10. Nouveau tournant
Pendant plus d'un mois, Zyad cache à Jiahao le fait qu'il a été viré. Au début, il n'avait pas prévu de faire cela, mais depuis les dernières émeutes à la cité, son ami semble si inquiet pour lui qu'il craint que cela ne se répercute sur ses études. S'il lui raconte l'injustice dont il a été victime, cela va ronger Jiahao pendant des jours et ce n'est absolument ce qu'il souhaite. Et puis il y a eu ce sentiment de honte inattendu, cette honte terrible qui l'a soudainement envahi lorsqu'il a eu pour la première fois l'occasion de se confier à son ami.
Ils étaient au squat, assis l'un en face de l'autre, à manger des nouilles instantanées en faisant un maximum de bruit pour emmerder l'autre, quand Jiahao lui a demandé comment ça se passait au travail. Et qu'il s'est pétrifié avec l'impression d'avoir subi la pire des infamies, si abominable que la raconter à voix haute suffirait à le couvrir définitivement d'opprobre.
Alors il a menti. Au fond, il aurait pu dire la vérité, des millions de personnes se font virer au moins une fois dans leur vie. Mais il n'y est pas parvenu. Parce que depuis quelque temps, Jiahao semble plus heureux, plus apaisé. Les traits de son visage se sont détendus, ses yeux sont plus brillants, son sourire plus constant. Il sait que tout se passe bien pour lui à la fac et il n'aurait pu rêver mieux pour celui qu'il aime plus que tout. Il mérite d'être bien entouré, de croire que le monde n'est pas si horrible que cela. Donc il n'a rien dit, conscient cependant que c'était la première fois qu'il mentait à son ami sur un sujet aussi important.
Par la suite, il n'a pas été compliqué de maintenir l'illusion. Jiahao étudie énormément. Quand il n'est pas à la fac, il révise chez lui avant de le rejoindre parfois au squat pour y passer la nuit. Zyad n'a même pas besoin de faire semblant d'aller au travail, son ami n'est jamais là.
Sauf qu'au bout de trois mois, il commence à trouver le temps long. Son père et ses grands-frères continuent de ramener de l'argent à la maison et il enrage de ne pouvoir y contribuer. Il se sent inutile, pitoyable. Il a bien essayé de candidater auprès d'autres entreprises dans le bâtiment, mais il répugne désormais à se faire exploiter. Travailler au black, ce n'est plus pour lui. Alors on le fout à la porte.
De plus en plus, il songe à travailler pour Wafiq et Abdenour. Il s'y refusait jusqu'alors parce qu'il ne voulait pas causer de soucis supplémentaires à sa mère, mais au point où il en est, pourquoi pas ?
Il aborde la question avec Wafiq un soir où les deux frères sont assis au pied de leur tour, en train de fumer.
— T'aurais du taf pour moi ? demande simplement Zyad avant de tirer un peu trop fort sur sa clope.
Son frère le sonde du regard mais il refuse pour l'instant de le lui rendre.
— Tu vas retrouver du taf ailleurs, lui répond-il en inspirant à son tour une grande bouffée de sa cigarette. T'as pas besoin de dealer.
— On m'accepte nulle part. Je veux gagner de l'argent.
— Je deale plus, tu sais ?
Surpris, Zyad consent enfin à affronter le regard de son frère.
— Tu fais quoi alors ? s'étonne-t-il franchement.
— Je m'occupe de choses plus importantes.
La réponse vague de Wafiq ne lui convient absolument pas mais il devine que cela a un lien avec cette nouvelle organisation que ce dernier est en train de créer en secret.
— Et Abdenour ?
— Il gère un peu le business ouais. Mais c'est juste le temps d'avoir des fonds. Ensuite, on arrêtera cette merde, j'espère que t'en es conscient. C'est juste le temps que les choses se débloquent... La cause est plus importante que tout ça. Vois avec lui.
Zyad acquiesce en silence. Depuis l'année dernière, leur frère a quitté l'appartement familial pour s'installer avec sa femme dans l'immeuble d'en face. On ne peut pas dire qu'il soit bien loin, mais Zyad ne l'a pas vu depuis un moment. Tout comme Wafiq finalement. Ce dernier ne vit plus non plus avec leurs parents, il semble dormir à divers endroits dont ils n'ont jamais l'adresse exacte. Comme s'il se préparait déjà à se cacher si besoin.
— Frérot, te laisse pas abattre par tout ça, OK ? On aura la peau de tous ces fils de pute, t'as ma parole. Mais faut que tu restes fort. N'oublie pas qu'Allah veille sur toi.
— Laisse-moi venir à tes réunions.
Wafiq coule son regard sur lui, observant pendant un long moment le visage mûri de son petit-frère, son profil déterminé et la ligne saillante de sa mâchoire. Ce n'est plus un enfant, il s'en rend compte chaque jour que Dieu fait.
— C'est dangereux, répond-il vaguement.
— Et alors ? J'suis plus un gamin. Et puis, j'croyais que c'était le devoir de tout musulman de faire le djihad* !
Un léger sourire retrousse les lèvres de Wafiq qui s'amuse de l'expression résolue de son frère.
— Moi aussi j'veux défendre ceux que j'aime, continue ce dernier avec véhémence, j'ai pas envie de rester sans rien faire à attendre qu'on vienne me crever dans mon sommeil. Je veux pas passer ma vie à flipper et à rester dans ce putain de quartier parce que les flics me tirent dessus si j'en sors. Je veux être libre, tu comprends ? J'veux défendre les miens au nom d'Allah. Pour que plus jamais personne puisse nous traiter comme des chiens.
Une main puissante s'abat soudainement sur la tête de Zyad, manquant de le faire sursauter. Il grogne sous cette marque d'affection que les grands lui procuraient constamment quand il était petit mais se réjouit intérieurement de sentir le soutien de son frère. Il a besoin de cela. Au moins une fois.
— Tu viendras avec moi la prochaine fois, déclare finalement Wafiq en lui adressant un léger sourire.
Zyad ne répond pas et les deux hommes continuent de fumer en silence dans la nuit.
***
Si Abdenour n'a jamais montré aucun état d'âme à embaucher des gamins pour faire les guetteurs, il rechigne d'abord à faire travailler son frère pour lui. Au bout de quelques jours, et parce qu'il connaît la persévérance de Zyad, il finit par lui confier la livraison de certains produits puis l'envoie négocier en son nom auprès de ses partenaires les moins importants.
Parce que le gamin se montre discret et efficace, il lui propose de faire à sa place le tour des dealeurs du quartier des Halles pour récupérer l'argent qu'ils lui doivent. Dès le début, Zyad lui a dit qu'il préférait travailler hors de la cité, loin des regards indiscrets, même si, au fond, tout finit par se savoir. Abdenour n'a pas cherché à en savoir plus et le laisse donc intervenir avec Polo, un drôle de petit gars au visage rubicond dont les grosses joues bien pleines lui confèrent un air benêt qui endort la méfiance des autres. Or, malgré sa démarche pataude et la façon insupportable qu'il a d'accentuer le son « o » lorsqu'il parle, Polo manie le couteau comme personne. Sa famille habite la cité depuis des décennies, bien avant que les Ayadi ne s'y installent. Au fil des ans, ils sont devenus l'une des quelques familles blanches à ne pas avoir été relogées malgré les rares propositions du gouvernement. Non, pour eux, la cité n'est pas une fatalité mais un mode de vie auquel ils se sont parfaitement habitués et qu'ils revendiquent désormais avec fierté.
Quand Polo marche dans les rues des Quais-D'or, il ne voit pas de potentiels terroristes, pas plus qu'il ne voit des gamins en perdition ou des jeunes au sadisme incommensurable. Lui, il voit la solidarité dont font preuve les habitants, cette évidence désarmante avec laquelle un voisin va venir porter secours à un autre, un ami offrir à manger à son pote dans la galère, les grands en bas des blocs abandonner leur poste pour aider les mères de famille à porter leurs courses au sixième étage. Il voit tout cela, et il est fier d'en faire partie. La cité, c'est l'entraide et la débrouillardise. Tant pis s'il faut pour cela dépasser certaines limites légales.
La première fois qu'Abdenour lui a demandé de travailler avec son petit frère, il lui a répondu qu'il n'était pas une putain de nounou et que la place des gamins était à l'école. Puis il a vu le gamin en question, ses grands yeux d'un étrange brun orangé, ses cils interminables qui auraient pu adoucir son regard si ses sourcils épais n'étaient pas constamment froncés et son air aussi grave. Il connaît les gamins de la cité, il a déjà vu celui-ci jouer sur le terrain de foot en bas de chez lui, il sait qu'il traîne constamment avec le fils de ces Chinois hautains et désagréables. Il ne croit pas avoir entendu quoi que ce soit d'alarmant sur le garçon, il ne semble avoir commis aucune exaction voire même posséder une certaine appétence pour le droit chemin. Pourtant, le voici, les poings enfoncés dans son jogging délavé et les épaules crispées par des sentiments qu'il n'a aucune envie de connaître.
Alors il a accepté de faire un essai avec lui, d'observer son comportement. Il est resté en retrait lorsque le gamin a interpellé pour la première fois les dealers postés aux alentours des Halles, a laissé ces derniers se moquer de lui puis le rudoyer sans intervenir. Il n'a même pas bronché lorsque la première bagarre a éclaté, se contenter d'analyser la façon qu'a le gamin de se battre de façon désordonnée. Et le constat s'est alors imposé à lui : son partenaire est nul au combat. Au lieu d'agir avec stratégie, il se jette tête baissée vers ses adversaires, aveuglé par la rage. Seule la colère dicte ses gestes et il est incapable de réfléchir en assénant des coups. Évidemment, ce n'est donc pas lui qui sort généralement vainqueur de ces rixes.
Exaspéré, Polo l'a observé se faire casser la gueule mais en redemander parce qu'il n'a pas l'intelligence nécessaire pour comprendre quand il est bon de battre en retraite. Il les connaît, ces gamins qui frappent avec la force du désespoir. Ce sont des gars qui n'auraient jamais cédé à la violence en temps normal, des gosses qui rechignaient à faire le mal et que le mal a donc bouffé. Des jeunes, comme beaucoup d'autres, qui ont saisi l'injustice du monde après en avoir été victimes. Alors ils ont été obligés de trouver de nouveaux moyens de se défendre, ou on les a forcé. Et quand ils frappent, aveuglément, c'est toujours pour se venger de quelque chose, pour taire leurs doutes et leurs scrupules, pour dissimuler leur faiblesse inhérente.
Polo n'aime pas ces gars-là. Mais parce qu'il en doit plus d'une à Abdenour, il a fini par intervenir pour aider le gamin. Et aussi parce que ce dernier, malgré sa stupidité, possède un courage et une détermination qui méritent le respect.
Depuis, les deux partenaires font leur boulot calmement, en silence. Polo n'a pas spécialement envie de parler de la pluie et du beau temps et le gosse n'a pas l'air de vouloir en décocher une. Parfois seulement, lorsqu'ils s'arrêtent pour manger, ils discutent un peu de leurs connaissances communes, de Wafiq et d'Abdenour, plus rarement de leurs vies personnelles et des rêves qui les accompagnent.
Malgré lui, il existe cependant bien un sujet que Polo aimerait aborder avec le jeune homme : cette façon qu'il a, à chaque fois qu'ils contournent la place du Palais de Justice pour se diriger vers la crique Sainte Félicité, de rentrer la tête dans ses épaules tout en jetant des regards nerveux derrière lui. Que craint-il exactement ? A-t-il commis un délit quelconque à cet endroit et a-t-il peur qu'on le reconnaisse ? Est-il recherché par quelqu'un qu'il essaie de fuir ? Polo ne comprend pas. En réalité, il lui suffirait de lui lancer un « oh gamin, qu'est-ce tu fous à marcher comme si t'avais le sheitan derrière toi ? » pour amorcer la conversation. Mais il n'est pas entièrement sûr de vouloir le faire.
Alors il se tait. Et quand ils rentrent à la cité le soir, ils se séparent en se checkant puis se dirigent chacun vers leur immeuble. Comme si de rien n'était.
***
Zyad pensait que travailler pour Abdenour serait temporaire. Il espérait se faire assez d'argent pour en mettre un peu de côté, trouver un job en tant que manœuvre hors de la cité et reprendre sa petite vie tranquille, sans accroc, afin de pouvoir regarder sa mère et Jiahao droit dans les yeux.
Pourtant, son plan initial tombe à l'eau au bout de quelques semaines. Tout d'abord, il comprend bien que retrouver du travail sera plus compliqué que prévu ; les tensions dans la ville ne font que croître, la peur des Arabes s'accentue, la haine aussi. Quand il se promène hors de la cité, les regards méprisants ou terrifiés lui collent au dos comme une infamie et dans ces moments-là, il lui faut toute la volonté du monde pour ne pas se jeter sur leurs propriétaires. Finies la honte et la tristesse, il ne ressent désormais qu'une colère bouillonnante envers ceux qui le jugent sans le connaître.
A force de traîner avec les amis de Polo et d'Abdenour, il a fini par se faire entraîner dans des bagarres contre des gars qui ont participé de près ou de loin aux précédentes ratonnades, et bordel, il n'aurait jamais cru que cela lui plairait autant. Le déferlement d'adrénaline dans ses veines, son cœur qui bat la chamade, l'élancement de ses phalanges écorchées, la douleur qui irradie de son visage et de ses côtes, l'absence totale de pensées dans son cerveau. Quand il frappe, il ne songe plus à sa vie minable, quand il est frappé, il oublie même qu'il s'est un jour apitoyé sur son sort. La violence balaie tout, fait le vide en lui. Et il a terriblement besoin de cela.
D'autant plus qu'il commence à s'améliorer à la boxe. Les gars lui enseignent de nouveaux coups, lui apprennent à se défendre. Ils l'engueulent parce qu'il n'écoute rien le moment venu et se fait toujours défoncer, mais il y a du mieux.
Et puis il y a les discours de Wafiq, ces réunions qu'il organise en secret dans la cité, cette ferveur qui anime la foule et déploie la poitrine. Quand Zyad y assiste avec Kaïs et Jiahao, son cœur bat à toute vitesse, ses mains tremblent d'excitation. Il a l'impression de faire partie d'une communauté soudée, régie par un but juste et commun. Ici, les gens ne le regardent pas de haut en bas parce qu'il a eu l'erreur de ne pas feindre un sourire niais en les voyant. Ils ne le considèrent pas comme un moins que rien incapable d'accomplir quoi que ce soit dans la vie.
Ici, on lui fait confiance. On le regarde droit dans les yeux et on lui serre la main en l'appelant « frère ». Ici, chaque personne présente serait prête à lui confier sa vie s'il le fallait. S'ils se retrouvaient côte à côte lors d'un assaut, les autres le protégeraient. Et cela lui donne de la force.
Alors un soir, après être sorti de la réunion et avoir raccompagné Kaïs en bas de chez lui, Zyad se tourne vers Jiahao qui tire tranquillement sur sa clope. Son ami a les traits chiffonnés par la fatigue mais son regard est plus apaisé qu'auparavant. Sa nouvelle vie l'épanouit, c'est évident, et Zyad rechigne à lui causer du souci. Donc il préfère nuancer ses propos.
— J'ai démissionné.
Surpris, Jiahao tourne la tête vers lui en fronçant les sourcils. Ses doigts se sont resserrés autour de sa clope et son regard s'est assombri. Pour ne pas lui laisser le temps d'exprimer ses doutes et sa réticence, Zyad reprend :
— En fait, ça fait déjà trois mois. J'avais pas envie de t'inquiéter. Je me débrouille.
Les yeux sombres de son ami le scrutent longuement, fidèles à cette habitude qu'ils ont de chercher à discerner le mensonge sur son visage.
— Pourquoi ? finit-il par demander en tirant à nouveau sur sa cigarette.
— Ça se passait pas bien, élude Zyad en haussant les épaules. Mon patron était un con.
— Tu me l'avais pas dit...
Si les traits de son visage sont restés figés, Zyad décèle immédiatement la déception dans le ton de son ami. S'arrêtant entre deux tours qui masquent la lueur de la lune, il se tourne vers lui et se force à fixer calmement le magnifique visage de celui qu'il aime tant.
— Non, je te l'avais pas dit, confirme-t-il d'une voix un peu trop posée.
Il devine instantanément que Jiahao déteste le détachement avec lequel il vient de proférer ces mots. En une fraction de seconde, la mâchoire de son ami se contracte et une ombre menaçante traverse sa figure.
— J'resterai avec toi cette semaine, assène-t-il après quelques secondes de silence. Je peux t'aider à faire des CV si tu veux, on ira les déposer dans le centre.
— Non.
— Comment ça, non ?
— T'as cours cette semaine, vas-y. J'me débrouille, j't'ai dit.
— On s'en branle des cours, s'impatiente Jiahao. Je peux très bien en louper quelques uns pour t'aider. J'suis sûr qu'on peut te trouver du taf dans un garage ou dans...
— Arrête ça, le coupe Zyad en soupirant avec exaspération. C'est exactement pour ça que j't'ai rien dit. Arrête de vouloir toujours me faire passer devant tout. T'as la chance d'aller à la fac, tu kiffes les cours que t'as, tu dois devenir avocat. Alors reste concentré là-dessus. Je suis pas con, OK ? Je peux me débrouiller.
— J'ai pas dit ça, se défend son ami en fronçant les sourcils. Je veux juste t'aider.
— Je sais. Mais je peux me débrouiller sans toi.
Cette phrase ne semble pas du tout satisfaire Jiahao dont les poings se contractent momentanément contre ses cuisses. Sans réaliser ce qu'il fait, sa main se referme impérieusement autour du bras de Zyad qu'il serre trop fort.
— Fais pas de connerie, l'enjoint-il d'une voix rauque.
D'un geste ferme sans pour autant être brusque, le concerné se dégage de la poigne de son ami puis se recule d'un pas.
— Je me débrouille, répète-t-il encore une fois.
* djihad : en islam, devoir religieux qui suppose un " effort ", une " lutte ", une " résistance ". Majoritairement, ce devoir religieux s'applique au quotidien (lutte contre ses propres vices, volonté de faire un effort pour suivre le chemin de Dieu) mais il peut également, dans une moindre mesure, supposer un combat pour défendre le domaine de l'islam.
NDA : Nouveau chapitre pour la saint Valentin... disons que c'est mon cadeau pour vous !
Premier différend entre Zyad et Jiahao... sauront-ils passer outre et trouver un terrain d'entente ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top