2. La rage au cœur
Depuis le balcon de l'appartement de la famille Xú, on peut voir la mer qui scintille au loin. Souvent, les deux garçons aiment la contempler en imaginant ce qu'il y a au-delà. Les parents de Zyad lui ont expliqué que le pays d'où ils viennent se situe de l'autre côté de la Méditerranée, mais il préfère se dire qu'à la place se trouve des contrées merveilleuses, remplies d'elfes et de dragons. Parce que ça a l'air plus intéressant que les photos de villages désolés et de terres arides que lui montre parfois sa mère.
Les deux amis vont rarement à la mer. Elle a beau être proche, leurs parents ont rarement le temps de les y emmener, alors ils se contentent d'observer le reflet de l'eau sous le soleil, assez proches pour deviner le mouvement des vagues, trop loin pour espérer les toucher.
Les parents de Jiahao impressionnent Zyad. Rarement présents, ils travaillent hors de la cité, dans des bureaux, a expliqué leur fils. Quand ils rentrent chez eux et que les garçons y sont, ils adressent un vague bonjour à Zyad mais ne lui proposent jamais rien à boire ni à manger. Sa mère à lui se fait pourtant un devoir d'accueillir chaleureusement chaque invité qui met un pied chez elle.
Zyad a fini par comprendre que l'air maussade qu'affiche régulièrement son ami est en grande partie dû au comportement de ses parents envers lui. Si Jiahao ne manque pas vraiment de quoi que ce soit, il semble ne recevoir aucun amour, jamais. Comme s'il était un adulte qui doit déjà se montrer autonome. Alors c'est ce qu'il fait, ne réclamant jamais rien et s'occupant de l'appartement seul, mais lorsqu'il va chez Zyad, ce dernier voit bien le regard envieux qu'il pose sur ses frères et sœurs.
Pourtant, ce n'est pas comme si vivre chez les Ayadi était simple. Entasser sept personnes dans 40m² dont trois enfants en-dessous de dix ans n'a rien d'une partie de plaisir. Contrairement à son ami, Zyad n'a jamais eu de chambre à lui. Il partage la seule de l'appartement avec son petit frère et sa petite sœur. Sa mère étant enceinte, il sait qu'il devra céder sa place dans les mois à venir pour aller dormir dans la cuisine avec Wafiq et Abdenour. Mais il ne s'en plaint pas. Ses grands frères lui ont promis qu'une fois atteint l'étape de la cuisine, il pourra les accompagner dans leurs sorties de nuit.
Zyad n'est pas stupide, il sait très bien que ce font ses frères n'est pas légal. On a beau le traiter de gamin et le repousser dès qu'il cherche à traîner avec les grands en bas des immeubles, il les entend parler. Et il voit le shit passer de main en main, parfois suivis de pochons blancs ou colorés. Il ne comprend pas vraiment à quoi ça sert, mais il sait que ses frères ont permis à sa famille de ne pas mourir de faim, certains mois. Il sait aussi que sa mère déteste qu'ils fassent cela, qu'elle les a déjà repris maintes fois et qu'elle refuse obstinément que ses plus jeunes enfants se retrouvent mêlés de près ou de loin à ce trafic.
Zyad s'est promis de lui obéir. Lui, tout ce qu'il veut, c'est accompagner ses frères pour être avec les grands.
Cette année, Jiahao et lui sont entrés en CM2. A la fin de l'année, ils auront fini et l'école, et Zyad se demande ce qu'ils feront. Jiahao lui a dit que ses parents l'ont inscrit dans un collège privé, bien loin de celui que côtoient habituellement les jeunes du quartier, mais qu'il n'a aucune envie d'y aller. Zyad au contraire est tout de suite emballé par l'idée. Il n'aime pas vraiment l'école mais la perspective d'intégrer un autre établissement que celui à la façade grisâtre qui s'élève à la sortie de la cité ne peut que l'enchanter. Il se demande à quoi peut bien ressembler le futur collège de Jiahao. Lui qui n'a jamais connu que les murs criblés de balles de sa petite école délabrée coincée entre deux tours se surprend à rêver d'une salle de classe où il pourrait s'affaler dans des canapés en cuir. Il voudrait connaître autre chose que le mobilier vermoulu de son école, les affiches datant du siècle dernier placardées près des fenêtres et la cour de récréation au béton défoncé. Ce doit forcément être mieux ailleurs.
Alors Zyad décide qu'il sera le premier à intégrer ce fameux collège privé. Tous les jours, il en parle à ses parents, les supplie de l'inscrire dans le même établissement que Jiahao, en discute même avec les parents de ce dernier. Sa maîtresse, trop étonnée pour refuser sa requête, se charge finalement d'appeler la direction du collège pour tenter de l'y faire entrer. En vain.
Et Zyad n'en comprend pas la raison.
Les larmes aux yeux, il écoute les grands le rassurer maladroitement, lui disant que ce n'est pas de sa faute, que c'est parce qu'il manque d'argent, qu'il a juste un mauvais nom de famille, que ce sont les autres dehors les méchants. On lui dit que c'est parce qu'il a la peau trop foncée mais lui ne comprend pas parce qu'il est loin d'avoir la peau la plus foncée de la cité ! Il est même drôlement clair par rapport au copain de Wafiq, Seydou, qui est tout noir comme la nuit. Alors il se dit que les grands lui mentent. Et pour la première fois de sa vie, il se met à détester l'endroit où il vit.
***
A la fin de l'année scolaire, en juin, des hommes en uniforme débarquent soudainement dans son école. Zyad les voit à travers les carreaux crasseux de la fenêtre qui ouvrent les portes à coup de pied, se cachent derrière les murs et pointent d'énormes armes devant eux. Fasciné, il les observe en ouvrant grand la bouche sans comprendre ce qu'ils font ici.
Normalement, les hommes en bleu que son frère appelle « les condés » ne font que patrouiller aux abords de la cité. Ils contrôlent les voitures et les passants, criant parfois tellement fort qu'on les entend depuis les tours. Mais aujourd'hui, ils semblent plus nerveux, plus concentrés aussi.
— Tu crois qu'ils cherchent un espion ? chuchote Jiahao à ses côtés, observant comme lui les hommes pénétrer dans l'école.
— Peut-être qu'ils viennent pour tes parents, s'alarme Zyad en écarquillant les yeux.
Aussitôt, son ami blêmit et se rassoit sur sa chaise, soudainement bien moins excité à l'idée d'apprendre ce que font les « condés » ici.
— Faut qu'on aille les prévenir, murmure Zyad sans décoller son nez de la vitre. Peut-être qu'ils vont sauter par la fenêtre et atterrir sur un hélicoptère si on leur dit.
— Je crois pas qu'on a un hélicoptère à la maison, répond Jiahao d'une voix blanche.
Alors que les deux garçons se regardent avec inquiétude, la porte de leur classe s'écrase contre le mur et trois hommes armés déboulent dans la classe. Les hurlements des enfants retentissent de toute part tandis que la maîtresse se précipite vers les intrus, les bras écartés en signe de paix.
— Mais qu'est-ce que vous faites ? s'écrie-t-elle d'un ton horrifié. Baissez vos armes, il n'y a rien par ici ! Par pitié, baissez vos armes, pas devant les enfants !
L'un des hommes l'écarte sans ménagement, lui tordant le bras pour la pousser contre un mur. Aussitôt, ses collègues s'attellent à renverser les tables, arracher le tableau du mur, donner de grands coups dans le sol, arrachant les portes de leurs gonds.
Terrifiés, les enfants se tiennent la tête entre les mains en pleurant à chaudes larmes. Certains sont partis en courant, d'autres se sont urinés dessus. Tétanisé par la peur, Zyad garde les yeux grands ouverts en serrant de toutes ses forces Jiahao contre lui. Il regarde les hommes tout détruire, bousculer certains gamins, hurler des ordres qu'il ne comprend pas. Quand l'un d'eux l'attrape vivement par l'épaule pour le déplacer puis arrache Jiahao de ses bras, la colère prend le dessus et il tente de frapper le policier de ses petits poings.
Ce dernier le projette alors dans un coin de la pièce en marmonnant un « sale Arabe » entre ses dents avant de renverser son bureau sans aucune explication.
L'intervention dure une quinzaine de minutes. Finalement, les hommes repartent comme ils sont arrivés : brusquement, sans prévenir, le regard haineux.
Lorsque Wafiq et ses amis apprennent la nouvelle le soir-même, leurs visages se tordent en d'affreuses grimaces. Les insultes pleuvent de tous les côtés, la colère bande leurs muscles, leurs bras s'agitent furieusement. Serré contre les seins de sa mère, Zyad contemple son frère dont les yeux noirs sont devenus d'une dureté terrifiante. Sa colère est sourde, silencieuse, elle émane de lui comme un esprit malfaisant. A l'inverse de ses amis qui crient et font du bruit, il reste parfaitement immobile, lançant calmement quelques ordres. Seuls ses doigts sont parfois agités de légers tremblements.
Avant de sortir de l'appartement, il passe une main bourrue dans les cheveux de Zyad et l'attire brièvement contre son torse.
— T'as été très courageux, lui lance-t-il avant de sortir sans un regard derrière lui.
Quelques grands passent à leur tour leurs mains dans ses cheveux, frottent ses épaules ou lui donnent une tape dans le dos. Puis ils disparaissent. Sans que personne ne lui ait expliqué ce qu'il s'est passé.
A partir de ce jour, Zyad décide que les condés sont ses pires ennemis. Il les fusille du regard lorsqu'ils traversent la cité, les suit du coin de l'œil lors de leurs patrouilles. Avec Jiahao, lorsqu'ils jouent à être Nezha, c'est toujours contre les hommes en bleu qu'ils se battent.
Alors le soir où il les croise à nouveau chez lui, leurs grosses bottes écrasant le tapis de sa mère et leurs mains maintenant son père à genoux sur le sol, il se précipite vers eux pour les tuer comme dans ses jeux.
Contre toute attente, c'est Abdenour, son grand frère, qui l'empêche de se jeter sur ses ennemis. D'une main ferme, il le maintient contre son torse, ignorant ses protestations et ses dents qui se referment sur ses avant-bras. Désespéré, Zyad observe le visage tuméfié de son père, sa posture soumise et son regard honteux. Il a envie de hurler, de tout casser, d'obliger ses hommes à partir de chez lui. Pourquoi personne ne proteste ? Pourquoi son père se laisse-t-il faire ? Soudain il a honte, honte de ce père résigné et de sa famille, honte d'habiter dans ce minuscule appartement, honte de cet endroit où personne ne semble les respecter.
Alors il crie, il jure, il se débat. Il voit son père être emmené sous les pleurs de sa mère.
— Lâche-moi, hurle-t-il en mordant une nouvelle fois son frère. Wallah lâche-moi espèce de lâche ! Lâche-moi ! Pourquoi tu bouges pas ? Pourquoi tu les laisses faire ? Je te hais ! Je te hais !
Finalement, l'étau autour de sa poitrine se desserre, lui permettant tout juste de se retourner pour faire face à son frère. Alors qu'il s'apprête à marteler son torse de ses poings pour le punir d'être aussi faible, son regard tombe soudainement sur le visage d'Abdenour. Et toute colère déserte son corps.
Immobile, son frère fixe l'endroit où ont disparu les policiers et son père en serrant les dents. Ses yeux bruns, plus foncés que les siens, sont d'une violence sans précédent, comme s'il avait déjà imaginé mille façons de tuer ces hommes. Comme s'il savait qu'il aurait sa vengeance.
Zyad comprend soudainement que la rage qui habite son frère est la même que celle qu'il a sentie exhaler de Wafiq le jour où les policiers ont détruit leur école. Une rage aveugle, inconditionnelle, impitoyable. Mais une rage sereine, certaine d'obtenir ce qu'elle désire. Une rage vengeresse.
La seule qui existe entre ces murs.
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