3. L'odieux visage de l'amour


La famille qui habite à côté de chez les Ayadi est composée de trois filles. La plus jeune, Nawel, a fêté ses seize ans l'été dernier. C'est aussi la première fille que Zyad a trouvée jolie. Sa peau est claire, presque blanche, mais ses longs cheveux noirs glissent sur ses épaules comme la plus douce des étoffes. Parfois, lorsqu'il rentre des cours et qu'il la croise dans le couloir, elle lui donne un bonbon. En échange, il lui ramène parfois de jolis cailloux qu'il trouve en traînant dans la cité, attention, pas les gris détachés des murs qui s'amoncellent partout, les blancs et les brillants qu'on ne croise que si on a de la chance.

Tous les matins, Nawel part à l'aube pour aller travailler. La mère de Zyad lui a expliqué qu'elle fait des ménages hors de la cité, chez des gens riches, qu'elle travaille beaucoup. Le garçon l'admire pour cela.

Quand elle rentre le soir, le foulard bleu qui maintient ses cheveux en arrière est taché de sueur. Zyad se demande alors comment on peut travailler chez des riches et n'avoir qu'un seul foulard.

Jiahao dit que Nawel ressemble à la princesse du livre que leur maîtresse leur lit de temps en temps. Une histoire d'aventures magiques avec une jeune fille qui lit des histoires à un homme pour l'empêcher de la tuer. Le jeune Chinois adore ces histoires, elles mettent des étoiles dans ses yeux et font battre son cœur. Son ami en revanche s'endort constamment lorsque c'est l'heure de la lecture. Dans tous les cas, Nawel est pour eux la princesse aux histoires, et c'est ainsi qu'ils se sont mis à l'appeler entre eux.

Un soir d'hiver, alors qu'ils raccompagnent leur ami Kaïs chez lui après un match de foot, les trois garçons remarquent que les grands ne sont pas à leur place habituelle, en bas de la tour. Intrigués, ils s'approchent d'une petite porte rouillée entrouverte, de laquelle descend un escalier qui s'enfonce dans l'obscurité.

— Mon frère dit qu'il y a des méchants djinns* dans la cave, chuchote Kaïs d'une voix à la fois inquiète et fascinée.

— N'importe quoi, rétorque Zyad, vaguement apeuré. Si y a vraiment des djinns, pourquoi ils restent coincés dans la cave ?

— J'en sais rien, peut-être qu'une invocation les a piégés dedans. Peut-être que c'est l'imam qui les a enfermés ici.

— Tu crois qu'ils ont capturé les grands ? s'inquiète Zyad.

— On a qu'à descendre voir, intervient Jiahao en haussant les épaules.

Ses deux amis lui lancent un regard mi-horrifié, mi-admiratif, et il n'en faut pas beaucoup plus au garçon pour passer devant eux et descendre les marches.

Le cœur battant, Zyad le suit en refermant sa main autour de son bras, trop fier pour avouer qu'il est mort de trouille. Derrière lui, il sent la présence de Kaïs qu'il devine aussi excité et terrifié que lui.

L'escalier n'est pas long mais débouche sur un étroit couloir dont on ne voit pas la fin. Les trois garçons le suivent de longues minutes, les pupilles dilatées par l'appréhension, cherchant vainement à distinguer quelque chose dans le noir.

Finalement, des éclats de voix leur parviennent et Kaïs pousse un couinement que Zyad étouffe immédiatement dans la paume de sa main.

— Chut, ferme-la, l'intime-t-il à voix basse.

Lentement, ils s'approchent de l'origine du bruit, rasant les murs pour se fondre un peu plus dans l'obscurité. A quelques pas d'eux, une porte entrouverte laisse passer un filet de lumière qui projette des ombres inquiétantes dans le couloir. Les voix se sont transformées en d'étranges grognements, comme si des animaux rôdaient dans la pièce.

La main toujours serrée autour du bras de Jiahao, Zyad glisse un œil dans l'ouverture en même temps que son ami. Et se pétrifie sur place.

Là, au fond de la pièce et à moitié avalé par la pénombre, le foulard bleu de Nawel danse une étrange chorégraphie. Sa propriétaire est allongée de dos sur une table, ses cheveux détachés tombent en cascade sur les bords de cette dernière. Entre ses jambes maintenues en l'air, un homme s'active en poussant les fameux grognements entendus par les garçons. Autour d'eux, quatre autres personnes observent la scène en commentant des mots que les garçons ne comprennent pas, ricanant parfois comme des hyènes.

Nawel aussi pousse de petits sons plaintifs tandis qu'un autre homme prend place entre ses jambes. Son visage penche pitoyablement vers son épaule, sa joue gauche est collée sur la table. Si l'obscurité ne permet pas de distinguer proprement ses traits, Zyad a l'impression que son nez forme un drôle d'angle et que sa mâchoire est maculée d'une étrange couleur pourpre.

Le cœur du garçon se met à battre de plus belle lorsqu'il comprend qu'il est en train d'assister à une scène qu'il n'aurait jamais dû voir. La gorge nouée par l'angoisse, il esquisse un pas en arrière mais à ce moment-là, son regard croise celui de Nawel. Cela ne dure qu'une fraction de seconde, mais il est persuadé d'avoir plongé ses yeux dans ceux de la jeune fille. Et il ne veut pas comprendre ce qu'il y a vu.

Terrifiés, les trois garçons font volte-face, d'abord discrètement, puis se mettent à courir de toutes leurs forces vers la sortie de la cave. Une fois à l'extérieur, Kaïs leur lance un regard horrifié avant de pénétrer dans son immeuble, incapable d'articuler un au-revoir.

Zyad et Jiahao en profitent pour se remettre à courir, toujours plus vite, toujours plus loin. Leurs respirations leur brûlent la poitrine, mais ils sont incapables de s'arrêter, persuadés qu'à force de courir, la vision de ces silhouettes dans la cave finira forcément par s'effacer de leur esprit.

Ils arrivent finalement en bas de l'immeuble de Jiahao et s'écroulent par terre, à bout de souffle. Zyad tourne la tête vers son ami et observe la façon dont ses cheveux ébènes se sont emmêlés sur son front à cause de la sueur. Dans leur course, il a perdu le bonnet qu'il portait.

— Ta mère va t'engueuler, commente-t-il sans s'en rendre compte.

Jiahao lui jette un regard interloqué avant de comprendre où il veut en venir. D'un geste las, il repousse les mèches poisseuses qui entravent sa vue puis s'assoit en tailleur, l'air sombre. Pendant de longues secondes, il observe le béton défoncé qui s'étale devant eux, les voitures brûlées entassées au fond du parking, la décharge à ciel ouvert qui recouvre l'ancien terrain de basket. Et Zyad continue de contempler son ami, ébranlé par l'air sérieux qui tend ses traits habituellement si doux.

Parce que cela l'empêche de songer aux yeux de Nawel, il fixe ceux de Jiahao, opacifiés par une émotion qu'il ne connaît pas. Quand il y pense, ils sont quand même drôlement bizarres, les yeux de Jiahao. Plissés, étroits, formant une étrange courbe vers le bas. Aussi noirs qu'une nuit sans étoiles. Au coin de l'œil gauche, son ami possède deux petits grains de beauté dans le prolongement de la paupière. Zyad trouve ça joli. Comme il trouve joli son nez un peu long, sa mâchoire étroite, ses grandes oreilles, ses sourcils épais. Et sa bouche aussi. Petite et pulpeuse.

Avec un naturel qui le surprend, Zyad se dit qu'il aimerait bien l'embrasser. Il a déjà vu des grands s'embrasser sans jamais comprendre pourquoi ils faisaient cela. Mais aujourd'hui, pour la première fois de sa vie, il se dit que ce ne doit pas être si terrible que ça.

Jiahao croise son regard à ce moment-là et ses sourcils se haussent en signe interrogateur.

— Qu'est-ce t'as ? J'ai un truc sur la gueule ? lance-t-il en grimaçant.

— Non, t'es juste moche, répond Zyad du tac-au-tac sans réfléchir.

Son ami lui frappe l'épaule du poing.

— C'est toi qu'es moche.

Le silence se réinstalle et les deux garçons se mettent à contempler leurs pieds, mal à l'aise.

— Dis, commence Zyad, tu crois... tu crois qu'ils lui faisaient du mal à Nawel ?

— J'en sais rien, soupire Jiahao. Mais ils nous auraient peut-être fait mal aussi si on était pas parti.

Nouveau silence.

— Tu crois qu'on doit le dire à quelqu'un ? reprend Zyad d'un ton hésitant.

— Je sais pas...

— J'ai l'impression que c'est pas bien.

— Tu veux le dire à qui ?

— Je sais pas...

Les deux amis échangent un regard gêné avant de se remettre à fixer le sol. Finalement, Jiahao se relève en premier, époussette ses fesses puis gratte une tâche de boue sur son t-shirt.

— Nezha il aurait su quoi faire, lui, marmonne-t-il amèrement. Peut-être qu'on est juste trop nuls pour être comme lui.

Sur ces mots, il s'éloigne sans jeter un regard en arrière, laissant Zyad seul, le visage déconfit et la gorge serrée par la déception.


***


Hakim, le meilleur ami de Wafiq, a, selon Zyad, une seule qualité : il possède une chambre pour lui tout seul. En réalité, la pièce n'a de chambre que le nom, elle ressemble plus à un cagibi qu'autre chose. Un matelas y est posé à même le sol, un minuscule bureau a été poussé contre un coin du mur et une chaise de camping trône à côté de ce dernier. Depuis la porte d'entrée, on peut toucher le bureau d'une main et le mur situé à l'opposé de l'autre.

Mais la raison pour laquelle Zyad aime tellement cette chambre, c'est parce qu'elle renferme le jeu qu'il désire par-dessus tout : une gameboy. Quand Wafiq vient rendre visite à Hakim et qu'il cède aux supplications de son petit frère pour l'emmener avec lui, ce dernier a le droit de s'asseoir sur le vieux matelas et de jouer à la console tandis que les deux amis discutent dans le salon. Ces moments-là font partie des préférés de Zyad. Les deux jeunes hommes parlent tellement longtemps qu'ils oublient parfois qu'il est toujours enfermé dans la chambre, jouant silencieusement jusqu'à s'en brûler les yeux.

Alors, quand Wafiq l'emmène chez Hakim cette après-midi, Zyad en saute de joie. Arrivé à destination, il prend à peine le temps de saluer l'ami de son frère qu'il se rue déjà vers la chambre qui empeste le cannabis froid. Pendant un long moment, il joue à Pokémon version or, se souciant peu de ce que les deux autres peuvent bien se raconter dans la pièce à côté.

A son grand désarroi, la console s'éteint après deux heures de jeu, l'écran noir reflétant son visage déchiré par la déception. Alors qu'il s'apprête à rejoindre Hakim pour lui demander de la réparer, son regard est attiré par des feuilles qui dépassent du matelas, par terre. Vérifiant que la porte est toujours fermée, il tire sur ces dernières et découvre un magasine dont la couverture cornée montre une femme dénudée à cheval sur une moto.

Aussitôt, ses joues s'enflamment et il songe un instant à lâcher sa trouvaille. Mais sa curiosité est trop grande. Le cœur battant la chamade, il tourne les pages pour tomber sur des photos toutes plus indécentes les unes que les autres, représentant des femmes dans des positions vulgaires qui font rougir Zyad. Choqué, il découvre alors ce qui se cache entre leurs jambes, si différent de ce qu'il y a entre les siennes, et il ignore si ce qu'il ressent alors s'apparente à de la fascination ou à de la répulsion.

Ce qui est sûr, c'est que son sexe a grossi dans son pantalon et qu'il a drôlement chaud, surtout en bas du ventre.

Il tourne une autre page et tombe soudainement sur une femme étendue sur un matelas, entourée d'hommes nus qui la touchent. L'image se superpose à la vision de Nawel, allongée sur cette table au fond de la cave, son foulard bleu rebondissant au rythme des mouvements de l'homme entre ses jambes. Le souvenir l'étrangle et lui fait brusquement lâcher le magazine, comme si ce dernier venait de le brûler.

Tandis que l'horreur tord les traits de son visage, la porte de la chambre s'ouvre soudainement sur Hakim, une cigarette coincée au bord des lèvres. Très vite, il remarque le teint livide du garçon, le magazine échoué à ses pieds, et un juron sonore lui échappe.

Il se précipite pour ramasser les feuilles froissées et fusille Zyad du regard.

— Putain qu'est-ce tu fous ? T'as cru t'avais le droit de fouiller comme ça chez moi ? Vas-y, dégage de là !

Alerté par les cris de son ami, Wafiq fait à son tour son apparition, un joint entre les doigts.

— Qu'est-ce qu'il s'passe ici ? s'enquiert-il, surpris de voir son petit frère arborer une telle expression choquée.

— Il s'passe que ce con est tombé sur ça, répond Hakim en agitant son magazine sous les yeux de son ami. Wallah va falloir qu'tu l'éduques mieux ce gamin ! Belek* à lui s'il continue à fouiller comme une meuf comme ça !

— Qu'est-ce tu fous à garder ça ici, toi aussi ? rétorque Wafiq en arrachant l'objet du crime des mains de son interlocuteur. Oh zebi* ça m'dégoûte, j'suis sûr que tu t'es branlé cent fois sur chaque page.

— C'est clair ! ricane le concerné en regardant son ami lâcher le magazine d'un air dégoûté.

Les deux jeunes hommes reportent leur attention sur Zyad qui n'a pas bougé, toujours aussi blême sur le matelas. Ses grands yeux bruns croisent ceux de son frère et ce dernier soupire en se passant la main dans les cheveux, l'air gêné.

— Putain comment je lui explique ça moi maintenant, râle-t-il en jetant un regard noir à Hakim. Faut qu'tu gardes des trucs haram comme ça chez toi !

— Roh ça va, il a l'âge maintenant ! C'est pas une tarlouze !

— Il a onze ans wesh !

— Bah à onze ans j'avais déjà pécho au moins trois gos.

Wafiq le fusille une nouvelle fois du regard avant de s'asseoir à côté de Zyad qui a contracté les épaules par réflexe. Le garçon n'est pas certain de vouloir entendre les explications de son frère. Il sait que ce qu'il a vu, c'est cette fameuse chose que les grands font entre eux. Le sexe. La baise. Il connaît ces mots. Mais il ne les comprend toujours pas.

— Bon écoute, commence Wafiq d'un ton bourru, faut pas qu'tu restes bloqué sur c'que t'as vu, OK ? C'est... C'est c'que font les grands quand ils s'aiment.

Le ricanement de Hakim l'oblige à s'interrompre et il lui lance son oreiller en plein visage avant de lui adresser son plus beau doigt d'honneur.

— T'es encore jeune pour l'instant, mais un jour, quand tu te marieras et que t'auras une femme, t'auras envie de l'embrasser et d'être proche d'elle... comme ça. Mais faut pas que t'achètes ces trucs, ces femmes-là, c'est haram de les regarder. Tu dois attendre d'avoir une femme à toi pour faire ça, OK ? C'est un truc pour les grands qui s'aiment.

Zyad hoche la tête, trop pressé de mettre fin à cette discussion, mais un sentiment d'insatisfaction grandit dans sa poitrine. Il ne comprend pas. Si les hommes font ça aux femmes parce qu'ils les aiment, alors elles devraient être heureuses qu'ils les touchent, non ? Pourtant, Nawel n'avait pas l'air très épanouie pour une femme recevant autant d'amour.

De même, lorsqu'il a eu envie d'embrasser Jiahao, cela ne voulait pas dire qu'il désirait faire avec lui toutes ces choses étranges. Son ami est peut-être la personne qu'il aime le plus au monde, il n'a donc aucune envie de lui faire mal ou de le traiter comme ces hommes sur les photos le font aux femmes. Si l'amour est vraiment illustré sur les pages qu'il vient de voir, alors il n'est plus certain de vouloir tomber amoureux un jour...


* djinn : dans les croyances musulmanes, être intelligent et surnaturel, généralement hostile à l'homme

* belek : attention (dans le sens de " attention à qqch "), prend garde, fais gaffe (peut endosser une forme de menace)

* zebi : provient du mot " penis ", équivalent de " putain " en français



NDA : Hello, alors, qu'est-ce que vous pensez de ces premiers chapitres ? Est-ce qu'ils vous plaisent ? Est-ce qu'il y a des choses qui vous choquent ou vous perturbent ?

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