13. Des paillettes sur notre malheur
Depuis que sa sœur est morte, trois mois auparavant, Zyad n'est plus vraiment lui-même. Il le sent, son cœur ne bat plus exactement pareil, son corps ne lui appartient plus réellement. Chaque jour, il se lève avec la sensation d'être désincarné, comme s'il se mouvait dans une coquille vide que son esprit refusait de réintégrer. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait sonne faux. Il ne sait plus qui il est. Mais au fond, cela l'arrange. Parce que ça l'empêche de penser aux conséquences de ses actes.
Il l'a compris, pour être utile à la cause, il faut qu'il s'oublie. La nuit où Faiza a été défenestrée, sa propre faiblesse lui a été renvoyée à la gueule comme une insulte. Son cœur est trop tendre, son âme trop lâche. S'il s'écoute trop, il finira par fuir la queue entre les jambes comme un putain de traître. Il en est hors de question. Évoluer dans cette torpeur anesthésiante a donc quelque chose de rassurant, quelque chose qui lui permet de se prendre pour ce qu'il n'est pas.
Ce n'est que lorsqu'il se trouve aux côtés de Jiahao que l'abattement qui s'empare de lui est terrifiant. Son ami le rend faible. Quand il est avec lui, il a envie de s'abandonner dans ses bras, de s'effondrer contre son torse et de chouiner comme un enfant, espérant qu'il résoudra tous les problèmes du monde à sa place. Un homme ne devrait pas agir comme cela.
Alors il fait en sorte de le rencontrer seulement en terrain neutre, de ne pas lui accorder trop d'importance. Sa priorité actuelle est de venger la mort de sa sœur, tout son être exhale cette nécessité, rien n'a le droit de le détourner de cet objectif. La force, il la trouve dans les exaltations et les imprécations de son frère. Toute sa colère, toute sa rage et toute sa peur sont justifiées par les discours de Wafiq, il a l'impression que lui seul peut mettre des mots sur ce qu'il ressent. Quand il l'écoute, entouré de tous ses frères, le sentiment de faire partie d'un groupe uni inonde son cœur de soulagement.
Même lorsqu'il aperçoit le visage crispé de Jiahao, en retrait de la foule, même lorsqu'il surprend une ombre traverser ses yeux noirs, même lorsqu'il le voit contracter les poings contre ses cuisses, il ne peut s'empêcher d'être gagné par cette ferveur vengeresse. Participer à la libération de son peuple est devenu toute sa vie. Et il ne comprend pas que son ami ne ressente pas la même chose.
Ces derniers mois, son absence a commencé à se faire remarquer. Hakim notamment l'invective constamment pour savoir où est son « pote bridé », pourquoi il ne les côtoie plus aussi souvent et s'il a fini par se prendre pour l'une des « tafioles » avec qui il traîne. Quand il prononce ce genre d'insultes à l'égard de Jiahao, ils sont toujours nombreux à s'esclaffer et à le maudire dans son dos. Alors Zyad fonce dans le tas.
Il ne supporte pas toutes ces moqueries sur son ami, il déteste les regards narquois qui se posent sur lui quand il le défend, il devient fou dès que quelqu'un le traite de traître. Jiahao n'est pas un traître, il n'existe personne de plus loyal que lui. Mais parce que les rumeurs vont vite dans la cité, tous savent désormais avec quel genre de personnes il traîne à la fac et Zyad le déteste pour cela. Ne pouvait-il pas se faire des amis plus corrects ? Avait-il besoin de fréquenter « cette bande de grosses suceuses » comme dit Hakim ?
Ce soir, alors que la foule commence à quitter la salle après le discours de Wafiq, c'est d'ailleurs lui qui l'invective, un air malveillant collé au visage.
— Eh Zyad ! Il est où ton pédé de pote ? Ça va faire plus d'un mois qu'on voit plus sa gueule de bouffeur de chien aux réunions. Qu'est-ce qu'il a, il est trop occupé à sucer toutes les queues d'ses profs ?
Les poings de Zyad se serrent brusquement contre ses cuisses, faisant sauter certains des pansements sur ses phalanges.
— Va t'faire foutre, crache-t-il en direction de Hakim. Arrête d'être toujours derrière son cul, c'est toi la tafiole ou quoi ?
Un éclair mauvais traverse les yeux du concerné qui esquisse un nouveau pas menaçant vers lui.
— Tu veux que j'te dise c'que j'pense ? Je pense que tu protèges son gros cul de salope et qu'en réalité, il a plus les couilles de venir ici. Je pense que c'est devenu une putain de tafiole qui préfère traîner avec sa bande de pédés plutôt que défendre ceux avec qui il a grandi. Je pense que c'est un fils de pute de traître et que si tu le protèges autant, c'est peut-être parce que toi aussi, t'en es un.
De telles idioties n'auraient pas dû l'impacter autant. Il a l'habitude des provocations de Hakim, il aurait dû pouvoir les ignorer. Mais parce qu'en ce moment il n'est plus capable de contrôler quoi que ce soit, il se jette sur son interlocuteur et fracasse son poing sur sa mâchoire.
Ce sera le seul réel coup qu'il parviendra à lui asséner. Hakim est puissant, bien plus doué à la boxe et surtout bien plus corpulent que lui. Le premier choc qu'il se prend dans le nez le fait chanceler en arrière et il lui faut quelques secondes pour encaisser la douleur. Entre-temps, plusieurs coups lui martèlent les côtes et l'estomac et il faut l'intervention de trois hommes pour les séparer.
Le cœur au bord des lèvres et la vision trouble, il distingue Hakim à quelques pas de lui, le visage déformé par la colère, le regard fou.
— Dis à ton fils de pute de pote de plus jamais refoutre les pieds ici ! vocifère-t-il avec hargne. Dis-lui que si je croise sa gueule de Chinois, je lui ferai fermer les yeux pour une bonne raison ! Allah le regarde, qu'il l'oublie pas ! On a pas besoin de traîtres parmi nous !
***
— Pourquoi tu viens plus aux réunions ?
Jiahao prend le temps de désinfecter la plaie qui s'étale à la base du cou de son ami avant de répondre.
— Penche la tête sur le côté, l'enjoint-il calmement.
— Non. Réponds-moi.
Réprimant un soupir, l'étudiant relève la tête vers Zyad et observe un instant son visage encore tuméfié. Il ne supporte plus de le voir dans un tel état. Chaque semaine, de nouvelles blessures viennent abîmer son corps, chaque semaine, il met sa vie en danger d'une façon ou d'une autre. Il n'y a qu'à voir aujourd'hui ! Trois heures auparavant, Zyad a participé à une course de moto illégale dans les falaises, une course qu'il avait déjà faite plusieurs fois et dont il connaissait les dangers. Alors pourquoi a-t-il accéléré dans ce dernier virage ? Pourquoi a-t-il tenté ce dépassement suicidaire alors qu'il aurait parfaitement dû savoir qu'il était impossible ?
Jiahao ne peut oublier la terreur qui l'a foudroyé quand l'annonce de l'accident a résonné dans les enceintes. Interdit, le sang bourdonnant dans ses tympans, il n'a rien pu faire d'autre qu'attendre et prier, complètement impuissant face à cette situation qui n'aurait jamais dû arriver.
— Tu t'es pas loupé, murmure-t-il en observant les éraflures qui recouvrent l'intégralité du torse de Zyad.
— Arrête de m'ignorer, le coupe aussitôt ce dernier en attrapant ses mains dans les siennes pour l'empêcher de bouger. Pourquoi tu viens plus aux réunions ?
— Je viendrai à la prochaine si tu veux, élude Jiahao.
— C'est pas ma question !
Zyad pousse un soupir impatient en voyant que son ami évite consciencieusement son regard.
— Les autres commencent à parler... ils disent que t'as honte de nous, que t'as renié la cause... que t'es un traître.
— Zyad...
Jiahao soupire à son tour puis se force à soutenir le regard de son amant.
— Tu sais que je vous soutiendrai toujours, que je te soutiendrai toujours, quoi que tu fasses. Si je fais les études que je fais, c'est uniquement pour défendre la cause des Quais-D'or et de tous les gens dans la même situation que nous. Tout ce que je veux, c'est qu'on puisse un jour être une famille sans que personne nous emmerde.
Le jeune homme marque une pause avant de reprendre.
— Mais ce que vous faites... tout ça, les réunions, les discours de Wafiq, cette vengeance aveugle... ça me correspond pas, Zyad, je me retrouve plus dans tout ça. Je veux obtenir les mêmes choses que vous, vraiment, mais pas comme ça...
— Alors tu vas vraiment arrêter de venir ? reprend le concerné d'une voix blanche.
— A quoi ça sert que je vienne ? Je ne veux pas participer à toute cette violence et les autres me considèrent déjà comme un traître de toute façon.
— Justement ! Tu pourrais les détromper !
— Et à quoi ça servirait ? Je m'en contrefous de ce qu'ils pensent de moi, je sais ce que je fais. Tant que toi t'es de mon côté, le reste n'a pas d'importance.
Le silence s'installe à nouveau dans le squat tandis que Jiahao récupère compresses et désinfectant pour nettoyer les plaies sur le torse de son ami.
— C'est à cause d'eux ? demande soudain ce dernier d'une voix sourde.
— Eux, qui ?
— Ces tafioles avec qui tu traînes. C'est à cause d'eux que tu veux plus nous côtoyer ?
La réponse du concerné ne lui parvient pas de suite. Jiahao prend d'abord le temps de panser les plaies de son compagnon, notant mentalement l'emplacement de chacune, puis d'observer d'un air réprobateur les côtes qui saillent plus que d'habitude sous sa peau, ses hanches étroites qui ne l'étaient pas tant la dernière fois que ses mains se sont refermées dessus.
— Ça n'a rien à voir avec eux, finit-il par répondre en retraçant du doigt les abdominaux de Zyad. Et tu devrais pas employer ce genre de mots.
— Pourquoi ? ricane ouvertement son amant. Qu'est-ce que ça peut te foutre ? C'est des tafioles, non ?
— Je te signale que ce qu'on fait tous les deux, c'est pas très hétéro non plus...
A ces mots, le visage de Zyad se rembrunit et sa main stoppe brutalement celle de Jiahao qui danse sur son aine.
— Ça n'a rien à voir, siffle-t-il entre ses dents en écrasant les doigts de son ami, ce qu'on fait, ça concerne que nous... C'est pas comme si on était pédé !
— Si, le contredit calmement Jiahao en cherchant son regard. Moi je le suis.
Un instant, Zyad se fige, interdit. Ses grands yeux interloqués fuient ceux qui le dévisagent avant d'y revenir puis de se détourner à nouveau.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? marmonne-t-il d'un ton bourru. Ce qu'on fait, c'est juste parce que c'est nous... c'est juste toi et moi... j'suis pas pédé.
— Oui, je sais. Je sais qu'à part moi, t'es attiré par les filles. Mais pas moi. J'aime que les mecs.
Décontenancé, Zyad le scrute longuement en serrant les dents, les sourcils froncés à l'extrême. Il semble fournir un effort considérable pour encaisser ce que vient de lui confier son ami, comme s'il ne parvenait pas à y croire.
— Tu vois, j'te l'ai dit, lance-t-il après plusieurs minutes. Tu traînes trop avec ces tafioles.
***
Peut-être que Zyad a raison au fond, peut-être qu'effectivement, il traîne trop avec ces tafioles dont on se moque tant. Et pourtant, il ne s'est jamais autant senti lui-même qu'en leur présence. Non, ce qu'il faudrait plutôt dire, c'est qu'il n'a jamais pu assumer cette partie de lui avant de les rencontrer, cette partie secrète qu'il a toujours cherchée à étouffer, même auprès de Zyad.
Au fond, il a toujours su qu'il aimait les hommes. Déjà petit, il était admiratif des grands yeux de son ami, de leur couleur si particulière, de ses longs cils qui se recourbaient vers le haut comme ceux d'une fille. Quand il a grandi et qu'il a commencé à comprendre en quoi consistait le désir, ce dernier n'a été dirigé que vers Zyad, vers ses lèvres pleines, son sourire éclatant, la lueur espiègle dans son regard, son torse musclé qu'il lui révélait avec impudeur, ses fesses bombées qu'il avait constamment envie de toucher. Alors il a d'abord cru qu'il n'aimait que Zyad et c'était tout.
Il savait qu'à part lui, son ami était attiré par les femmes. Plusieurs fois, il a surpris son regard approbateur en apercevant une fille dans la rue, la façon qu'il avait de lorgner ses seins et ses fesses, juste pour le plaisir des yeux. Il savait cependant que jamais son amant ne serait aller voir ailleurs et qu'il contemplait ces femmes sans arrière-pensée, simplement parce que leur beauté ne le laissait pas indifférent. Pour cela, Jiahao a longtemps cru que c'en était de même pour lui, que sa relation avec Zyad était privilégiée mais qu'à part cela, la gente féminine pouvait avoir autant d'effet sur lui. Qu'il se trompait !
Plusieurs fois, il a scruté à s'en brûler les yeux les pages des magazines pornographiques en essayant de ressentir un soupçon de désir pour ces corps tout en rondeur qui se cambraient et jouissaient sans pudeur. Il a essayé de voir s'il pouvait bander en matant des seins, mais ses yeux glissaient systématiquement vers l'acteur dont on ne voyait jamais le visage.
Et juste comme ça, il s'est surpris à observer les hommes dans la rue comme Zyad pouvait observer les filles. Comme lui, il appréciait leurs corps, mais ce qui lui plaisait, c'était la rudesse dans leurs traits, la ligne carrée de leurs épaules, la robustesse de leur corps, la rugosité de leurs manières. Il aimait leur apparence virile, leurs visages masculins, leur voix grave, cette sensation de puissance qui émanait d'eux. Et il a immédiatement su qu'il ne serait jamais attiré par les filles.
Ce constat, seuls Noam et les autres peuvent le comprendre. Il sait que Zyad, même s'il chérit leur relation autant que lui, se rassure parfois dans son goût pour les femmes. Lui en est incapable. Il a envie d'explorer cette facette de sa personnalité, d'être à l'aise avec elle, pas de devoir systématiquement la réprimer et la passer sous silence.
Avec ses amis de la fac, il n'a pas à faire semblant de ne pas apprécier lorsqu'un bel homme passe devant lui, il n'a pas à forcer un air de dégoût lorsqu'ils parlent de leurs expériences sexuelles et de leurs combats pour se faire accepter. Il a envie d'en savoir plus. Il veut se sentir libre.
Alors la première fois que Maya l'oblige à les accompagner à L'Eclipse, il ne bataille pas longtemps avant d'accepter. Au fond, il ne connaît rien de la vie nocturne de la ville, les seuls bars dans lesquels il s'est rendu, ce sont ceux situés aux abords de la cité, là où personne ne les fait chier pour leur couleur de peau mais où toute soirée se termine en bagarre générale.
Il s'attend donc à une ambiance vaguement similaire lorsqu'il se rend ce soir-là chez Maya en compagnie de Noam et de Bastien. Il n'a cependant que le temps de mettre un pied dans le couloir que la propriétaire des lieux débarque comme une furie et l'attrape par le bras.
— Bon ça va pas du tout là, viens avec moi, on va te relooker comme il faut !
— Me quoi ? répète Jiahao en fronçant les sourcils.
Seuls les ricanements amusés de Noam et de Bastien lui répondent tandis qu'il se fait traîner à l'autre bout de l'appartement. Là, Maya l'assoit sur une chaise, lui fait écarter les bras, relever la tête, se mettre debout et tourner sur lui-même. Puis elle sort une dizaine de pantalons de son dressing, l'oblige à les essayer tous, fait la moue en l'observant enfiler la chemise qu'elle lui a choisi, change d'avis, remballe tout, ressort le double d'affaires et finit enfin par élire un pantalon cintré qui met en valeur ses longues jambes et sa taille fine ainsi qu'une chemise à manches courtes qui révèle ses bras musclés.
Sans perdre une minute, elle l'installe ensuite face à sa coiffeuse, s'applique à rabattre ses cheveux en arrière pour dégager son front noble et ses sourcils épais, brosse ces derniers de sorte à ce qu'ils fassent davantage ressortir ses yeux sombres, rehausse ses cils avec une touche de mascara que Jiahao s'empresse aussitôt d'essuyer d'un revers de main puis dépose quelques paillettes sur ses tempes avant de contempler son œuvre d'art avec satisfaction.
— Voilààà ! C'est bien mieux comme ça ! Bordel que t'es beau, si t'étais un peu moins coincé du cul, je te ferais du rentre-dedans tous les jours.
— N'essaie même pas, la menace le concerné en observant d'un air sceptique les paillettes sur ses tempes. Pourquoi je ressemble à une putain de boule à facettes ?
— Parce que ça te va parfaitement ! Tu vas faire un tabac, tu vas voir.
Jiahao se retient de dire qu'il n'a aucune envie de faire un tabac et que si quelqu'un qu'il connaît le voit ainsi, il est bon pour des années d'humiliation publique. Il pense à tout cela, mais il n'en dit rien parce qu'au fond, il apprécie la façon dont Maya l'a mis en valeur. En dehors des paillettes sur ses tempes, elle n'a fait qu'accentuer les lignes masculines de son visage, elle lui a choisi des vêtements sobres, de couleur neutre, mais si bien taillés qu'ils ne le rendent que plus élégant. Quand finalement elle lui tend son blouson en cuir avec lequel il est venu et scrute avec satisfaction les Doc Martens qu'elle l'a obligé à acheter deux mois auparavant, il se retient de la remercier pour toutes ses attentions.
— Eh bah putain, siffle Bastien d'un air admiratif quand il les rejoint dans le salon. Elle sait mettre en valeur les gens !
— T'es grave beau, mec, renchérit Noam, la bouche pleine de chips.
— C'est bon, on a compris, grommelle Jiahao, trop peu habitué aux compliments.
— Héhéhé, regardez comme il est gêné ! se moque son ami. Va falloir que tu fasses gaffe à ton cul, ils vont être nombreux à courir derrière !
Jiahao ouvre la bouche pour lui demander ce qu'il veut dire par là, mais à ce moment-là, Maya débarque à son tour et défile dans la pièce tel un mannequin. Évidemment, sa représentation est accueillie par une salve d'applaudissements et d'exclamations enjouées auxquelles se mêle Jiahao qui se prête au jeu.
— Bon allez ! Il est temps de montrer à notre petit Jiahao comment on s'amuse vraiment !
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