6. S'affirmer envers et contre tout


En 2007, une vague de meurtres et de violences racistes agite la France. Chaque semaine, les journaux relatent des exactions commises à l'encontre de populations immigrées dans toutes les grandes villes du pays : passage à tabac, humiliation publique, harcèlement, menaces de mort et parfois, exécution sauvage. Les dirigeants s'inquiètent d'une telle montée de violence sans vouloir admettre qu'ils en sont en grande partie responsable. Les effectifs de police sont triplés dans certaines zones sensibles, officiellement pour empêcher de nouvelles agressions, officieusement pour réprimer toute tentative de vengeance de la part des victimes.

Mais 2007 est également l'année où Zyad et Jiahao fêtent leur seize ans. Et ça, c'est bien plus important pour eux que tout ce qui se passe dans le pays. Parce que seize ans, ça marque définitivement l'entrée dans le monde des grands, et cela commence à se voir chez les deux amis.

Concernant Zyad, le fait de travailler depuis plus d'un an sur le chantier du père de Hakim lui a permis d'acquérir un certain respect de la part des hommes plus âgés que lui qui reconnaissent sa force et son endurance. Fier de ces nouveaux égards, il ne lésine pas à la tâche, travaillant parfois plus que nécessaire sans que la paye ne suive vraiment. Il le sait, son patron exploite sa vigueur et son jeune âge, mais qu'importe. Il peut enfin rapporter de l'argent à la maison et il aime ce sentiment qui l'envahit lorsqu'on lui confie des responsabilités. Il se sent homme. Et son corps qui se tonifie le conforte dans cette impression. Bientôt, il sera plus musclé que Wafiq, il en est certain !

De son côté, Jiahao, désormais au lycée, s'entête dans son objectif d'intégrer une faculté de droit. Meilleur élève de sa classe, il n'a pas besoin de s'épuiser en efforts considérables pour maintenir son niveau, ce qui lui attire bon nombre de jalousies. Mais il n'en a cure. Parce que depuis quelques mois, Jiahao dépasse tous ses camarades d'une bonne tête. Sa grande taille, couplée à son air froid et à la terrible réputation qui ternit sa cité, tient ses potentiels adversaires à distance et personne n'ose l'affronter.

Le seul qui s'érige contre lui, c'est Zyad, furieux de voir que son ami, qui a toujours été plus petit que la moyenne, le dépasse maintenant de quelques centimètres. C'est inadmissible. D'autant plus que Jiahao le bat toujours à la boxe, ne lui laissant comme terrain avantageux que ces nuits qu'ils passent ensemble au squat, serrés l'un contre l'autre sur leur matelas défoncé, durant lesquelles Zyad s'applique à lui faire ravaler sa fierté.

En dépit de leurs réussites respectives, les deux adolescents ne se gênent pas pour multiplier délits et provocations en dehors de la cité. Souvent accompagné de Kaïs – qui travaille lui aussi pour le père de Hakim – ils s'amusent à taguer les murs des commerces de slogans contestataires ou de dessins vulgaires, hurlant de rire le lendemain matin lorsque le propriétaire des lieux se décompose en les voyant.

Parce qu'ils ont vu des grands le faire à la cité, ils essaient également de grimper sur les toits et de sauter d'immeubles en immeubles, atterrissant parfois sur des balcons à travers lesquels une famille ahurie les dévisage d'un air horrifié. Quand ils tombent face à une vieille et à son roquet de deux centimètres qui hurle à travers la baie vitrée, ils font exprès de provoquer ce dernier, faisant mine de le frapper à travers la vitre tandis que la mamie les insulte en criant, la main rivée sur le téléphone.

Alors, quand les flics rappliquent, les trois amis se sauvent en courant, enjambant murets et barrières, tirant sur leurs mollets désespérés de devoir systématiquement souffrir pour échapper à la garde à vue. Et ils rient. Ils rient si fort qu'ils doivent de temps en temps s'arrêter pour reprendre leur souffle, leurs regards hilares se détachant au milieu de leurs visages rougis par l'effort.

Mais ce qu'ils préfèrent par-dessus tout, c'est voler une ou deux bouteilles d'alcool comme ils savent si bien le faire. Zyad et Kaïs savent que ce qu'ils font est contraire à leur religion, ils échangent même parfois des grimaces gênées lorsqu'ils portent le goulot à leurs lèvres, mais les deux adolescents osent espérer que la mansuétude d'Allah est plus grande que cela. Au fond, c'est juste pour rigoler... ils ne feront pas cela toute leur vie. Une chose est sûre cependant, si leurs grands-frères l'apprennent, ils sont morts et enterrés. Tous deux ont en tête le sort peu enviable de Kamila, renvoyée en Tunisie à la fin du collège pour y apprendre à bien se comporter. Zyad était là le jour du départ, il a vu les grands yeux bruns plein d'effroi de son amie, il a croisé son regard désespéré. Il aurait voulu l'aider, lui dire quelque chose, n'importe quoi, mais il n'en a pas eu le courage. Et Wafiq veillait à ce qu'il n'intervienne pas. Depuis, il ne peut s'empêcher de penser à elle lorsqu'il dépasse les bornes, priant silencieusement pour ne pas être puni de la même façon.

C'est assis en bord de mer, sur les rochers des digues, que les trois garçons s'enivrent en regardant les étoiles. Là, ils refont le monde ensemble, parlent de leurs rêves et de leurs espoirs pour le futur, tissent des théories fumeuses sur leur avenir, philosophent sur des sujets qu'ils ne comprennent pas entièrement.

Zyad aime ces soirées plus que tout. Il aime ce sentiment de liberté lorsque l'écume vient lécher ses pieds, cette vision infinie de la voûte étoilée qui lui rappelle qu'il est minuscule, qu'il y a bien plus grand que lui et ses problèmes, cette solidarité qu'il ressent entre eux, cette certitude que le lien entre les trois adolescents ne s'étiolera jamais. Ce bonheur, tout simplement.

Et même lorsqu'à nouveau, les flics arrivent pour les chasser et qu'ils doivent se remettre à courir, zigzaguant difficilement entre les voitures et manquant de vomir à chaque pas, il n'échangerait ces moments contre rien au monde.


***


Dans la cité, les rassemblements furieux se font de plus en plus fréquents. Les habitants s'érigent face aux violences qu'on fait subir aux leurs, ils crient vengeance, ils en ont assez.

Accoudé à sa fenêtre, Zyad les observe parfois brandir des drapeaux en bas de sa tour, incitant les autres à ne pas se laisser marcher dessus. Parfois, en voyant cette foule compacte unie par une seule et même volonté, son cœur s'emballe et il ne peut s'empêcher de ressentir une certaine fierté. C'est ça, sa cité, des gens battants et courageux, qui n'hésitent pas à prendre des risques pour défendre leurs droits. Il lui arrive d'ailleurs, lorsqu'il est pris dans l'un de ces regroupements en rentrant chez lui, de s'y attarder plus que nécessaire, d'écouter les discours qui pleuvent ci et là, de brandir le poing avec les autres. Un grand sourire sur le visage.

Parce qu'en réalité, il n'est pas sûr de saisir toute l'ampleur de ce mouvement. S'il aime voir ses voisins aussi soudés, il ne comprend pas toujours ce qu'ils cherchent à faire ni pourquoi certains semblent vouloir faire de cette lutte l'objectif de leur vie.

Alors il se contente de les regarder depuis son appartement, parfois en compagnie de ses frères et sœurs rentrés de l'école. Seule une de ses sœurs paraît insensible à ce qu'il se passe dans les rues. Âgée de dix ans, Faiza est l'avant-dernière de la famille et celle qui est la plus discrète. Souvent, on l'oublie au milieu des cris et du chahut quotidien pour ensuite la retrouver prostrée dans un coin, le nez dans un livre ou les yeux rivés au plafond.

Quand c'est le cas, Zyad vient s'asseoir à ses côtés en silence et se met à fixer le même point qu'elle, cherchant à comprendre ce qui se passe dans son cerveau étrange.

Un jour, alors qu'ils sont tous les deux assis sur le carrelage noirci de leur salle de bain, la petite prend la parole :

— Je veux être docteure.

Surpris, Zyad tourne la tête vers elle et admire un instant ses cheveux bruns coupés à la garçonne, complètement emmêlés à l'arrière de sa tête.

— Tu veux être docteure ? reprend-il, incertain.

La concernée hoche la tête puis déplie le livre qu'elle tenait jusque-là serrée contre sa poitrine. Les pages révèlent un enchevêtrement de schémas de corps humains, tous criblés d'une centaine de mots dont il ne connaît pas la moitié.

— Je les connais tous, l'informe Faiza.

— Tous, quoi ?

— Les muscles, les os, les articulations. Tous.

Impressionné, il observe un instant les schémas qui s'étalent sous ses yeux avant de reporter son attention sur le petit visage anguleux de sa sœur.

— C'est Hanane qui m'a prêté ses livres, confie cette dernière. Elle était docteure avant de partir de son pays. Mais ici, ils l'ont pas laissée refaire ça, alors elle soigne en cachette.

Nouvelle pause.

— Je veux aller au lycée et à l'université, reprend-elle soudainement en pinçant les lèvres. Je dois faire beaucoup d'études si je veux devenir docteure.

A ces mots, la gorge de Zyad se noue tandis qu'il repense à cette époque où lui aussi désirait suivre Jiahao dans ses études. Contrairement à l'innocence et à la naïveté qui l'habitaient alors, Faiza semble déjà avoir compris que son rêve sera compliqué à réaliser, presque impossible. Ses grands yeux bruns sont ternes, les commissures de ses lèvres tirent vers le bas. Et Zyad déteste cela.

— T'iras au lycée, assure-t-il en souriant. On va tout faire pour.

Le regard plein d'espoir que lève alors sa sœur vers lui le conforte un peu plus dans son envie de tout faire pour l'aider à concrétiser son rêve.

— C'est vrai ? demande-t-elle d'une petite voix. T'en parleras à Djiao ? Il a été au lycée, il pourra sûrement m'aider.

— Je lui en parlerai, promet Zyad en souriant. T'inquiètes pas, tu pourras devenir docteure.

Et tandis que sa sœur lui adresse son plus beau sourire soulagé, il se jure de tout faire pour qu'elle ne subisse pas la même désillusion que lui. Il travaillera dur pour elle. Il fera en sorte de gagner assez d'argent pour la soutenir dans ses projets, toujours.


***


La veille de ses dix-sept ans, Zyad participe enfin à sa première course de moto. C'est Akmar, le grand-frère de Kaïs, qui le lui annonce d'une tape sur l'épaule. Depuis quelques mois, ce dernier a fait découvrir aux deux amis le garage du vieux Redouane, situé à dix minutes de la cité, à la sortie de la ville, où plusieurs hommes se réunissent pour organiser des courses de moto à travers les falaises de l'arrière-pays. Zyad a tout de suite été ravi par l'ambiance virile et festive qui règne dans ce garage à la façade délabrée, par cette odeur de cambouis et de tabac froid accrochée aux murs, par ces éclats de rire francs qui résonnent dans l'entrepôt, par ces grandes claques dans le dos en guise d'encouragement et par cette solidarité qu'il voit fleurir entre les membres. Il aime cela. Il s'y sent à sa place.

Parce qu'il est bricoleur et débrouillard, il gagne vite le respect et la confiance des autres. Il travaille dur, de façon ingénieuse, et parvient à réparer des engins a priori bons pour la casse. Jamais il ne recule devant une difficulté et cela force l'admiration autour de lui. Même si les brimades restent monnaie courante, notamment parce que lui et Kaïs sont les plus jeunes du groupe.

La majorité des motards ne viennent pas de la cité. Parfois, lorsque le soleil se couche, ils se réunissent pour faire une sortie dans les falaises et proposent toujours à Zyad de les accompagner. Avec eux, il découvre des endroits fabuleux, du genre à lui couper le souffle.

Accroché au guidon de sa Honda NSR 500, il slalome entre les falaises calcaires et surplombe des corniches rocheuses qui plongent son cœur dans un état de béatitude totale. Alors comme ça, le monde peut être si beau... Cela le bouleverse profondément.

Dès ses premières sorties nature, il s'empresse de convaincre Jiahao de venir avec lui afin de lui faire découvrir la beauté de ce paysage minéral. Attendri par l'engouement de Zyad, ce dernier ne songe même pas à refuser. En trois mois, il perfectionne sa conduite en moto pour suivre son ami dans ses escapades. Et comme à chaque fois, Kaïs les suit de son insouciance à toute épreuve.

Ensemble, ils explorent chaque village, chaque grotte, chaque rivière, chaque forêt avec des yeux d'enfants. Tout les émerveille. Et ce sentiment de liberté intense, lorsqu'ils font vrombir leurs moteurs et s'enfoncent toujours plus loin entre les falaises, là où la nature est encore préservée ! Tout ceci les fascine.

Zyad aime ces sorties plus que tout, il aime l'immense sourire qu'elles créent chez Kaïs, l'apaisement qu'elles inscrivent sur le visage de Jiahao. Il aime voir leurs yeux qui pétillent tandis qu'ils crapahutent dangereusement sur les corniches. Il a l'impression que le champ des possibles leur est offert.

Alors le jour où Akmar lui annonce qu'il va enfin pouvoir participer à sa première course parmi les falaises, ses deux amis sont là. Surexcité, Kaïs ne cesse de gesticuler autour de lui, vérifiant à ses côtés chaque pièce de sa moto, discutant avec les organisateurs, lançant des paris à droite à gauche.

Plus sérieux, Jiahao se tient en retrait, le visage fermé. Il a passé en revue chaque kilomètre du circuit pour bien en appréhender les dangers et les difficultés. S'il ne dit rien, Zyad a deviné qu'il est inquiet pour lui. Jiahao sait que son ami est capable de finir cette course sans difficulté et il trépigne à l'idée de le voir s'illustrer sur le circuit, mais quelque chose au fond de lui le pousse à rester sur ses gardes. Zyad trouve qu'il ressemble à une daronne et cela le fait doucement rire.

Une fois sur la ligne de départ, le dernier regard qu'il lance est pour Jiahao. Le temps d'un instant, il s'accroche à ses yeux si sombres, se concentre sur les deux petits grains de beauté dans le prolongement de sa paupière gauche. Il admire brièvement la finesse de ses traits, ses pommettes hautes, ses sourcils épais, ses lèvres pulpeuses. Il le trouve majestueux, là, à se tenir bien droit derrière la rubalise que les organisateurs ont déroulée pour maintenir les spectateurs hors de la piste, le menton fièrement dressé, le visage sérieux. La capuche rabattue sur sa tête projette une ombre dansante sur son front, ses mains sont enfouies dans les poches de son jogging.

Mais ses yeux noirs ne quittent pas Zyad, comme pour lui signifier qu'ils l'accompagneront tout au long de sa course.

Et c'est ce qu'ils font.

Alors qu'il s'élance à toute vitesse sur la route vertigineuse, les iris ébènes restent ancrés dans son esprit, semblables à une entité bienveillante qui écarte les dangers. Il les voit à chaque virage, dans son rétroviseur, sur le dos de ses concurrents, au sommet des falaises. Et il les voit encore lorsqu'il atteint enfin la ligne d'arrivée à la troisième position.

Kaïs se jette sur lui à peine a-t-il mis pied à terre. Sa moto manque de tomber tant son ami le serre contre lui. Zyad s'esclaffe en apercevant ses joues rougies d'excitation et ses cheveux crépus complètement ébouriffés. On dirait qu'il vient de se coiffer avec un pétard.

— Putain frérot bravo ! s'écrie Kaïs en lui donnant de grandes bourrades dans le dos. T'as géré ça pour une première fois !

— Eh t'en doutais ? s'offusque faussement Zyad.

— Ferme-la ! s'esclaffe son ami avant de s'éclipser pour échanger deux mots avec le gagnant de la course.

Aussitôt, Zyad cherche du regard les yeux noirs tant désirés et ne met que quelques secondes à les apercevoir, juste là, à une dizaine de pas de lui. Une nouvelle fois, son souffle se bloque dans sa gorge lorsque la silhouette longiligne de Jiahao se détache de la foule, à la fois puissante et délicate. Il tranche parmi la frénésie des autres : son assurance calme et son visage froid ne s'accordent pas avec l'euphorie ambiante.

Pourtant, un doux sourire étire le coin de ses lèvres et en une fraction de seconde, ses bras musclés se sont refermés autour de Zyad.

— T'as été incroyable, murmure-t-il contre son oreille, faisant dévaler un torrent de frissons dans son cou.

Le concerné glousse de contentement et rend son étreinte à son ami avant de le repousser gentiment. Son visage basané rayonne de fierté.

— J'espère que t'as bien profité du spectacle parce que c'est la dernière fois que tu me vois perdre !

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