé quelques pas en arrière. Non plus attiré par une sieste, il devait à présent lutter pour rester brave et continuer son voyage dans les ténèbres des bois elfiques. Des ombres bougeaient dans les cimes et son anxiété lui aurait fait jurer que des milliers d'yeux l'observaient. Mais ce ne devait être que son imagination... pourquoi, par Mélak, quelqu'un perdrait-il son temps à espionner un pauvre voyageur tel que lui.

Une branche craqua gravement au-dessus de sa tête et rien au monde n'aurait pu retenir le petit bruit aigu qui sorti de sa bouche à ce moment-là.

— Qui êtes-vous ? Croassa-t-il, les yeux arpentant inlassablement le plafond de verdure. Montrez-vous !

Son ton, qui se voulait menaçant, résonna dans les bois comme le couinement d'un animal blessé. La forêt, moqueuse, lui renvoya son écho ridicule pour simple réponse. Joack baissa la tête et accéléra le pas, s'enfonçant toujours plus profondément dans la jungle hostile. Il arriva finalement dans une zone déboisée et l'astre lumineux qui brillait malgré le fin de sa course dans le ciel d'azur le rendit pratiquement aveugle le temps que ses pupilles se rétractent. Alors que sa cécité temporaire disparaissait, son cœur manqua un battement et déglutit maladroitement. La crise de toux qui s'ensuivit ne suffit pas à perturber son admiration. Deux arbres plus grands que la tour de jade trônaient devant lui. Ils étaient reliés par un mur végétal infranchissable, parsemé de fleurs aux couleurs chatoyantes - Joack aurait juré les voir scintiller - et des fils d'or aussi fins que des cheveux couraient le long des deux troncs majestueux. Le jeune voyageur resta perplexe devant tant d'élégance, sans même se rendre compte que cette splendeur naturelle lui barrait invariablement le chemin. Il ne remarqua d'ailleurs pas non plus les archers, perchés dans les branchages, l'arc bandé.

— Halte, voyageur ! Assena l'un d'eux, tirant de ce fait un deuxième couinement des tripes du garçon.

Joack bondit en arrière, la main fermement enlacée à son épée dont la lame vibrait en harmonie avec les tremblements incontrôlés de son porteur.

— Redressez-vous je vous prie, demanda calmement l'elfe, interloqué. Que faites-vous ici ?

— Je vbi... j'ai blhin...

Aucun mot ne voulait sortir de cette pauvre bouche parcourue de spasmes. Sa langue semblait se tordre sous la pression et son air ne sortait absolument pas comme il l'aurait souhaité. Devant le visage déconfit de son interlocuteur et de ses semblables, Joack tenta dans un effort surhumain de regagner un minimum de contrôle afin de formuler, ne serait-ce, qu'une phrase audible.

— Je..., il respira profondément. Je suis... envoyé par... par Yal Res'Tan.

— Provenance ? Interrogea l'elfe qui de toute évidence se préoccupait moins des mots que cet humain tremblotant.

— Heu... Sora ?

Pourquoi, bon sang, sa réponse sortait-elle comme une question ? Est-ce qu'il s'interrogeait sur sa provenance ? Non. Est-ce que l'elfe devait en être mieux informé que lui ? Non ! Il fallait qu'il se reprenne si son plan voulait fonctionner. Le Prisme ne lui pardonnerait jamais cet échec !

— Raison ? Continua l'archer, imperturbable.

— Il s'agit d'une mission prophétique. Nous recherchons des informations qui pourraient être utiles aux élus.

Pour le plus grand soulagement de Joack, l'elfe sembla se détendre ; du moins autant qu'un « oreille pointue » pouvait l'être... Il tourna le dos au voyageur et s'enfonça dans le mur végétal sans difficulté, suivit par ses compagnons. Comme Joack ne fit pas mine de bouger, trop incertain quant à la conduite à adopter, un elfe fit marche arrière et consentit à lui faire signe de les suivre.

Le soleil était pratiquement couché quand ils arrivèrent au centre du village. Joack luttait contre la fatigue. Ses jambes le faisaient souffrir et menaçaient de l'abandonner à tout moment. Ses yeux le brulaient, assaillis par des pollens inhabituels et son cœur semblait ne plus suivre la cadence de son corps. Même son esprit le quittait lentement, visiblement lassé de ne pas disposer du repos qu'il méritait. Alors que le soldat fit halte, Joack lui rentra pratiquement dedans, sortant juste à temps de sa torpeur.

— Attendez.

Simple et efficace, l'elfe ne fournit pas plus d'information et disparut dans la cohue. Le fils de Yal en profita pour observer le village. Des lianes parcouraient les troncs tandis que des marches de pierres menaient au sommet des plus hauts arbres, serpentant tout autour d'eux. Des cabanes étaient dispersées sur de larges plateformes aux quatre coins de l'endroit. Des elfes s'affairaient à leurs activités quotidiennes, tissaient, chassaient, taillaient et cueillaient tout autour de lui. Certains revenaient avec de drôles d'animaux sur le dos qu'ils s'en allaient préparer dans une maisonnette au sol, lourdement équipée d'outils tranchants et variés.

— Suivez-moi.

Joack ravala cette fois son hurlement, lassé de passer pour un mulmopi en chaleur. L'elfe qui l'avait guidé jusqu'ici se tenait à moins d'un bras de lui. Bon sang ! Ne pouvait-il pas faire plus de bruit. La crise cardiaque ne manquerait pas de l'achever s'il devait encore enchaîner plusieurs sursauts de ce genre. Réprimant un juron, Joack sourit mielleusement à son hôte et obtempéra. Il se retrouva devant deux autres elfes habillés de longues tuniques semblables à celles de Moïe. De petites tiares cernaient le haut de leur crâne et leurs oreilles pointues dépassaient au-dessus de la natte qui leur tombait sur l'épaule. Moïe tentait également cette coiffure dans ses jours de nostalgie, mais les oreilles apportaient immanquablement un genre qu'il n'avait pas, songeât Joack, moqueur.

— Tu es donc le fils du général Yal Res'Tan ? demanda doucement la femme dont la tresse flamboyante semblait absorber les derniers rayons crépusculaires.

— Oui, c'est ça, confirma-t-il d'un air assuré.

Cette femme l'intimidait bien moins que la horde de guerriers elfiques qu'il avait dû suivre plus tôt. Une aura bienveillante émanait d'elle et on se sentait immédiatement en sécurité, comme bercé par des bras maternels invisibles.

— Comment va-t-il ? s'enquit-elle, visiblement heureuse d'avoir de ses nouvelles.

— Heu... bien, madame. Il assiste le général Athèlme à endosser ses nouvelles responsabilités.

L'elfe sembla rayonner de joie à cette idée au point qu'il sembla à Joack que sa crinière de feu irradia. Voilà exactement le discours qu'il devait tenir; les elfes étaient charmés et il venait d'assurer une bonne connaissance de la vie à Sora. Parfait.

— Aurais-tu des nouvelles du mage de Sar Ier ? Moïe ? demanda-t-elle animée par une tendre curiosité.

— Allons, Enya, tu vas le faire fuir avec toutes tes questions, l'interrompit le second elfe qui jusqu'à présent n'avait pas pipé mot. Bienvenue à Flendïa, Joack. C'est un honneur pour nous de recevoir le fils du grand général de Sora. Soit ici comme chez toi.

— Je vous remercie, heu...

— Je suis Las'Talas, mage de Flendïa. Et voici Enya Las'Dylis, déclara poliment le vieil elfe dans un sourire qui releva délicatement les plis qui ornaient le coin de ses lèvres.

Las'Dylis ? Joack avait déjà entendu ce nom une fois, il y avait des années en arrière... Sa mémoire infaillible ne le trahi pas, une fois encore.

— Vous voulez dire que... vous êtes une parente de Moïe ? Moïe Las'Dylis ? interrogea-t-il, visiblement surpris.

La femme eut un rire mélodieux et sourit sincèrement.

— Oui, mon garçon. Je suis sa mère.

Joack n'en revenait pas. Sa mère ? Moïe, malgré les apparences, étaient déjà si vieux ! Et si... lui. Moïe. Toujours sérieux. Imaginer qu'il avait une mère, et vivante de surcroît, était un véritable choc. Cela le rendait bien plus « humain » que Joack ne l'avait jamais conçu auparavant.

— Bien, Joack, il sera bientôt l'heure pour nous de manger. Veux-tu te joindre à nous ? Nous pourrions discuter de ce qui t'amène parmi nous, aussi loin des plaines sauvages de Sora, l'invita poliment Las'Talas.

— Oui, avec plaisir ! Je vous avoue ne plus tenir sur mes pauvres jambes.

Un repas mettrait tout le monde plus à l'aise et il saurait gagner suffisamment les cœurs pour obtenir tous les renseignements qu'ils voulaient. Les deux elfes lui offrirent un sourire merveilleux et le guidèrent dans les arbres jusqu'à une hutte dont les ouvertures laissaient échapper des fumets plus appétissants que tout ce qu'il avait goûté dans sa vie. Sobrement meublée, la pièce proposait une table et des chaises sculptées à même le large tronc de l'arbre. Des plats étaient disposés sur toute la surface, tous de couleur verte, semblables à des feuilles gigantesques et robustes. Les hôtes de Joack durent se rendre compte de son étonnement car Enya lui fournit la réponse à sa question muette:

— Ce sont des feuilles de Shakam. Et, non, elles ne sont pas dorées mais vertes. Nous les trempons dans la sève de saule elfique dès que nous les cueillons. Ainsi elles durcissent dans la forme escomptée et le temps n'a plus d'emprise sur elles. Les armures de shakam sont dorées car les feuilles, une fois cueillies, s'oxydent et chauffent sous les assauts de la forge. Elles se transforment alors en ce métal précieux que tu connais. Notre vaisselle est ainsi immortelle, tu mangeras ce soir dans des assiettes datant du temps des Anciens, mon garçon.

Bien que l'histoire fût fort intéressante, Joack n'en avait strictement rien à faire de savoir l'âge de son assiette. Il esquissa cependant un sourire aimable et s'installa à la table, affamé. Il dévora ainsi tout ce que les elfes avaient à lui offrir. Il mangea des cuisses de safilin roti, dégusta la confiture de Yoklaï qui l'accompagnait et s'enivra du vin de pitielle, de petites baies sucrées qui poussaient dans les buissons de Flendïa.

Le lendemain, après une nuit réparatrice au sommet des grands saules elfiques, il salua poliment ses hôtes et entreprit de récupérer le chemin du retour. Sa mission était accomplie, tous avaient été ravis de le rencontrer et aucune de ses questions n'avaient rencontré de résistance, bien qu'il n'ait pu demander directement ou se trouvait la troisième relique. Il avait plutôt orienté son discours sur l'histoire de Brazla et la connaissance historique inégalable des elfes. Il n'avait eu qu'à rebondir sur le fait que leur vaisselle datait des Anciens et le tour était joué. Mais rien ne lui avait paru digne de son attention et il repartit bredouille en direction de la Clairière des Maudits. Joack frissonna à l'idée de devoir annoncer son semi échec au Prisme... Ebe allait le foudroyer de son regard d'acier, Tourma préférera sûrement l'ignorer comme s'il n'existait pas et Charb... Non, le mieux serait qu'il se confie en premier lieu à Obsi. L'image de l'elfe assaillit immanquablement son esprit et ses prunelles aux profondeurs océaniques frappèrent son âme. Obsi, lui saurait quoi dire. Il saurait rappeler sa valeur aux autres. Toutes traces de doutes venaient de le quitter devant ce regard imaginaire que lui lançait le Bras Droit et il allongea un pas assuré, soudain pressé de rejoindre ses camarades. 

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