14. L'Eclipse
L'Eclipse est une boîte qui se situe en bord de mer, en périphérie de la ville, là où l'absence de voisinage direct permet d'organiser les fêtes les plus démentielles.
Lorsque le groupe d'amis parvient à destination après avoir longé pendant près d'une demi-heure la route étroite qui serpente le long du littoral, Jiahao ressent une certaine appréhension qu'il ne parvient pas à expliquer. C'est accompagné de ce vague malaise qu'il s'extirpe de la voiture de Bastien et se place en retrait, face à la mer, le temps que ses amis le rejoignent. Le soleil s'est couché depuis longtemps déjà et la lune miroite dans l'étendue marine. Il observe son reflet blanchâtre se tordre au rythme des remous et songe à quel point cela fait longtemps qu'il ne s'est pas posé sur la plage en compagnie de Zyad pour observer les étoiles et bâtir des châteaux en Espagne.
— C'est beau, hein ? lance Maya en se plaçant à ses côtés. Parfois, ça m'arrive de m'endormir sur la plage après les soirées.
Jiahao ne lui répond pas,. Un pincement au cœur le tiraille désagréablement maintenant qu'il songe à son amant resté à la cité. Il aurait aimé passer la soirée avec lui, qu'ils découvrent cet univers ensemble, qu'ils s'amusent comme si rien ne comptait.
— Tu viens ? l'interpelle à nouveau son amie.
Ravalant un soupir, il s'exécute et longe avec ses amis le bosquet qui s'étire derrière la boîte.
— Un conseil, intervient Noam en souriant, ne t'aventure pas là-dedans si tu veux pas tomber sur des scènes disons... originales.
Jiahao fronce les sourcils puis comprend ce qu'il en est.
— Je m'en souviendrai.
L'entrée de la boîte est gardée par un vigile qui perd son air menaçant dès qu'il aperçoit Maya. Désormais tout sourire, il prend cette dernière dans ses bras avant de les inviter à entrer d'un air affable.
A peine a-t-il mis un pied à l'intérieur que Jiahao est assailli par la musique endiablée que crachent d'énormes enceintes placées au fond de la pièce, autour d'un DJ qui se déchaîne derrière ses platines. L'endroit est déjà bondé. A la fois curieux et mal à l'aise, il observe les danseurs se déhancher autour de lui, les groupes d'amis hurler de rire, appuyés contre les rebords qui longe la salle, les couples s'enlacer et se tripoter comme s'ils étaient seuls au monde.
La diversité des visages et des couleurs lui fait vaguement tourner la tête. Il y a trop de bruit, trop de monde, trop de nouveautés. Très vite, il est bousculé par trois hommes qui échangent des baisers langoureux en gloussant de contentement, insensibles aux potentiels regards intrusifs. Leur liberté déstabilise Jiahao qui ne conçoit pas qu'on puisse s'afficher avec autant d'insouciance sans craindre des répercussions. Il a l'impression d'avoir atterri dans une nouvelle dimension.
En retrait de la piste de danse, assise sur l'un des rares bancs poussés contre les murs se trouve déjà Marie avec sa copine du moment. Autour d'elles, un groupe discute gaiement en s'agitant comme s'ils étaient montés sur ressort.
Avec une certaine réticence, Jiahao suit Noam qui s'approche d'eux et salue les inconnus qui le dévisagent d'un sourire crispé.
L'un des garçons notamment darde sur lui un regard si intense que Jiahao ne peut empêcher un frisson de dévaler la pente de son dos. L'inconnu possède un visage rond, aux pommettes hautes et aux lèvres sensuelles. Ses cheveux bruns tombent en désordre au-dessus de ses yeux en amande dont la forme lui confère un air espiègle voire malicieux.
— Et on peut savoir qui c'est votre p'tit copain ? lance-t-il à Maya et Bastien d'un ton provocant. On l'a jamais vu par ici.
— Je m'appelle Jiahao, les devance le concerné en soutenant son regard acéré, et tu peux t'adresser directement à moi si tu veux me parler.
— Ooh je vois qu'on a du caractère, s'amuse l'inconnu dont les yeux pétillent de défi. Je m'appelle Hagop, c'est arménien, précise-t-il en tendant une main vers son interlocuteur.
Ce dernier la saisit avec fermeté mais ne manque pas de ressentir la façon dont les doigts du dénommé Hagop glissent le long des siens quand il les retire.
— Et alors Djiao, reprend-il en s'affalant sur le banc avec volupté, d'où tu connais notre Maya nationale ?
— On est en cours ensemble, intervient cette dernière en s'asseyant entre les deux hommes. Et arrête de le fixer comme si tu voulais le bouffer, il a déjà quelqu'un.
— Pour l'instant, rétorque Hagop en dissimulant son sourire derrière son verre.
Jiahao ne prend pas la peine de répondre et s'installe aux côtés de Maya. Bien vite, les verres s'enchaînent sur la table et la soirée commence à prendre de l'ampleur. Le jeune étudiant est choqué par la diversité des gens qui défilent devant lui, par leur look extravagant et la façon qu'ils ont de danser comme si rien n'avait d'importance.
A force de jeux et d'exhortations, il finit à son tour par rejoindre la piste de danse en compagnie de Maya et se laisse embarquer par les sonorités techno qui ricochent contre les murs. Son esprit est embrouillé par l'alcool, son corps flotte dans une torpeur agréable. Il s'amuse des shows qui se succèdent sur la scène installée au fond de la boîte et scrute avec un mélange de désir et de stupéfaction les hommes qui se dévêtent sensuellement sur la piste.
Plusieurs fois, il doit repousser les avances d'hommes bien entreprenants, parfois peut-être trop brusquement tant leurs allusions salaces crispent ses épaules d'appréhension. Il aime être ici, indéniablement, il aime être entouré de toutes ces personnes qui ont décidé d'assumer haut et fort leur orientation sexuelle, mais il ne souhaite pas pour autant s'abandonner à leur étreinte. Oh, ce n'est pas que ces hommes ne lui plaisent pas, au contraire, certains sont tout à fait à son goût, mais la simple pensée de se retrouver dans leurs bras tord désagréablement son estomac. Le seul corps qu'il veut contre le sien, c'est celui de Zyad. Et pourtant, ce dernier le lui refuse.
Soudain submergé par le bruit et la chaleur, il crie à Bastien qu'il sort fumer et s'extirpe dans la fraîcheur bienvenue de la nuit. Après s'être éloigné de quelques pas pour rejoindre la plage, il prend le temps d'avaler de grandes bouffées d'air salé, appréciant la caresse des embruns sur sa peau. Il se sent à la fois repu et épuisé, comme si son esprit était en paix mais que son corps était trop fourbu pour s'en délecter.
Assis sur le sable parsemé de coquillages, il s'allume une clope bien méritée, observant parfois du coin de l'œil les personnes qui sortent du bosquet situé tout à droite de la plage. Alors qu'il s'est allongé sur le dos et s'apprête à fermer les yeux, une silhouette vient lui dissimuler les étoiles.
— Ben alors, qu'est-ce tu fous ici tout seul ?
Jiahao n'a pas besoin de plisser les yeux pour savoir de qui il s'agit. Peu enclin à faire la discussion, il se redresse sur ses avant-bras en fronçant les sourcils.
— A la base, je venais profiter du calme et de la solitude, répond-il avec sarcasme.
Hagop lui offre un sourire malicieux avant de s'asseoir à ses côtés.
— Alors, t'en penses quoi ? lui demande-t-il en rejetant la tête en arrière pour contempler les étoiles.
— De ?
— De tout ça. Il paraît que c'est ta première fois à L'Eclipse.
— Ouais... C'est cool.
Son interlocuteur tourne son visage vers lui avant de hausser un sourcil moqueur.
— T'es toujours aussi avare en mots ?
— J'ai pas envie de parler.
— J'vais pas te sauter dessus, hein. Je serais clairement pas contre le fait qu'on baise ensemble, mais j'vais pas te sauter dessus. C'était d'la provoc'.
— T'es toujours comme ça ? soupire Jiahao en lui lançant un regard ennuyé.
— Je crois, ouais. Qu'est-ce qu'il y a de mal à exprimer ses désirs ?
— Maya t'a dit que j'avais quelqu'un.
— Un p'tit gars refoulé d'la cité ? ricane le jeune Arménien. Quelle chance !
— Tu le connais pas, siffle Jiahao d'un ton menaçant.
— Non, je le connais pas, mais j'ai pas besoin de le connaître pour savoir comment ça fonctionne dans ces quartiers. Tu vas pas m'la faire, Djiao, me dis pas que vous vous affichez au grand jour et que vous vous tenez la main dans les rues. Me dis pas que vos familles sont au courant et qu'il assume haut et fort qu'il est avec toi.
— Y a pas besoin de tout ça...
— Y a pas besoin, mais toi t'en crèves d'envie, ça se voit. Honnêtement, ça rend fou de voir un mec aussi beau se languir désespérément derrière un gars qui lui offrira jamais ce qu'il veut.
— Arrête de conjecturer comme ça sans rien savoir, le coupe le concerné d'une voix glaciale. Tu sais pas ce que c'est de grandir là-bas, tu sais pas tout ce qu'il doit traverser au quotidien.
— Et toi ? rétorque Hagop en tirant une clope de sa poche. T'en as pas traversé des difficultés ?
— Pas comme les siennes, soupire douloureusement Jiahao. Ça n'a rien à voir.
— Et donc, sous prétexte qu'il a trop de difficultés dans sa vie, tu vas attendre désespérément qu'il accepte un jour de s'afficher officiellement à tes côtés ? C'est ridicule, crache-t-il méchamment. Tu veux que j'te dise ? Il aura toujours des difficultés qui l'empêcheront d'être vraiment avec toi, il en trouvera toujours des nouvelles. J'les connais, les histoires comme ça, elles se terminent jamais bien.
— Alors quoi ? réplique le jeune Chinois d'un air malveillant. Je le laisse tomber pour aller te baiser dans un putain de bosquet comme un animal ?
— Pourquoi pas ? rebondit Hagop avec insolence. Je m'en branle pas mal de tes états d'âme, tu peux bien chialer après ton refoulé toute ta vie si ça te chante. J'te propose pas d'être en couple, j'te propose seulement de passer un bon moment sans prise de tête, où tout le monde serait en accord avec ce qu'il veut. Encore une fois, j'te force à rien, même si tu te décides un jour, je compte pas rester vierge en t'attendant. Mais si jamais t'as envie, que tu veux juste te vider l'esprit et extérioriser toutes ces pensées de merde qu'il y a en toi, je peux te faire découvrir des trucs dont tu soupçonnes même pas l'existence.
— Tu captes vraiment rien, soupire Jiahao en secouant la tête. Je me fous de tous les trucs que tu peux me proposer. Et même si ce que tu dis est vrai, je le choisirais quand même mille fois lui. Il m'a apporté bien plus de choses que tu ne pourras jamais.
— Mais il te rend malheureux, s'entête son interlocuteur. Au fond, tu peux bien faire ce qui te chante, mais ça se voit clairement que t'es pas heureux. Et vu la belle gueule que t'as, c'est vraiment du gâchis.
— Tu connais pas sa vie...
— Tu vas répéter ça encore souvent ? s'impatiente Hagop en se levant. Non, j'la connais pas sa vie, tout comme tu connais pas la mienne. Mais vas-y, dis-moi, quelles sont ses difficultés ? Pression familiale, carcan religieux, incapacité à vivre pour lui-même parce qu'on a toujours fait peser sur ses épaules des responsabilités trop lourdes pour lui ? Peur de mal faire, d'être rejeté de sa communauté, de ne pas se montrer digne de tous les sacrifices accomplis par ceux avant lui ? Pression pour honorer leur mémoire, pour perpétuer leur culture, pour se venger des affronts qu'ils ont subi ?
Stupéfait, Jiahao ne parvient pas à couper court à ce flot de paroles. Dans le clair de lune, le visage de Hagop a revêtu une expression sauvage, presque hargneuse, ses cheveux ébouriffés s'emmêlent sur son front, ses épaules carrées se sont crispées de frustration. Il paraît grand, debout sous les étoiles, et Jiahao peut apercevoir tous les tics nerveux qui agitent ses mains.
— Je sais ce que c'est tout ça, conclut le sujet de ses observations, et je me répète : c'est de la merde, ça conduit à rien. Il peut pas porter sur son dos les malheurs de tout un peuple, ça le mènera à rien. Au mieux il en souffrira toute sa vie, au pire il en crèvera. A moins que ce soit l'inverse. Il vaut peut-être mieux mourir quand on peut pas être qui on est vraiment. Ça sert à rien de vouloir constamment vivre dans le passé et endosser des souffrances vieilles de plusieurs décennies. Il ferait mieux de fuir et de ne plus jamais regarder en arrière.
— C'est ce que tu as fait ? l'interroge Jiahao d'une voix plus calme.
— Oui, c'est ce que j'ai fait, acquiesce Hagop avec une hargne et une fierté exagérées. J'ai bien assez de mes malheurs pour qu'on m'oblige en plus à porter ceux de mon peuple. Je veux vivre pour moi-même, pas passer mon temps à ressasser le passé. Ce qui est fait est fait. Je compte pas m'empêcher de vivre comme je veux sous prétexte que d'autres ont souffert avant moi.
Pendant un long moment, les deux hommes se jaugent du regard sans dire un mot. Les yeux de Hagop sont violents, ceux de Jiahao ne reflètent plus rien. Au fond, il comprend le point de vue de ce gars un peu trop virulent, il devine la souffrance et les sacrifices qu'a supposés cette envie irrépressible de liberté. Il ne compte aucunement creuser davantage le passé du jeune Arménien, mais il a saisi l'ampleur de ses mots, il sait le courage et la détermination qu'il lui a fallu pour s'extirper d'un carcan familial trop oppressant. Il ignore s'il est d'accord avec ses idées, mais il en comprend le fond.
— Et maintenant, t'es heureux ? s'enquiert-il néanmoins.
Hagop semble reprendre contenance puisqu'il hausse les épaules et efface toute véhémence de son visage.
— Plus que je l'aurais été si j'étais pas parti, se contente-t-il de répondre.
Jiahao hoche la tête et comprend que la discussion est close. Pour empêcher qu'une certaine gêne ne s'installe entre eux, Hagop lui adresse un sourire sensuel avant de se débarrasser de son t-shirt.
— Il n'empêche que ma proposition tient toujours, lance-t-il en lui faisant un clin d'œil. Si un jour tu veux t'amuser, je suis là.
Sur ce, il lui tourne le dos pour se diriger vers l'eau et Jiahao ne peut s'empêcher d'admirer la façon dont les muscles de son dos roulent sensuellement sous sa peau.
NDA : Tapez pas sur Hagop svppp je sais que vous n'allez sûrement pas l'aimer mais ne le maudissez pas sur plusieurs générations !
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