Chapitre 37 | Rouge comme les roses

[Avertissement : ce chapitre contient des scènes réservées à un public averti. TW : tentative de suicide, mutilation. Prenez soin de vous, à commencer par ce que vous lisez si ces sujets sont sensibles pour vous.]

« Je veux que tu m'envoies un message au moindre problème, entendu ?

Je roule des yeux devant tant de précautions. Elle en fait toujours des tonnes, alors qu'il n'y a pas de quoi paniquer.

— Vous serez de retour dans moins de quarante-huit heures, tout ira bien, maman, la rassuré-je pour la énième fois.

— Je n'aime pas vous laisser toutes seules.

Ses mains caressent mes joues, je lui bricole un sourire pour la convaincre de quitter les lieux sans crainte. Ce n'est pas la première fois que nos parents découchent, et pourtant ils sont beaucoup plus réticents qu'à l'accoutumé.

— Tu peux nous faire confiance. Ce n'est qu'un week-end, vous avez le droit de profiter vous aussi !

La fatigue que je lis sur leurs traits serrent mon cœur à chaque fois. De vilaines rides creusent le visage de ma mère, alors que seules celles du sourire devraient rester visibles. L'inquiétude des derniers mois commence à avoir raison d'elle, c'est à peine supportable de la voir s'éteindre ainsi. Alors d'un commun accord, j'avais convaincu Tom de la conduire à l'anniversaire de sa sœur à San Francisco pour décompresser et prendre du temps pour elle. Les six cent kilomètres de distance qui nous séparent n'avaient guère plu à Sarah, déjà morte d'inquiétude à l'idée de nous laisser sans surveillance.

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée, et si...

— Mon amour, elles sont grandes. Voilà des mois qu'on est sur leur dos, les filles ont le droit de respirer un peu, et nous aussi. Madeleine a raison, tu as besoin de voir ta famille.

— Je ne vais pas avoir l'esprit tranquille, marmonne-t-elle.

— Mais si, ne t'inquiète pas, maman ! Et puis, tu pourras m'appeler quand tu le souhaites.

Il ne peut rien arriver de pire de toute façon.

— Promets-moi que tu feras attention en rentrant du studio, je ne veux pas que tu reviennes quand il fait nuit.

Je confirme d'un hochement de tête, mais sa main se crispe sur mon bras pour ancrer son regard dans le mien.

— Promets-moi que tu mangeras suffisamment.

— Ne recommence pas avec ça. Tu dois me faire confiance, souviens-toi de ce qu'on s'est dit à ce...

— Madeleine.

— Promis, répliqué-je en levant les mains devant moi, tout ira bien.

Elle se tourne dans un soupir, resserrant sa prise sur son sac de voyage.

— Maddy ! appelle-t-elle depuis le rez-de-chaussée. On s'en va !

Sarah tourne déjà les talons, elle n'a aucune raison d'attendre la moindre réponse de sa fille. Maddy n'est qu'une ombre dans cette maison, longeant les murs et évitant les regards depuis le décès de Riley. Elle vacille au moindre pas, s'effondre le soir une fois la porte claquée, et fond en larmes sans prévenir. Son isolement me fait mal au cœur, mais ses attaques répétées m'empêchent de l'aider.

— Profitez bien.

Mes yeux s'agrandissent en voyant ma sœur descendre les escaliers. L'ensemble de la famille semble suspendu à ses lèvres, à commencer par ma mère, complètement immobile au pied des marches. Maddy s'avance vers elle pour la prendre dans ses bras, elle lui rend son étreinte non sans une seconde d'hésitation.

— Tout va bien, ma puce ? demande-t-elle prudemment.

— Je voulais simplement vous dire au revoir avant votre départ. Madeleine a raison, ne vous inquiétez pas pour nous.

Notre tutrice laisse échapper un franc sourire, brillant d'émotion, avant de caresser les épaules de sa fille. Elle nous offre à toutes les deux un dernier regard avant de franchir le pas de la porte d'entrée.

— On pourrait regarder un film.

Mon cœur rate un battement. L'intonation de sa voix me fait frissonner alors que je rêve depuis des semaines d'en entendre le timbre. Prise de cours, je hoche la tête sans masquer mon étonnement.

— Je te laisse choisir seulement si tu évites une de tes comédies romantiques à la con.

Je ne me le serai jamais permis.

Mon pouce s'active déjà sur la télécommande pour trouver quelle intrigue pourrait bien nous convenir. Encore abasourdie par sa demande, ma surprise est totale lorsqu'elle me tend une tasse de chocolat chaud fumante avant de s'asseoir à mes côtés sur le canapé.

Je passe l'ensemble de mon visionnage à la détailler du coin de l'œil. Ses cheveux sont plus longs, davantage fragilisés par un manque évident de soin. Le bord de ses doigts est abîmé par un acharnement que je connais bien, me faisant grimacer de douleur à sa place.

Mais elle est là. Assise juste là.

Les larmes me montent aux yeux lors de l'ultime scène cinématographique, je monte chercher mon sac de danse comme une automate. Je n'aurais voulu interrompre ce moment pour rien au monde, alors avant d'enfiler mes chaussures, je bredouille :

— Tu veux que je reste ici cet après-midi ?

Le palpitant gonflé d'espoir par les premiers pas effectués dans direction, j'attends sa sentence. Elle décline poliment mon offre, je ne trouve pas la force d'être déçue. C'est le premier signe de vie spontané de sa part depuis des mois, je ne peux l'anéantir par des espérances de gamine irréaliste. Je me contente de sourire, visualisant encore et encore sa présence, cette main que je n'avais qu'à tendre pour la toucher.

— Merci, murmure Maddy alors que je m'apprêtais à partir.

— Pour quoi ?

— Le film. Il était excellent.

La sincérité qui anime sa voix envahit le mien de joie. Elle me rend mon sourire, je suis à deux doigts de laisser les larmes couler sur mes joues. Qu'est-ce que j'aime la voir ainsi... Vivante plus que survivante. Maddy plus que l'ombre d'elle-même.

Pendant les longues heures d'entraînement, cette image n'a pas quitté mon esprit. Chaque pirouette rythmée par la foi que cette bonne humeur soit là à mon retour, par l'envie de croire que la haine que ma sœur avait pour moi se soit miraculeusement dissipée. Mes pas se font plus légers en l'imaginant se redresser, en voyant sa silhouette accablée par le deuil redevenir confiante et élégante.

Je cours presque dans la rue à l'idée de la retrouver. Je refuse de comprendre ce qui motive cette étrange spontanéité pour me concentrer sur ce qu'elle offre à présent.

— Je suis rentrée ! lancé-je depuis le hall.

Je me dirige immédiatement à l'étage pour déposer mes affaires dans ma chambre. Mes doigts poussent timidement le bois de sa porte pour la chercher du regard.

— Maddy ? T'es là ?

Je traverse le couloir pour rejoindre mon propre lit et y jeter mon sac. A la place, mes yeux s'attardent sur le bout de papier froissé sur mon bureau.

"Je t'aime de tout mon cœur."

Le mien dégringole à mes pieds en un instant. Je me précipite dans la seule pièce non visitée et ouvre vivement la porte. J'enclenche l'interrupteur de la salle de bain avant de sentir le sol s'ouvrir sous mon poids.

— Oh mon dieu.

Je plaque mes deux mains contre mes lèvres, les yeux agrandis par la stupeur. Le temps semble suspendu, je n'entends plus que les battements de mon cœur résonner. Comment peut-il encore fonctionner ? Celui de ma sœur est-il encore en état de marche ?

Un sanglot m'échappe, mais aucune larme ne suit. Rien, à part une colère froide qui enfle au fond de moi. Je sais déjà.

— Non, tu n'as pas le droit. Tu ne peux pas me faire ça ! crié-je hors de moi.

Je ne peux plus perdre un membre de ma famille.

Un déclic s'opère dans ma tête, et semble m'animer en un instant. Je m'agenouille près de ma jumelle, insensible à la flaque de sang dans laquelle elle repose.

Ce ne sont que des pétales de roses rouges.

Les informations qui défilent devant mes yeux s'emmêlent dans mon esprit mais mettent en évidence la gravité de la situation.

— Maddy ? Tu m'entends ?

Je la retourne sur le dos et ne cille pas devant la pâleur de ses joues ou ses yeux clos. Une coupure. Une profonde entaille au poignet qui dégouline. Je secoue ses épaules. Mon regard tombe sur le petit objet brillant sous le lavabo, je le saisis. Une lame.

Je cligne des paupières à plusieurs reprises. Non. Seigneur, non. Les pièces du puzzle macabre s'assemblent dans ma tête. Mon cœur est anesthésié.

Elle a voulu regarder un film.

Elle a fait un câlin à ma mère.

Elle m'a remerciée, et ça n'avait rien à voir avec le visionnage.

J'aurais dû comprendre.

— Maddy, c'est Madeleine. Je suis là.

Ne panique pas. Respire. Est-ce qu'elle respire encore ?

J'approche mes doigts de son poignet avant de rebrousser chemin pour me diriger vers son cou. Je le palpe à plusieurs reprises en regardant le plafond. Bon sang, pourquoi je ne sens rien ? Comment a-t-elle pu ? Putain, où es-tu ! J'approche mon oreille de ses lèvres. Un léger souffle frôle ma peau. Pourquoi je n'y ai pas pensé avant, sa poitrine se soulève !

— C'est bien, tu es super, assuré-je d'une voix emplie de soulagement.

Mes paumes sont couvertes de sang lorsque je prends son visage en coupe pour tenter de la réveiller. Du sang partout, il macule mes vêtements et le carrelage. Tu la laisses se vider de son sang ? Tu ne retiens donc jamais la leçon ? Du sang partout.

Putain, mais qu'est-ce que je fous !

J'attrape une serviette au sommet de la pile et la presse contre la plaie. Un faible gémissement me parvient, mon regard brille d'émotion.

— Tout va bien, je suis là. Ça va aller.

J'appuie plus fort. Le coton s'imbibe, mais sa vue ne m'empêche pas de composer sans trembler le numéro des secours. Je caresse la joue de Maddy, peut-être est-elle capable de le sentir. Il le faut.

— J'ai besoin d'aide, déclaré-je de façon parfaitement audible. Ma sœur est inconsciente.

Je réponds clairement aux secouristes dont le calme me rassure. Je récite l'adresse sans réfléchir, suis chacune de leurs instructions et fournis les détails nécessaires à leur examen. L'ambulance ne devrait plus tarder, elle sera sauvée. Elle ne peut pas me laisser. Elle ne l'a jamais voulu.

— Je suis là, répété-je en la prenant dans mes bras tout en maintenant une pression sur la plaie sanglante. Je suis avec toi, tout va bien.

Je la berce doucement, réalisant de timides mouvements vers l'avant puis vers l'arrière.

— On va t'aider, tu entends ? Ça va aller. Tu iras bien, je ne te laisserai pas tomber, soufflé-je en posant mon menton sur le sommet de son crâne. Tiens bon, les secours arrivent.

Sa joue se pose sur ma poitrine, je la serre plus fort. Son souffle m'effleure régulièrement, mes yeux s'embrument davantage.

— Moi aussi je t'aime de tout mon cœur. »

Mes dents se referment sur la pulpe de mon pouce devenue insensible. Le regard dans le vide, je prends conscience de mon geste lorsque le caractéristique goût âcre envahit ma bouche. Je le perçois rougir mes lèvres qui collent entre elles, je mords plus profondément pour m'éloigner de ce cauchemar. La douleur parvient finalement, il faut toujours que je descende davantage. Les trop nombreuses cicatrices de mes doigts ont ne me permettent plus la moindre sensation par endroit, séquelles de points de sutures dont je me souviens à peine.

Liés à une période que je refuse de me remémorer.

La lumière des sirènes passant dans la rue domine la chambre, et hante mes pensées. Le son résonne si fort dans mes oreilles, je m'en souviens comme si c'était hier. Elle était pâle comme la mort, elle l'était déjà de l'intérieur. Les secouristes n'avaient pas l'air affolés, ce n'était pas non plus mon cas. Je chantais à son chevet en lui tenant la main. Je fredonnais sa chanson préférée qui ne devait surtout pas lui ouvrir les portes du paradis comme indiqué dans les paroles. C'étaient de petits chuchotements qui voulaient dire « je t'aime » dans sa langue maternelle : la musique.

Je me redresse subitement, coupant court à la réflexion.

Pourquoi ? J'aime tant quand tu te remémores tes erreurs.

Te souviens-tu de l'effet que ça t'a fait de voir la vie quitter mon regard ?

Comment peux-tu encore garder en mémoire l'hésitation que tu as eu à me sauver ?

Ce n'était pas un accident.

Le liquide rougeâtre s'écoule en un filet régulier le long de mon poignet. Il coulait ce matin sur son visage. Pâle, comme la mort. Pâle comme des mois en arrière.

Ma poitrine se soulève rapidement, je respire contrairement à elle. Je quitte mon lit d'un bon pour m'enfermer dans la salle de bain. La pénombre de la chambre m'angoissait, tout comme cette luminosité crue. Je déteste ce carrelage, je ne supporte pas cette pièce. Une goutte de sueur dévale ma nuque. Je fixe mes poignets indemnes.

« — Elle a eu beaucoup de chance. Le tendon a à peine été effleuré. Une fois les points retirés, elle n'aura aucune séquelle. Nous pensons qu'elle a perdu connaissance à la vue du sang. Elle ne court plus aucun danger maintenant.

— Est-ce qu'elle est surveillée ?

— Oui. C'est une blessure profonde, mais sous contrôle. Tu as parfaitement bien réagi. Si elle s'en sort aussi bien, c'est grâce à toi.

Non. Parce qu'elle a bien voulu se battre.

— Vos parents sont en chemin. Tu pourras bientôt rentrer chez toi pour te reposer. En attendant, as-tu besoin de quelque chose ?

— Vous devez la garder à l'œil. Ce n'était pas un accident. »

J'actionne la douche et patiente pendant que la température augmente. Mes vêtements sont au sol. Ils auraient pu éponger tout ce carnage. Son sang macule encore ma peau. Sa blessure à la tête est profonde, il faut la conduire à l'hôpital, a-t-il dit. D'accord.

J'en suis couverte, ma peau luit dans le noir.

Reviens. J'ai fait ce qu'il fallait. Je l'ai sauvée.

Tu as échoué avec moi. Tu m'as regardé et tu n'as rien fait.

Tu as tort, je lui ai sauvé la vie. J'ai sauvé la vie de ma sœur, murmuré-je.

Mensonge. Tu as jeté la terre pour recouvrir son cercueil.

Tu as condamné Maddy à rester dans un monde qu'elle avait choisi de fuir.

Tu as laissé ton père sombrer dans l'inconscience sans rien faire.

La mort n'en peut plus d'être ton allié, Madeleine.

Le jet brûle ma peau. La buée m'étouffe, mais je le mérite. C'est ce qu'ils disaient lorsqu'ils agrippaient ma nuque avec force. C'était le seul moyen de me calmer, ils savaient comment me guérir de mes crises. Maddy est tombée dans le salon, et s'est cognée sur la table basse.

Tu as besoin d'avoir les idées claires.

Ne fais pas ça. Tu ne le mérites pas.

Rappelle-toi le bien que l'eau te prodiguait.

Souviens-toi de tes hurlements pendant qu'ils te noyaient.

Les souvenirs défilent dans mon esprit sans que je puisse les contrôler. Ils ne s'arrêteront jamais. Pourtant, maman disait que partir là-bas m'aiderait à aller mieux et à ne plus trembler. Je déteste l'eau. Je ne supporte pas de la sentir sur mon visage.

Pense à ce que tu ressentais lorsque tout son poids te forçait à rester sous la surface.

N'oublie jamais ces mains qui t'empêchaient de te débattre.

J'incline la tête en avant. Mes pommettes se couvrent de gouttelettes suivies d'une chaleur intense. Le pommeau à quelques centimètres de mon visage, mes larmes disparaissent à mes pieds.

ARRÊTE ÇA !

Je recule et cogne violemment mon dos contre la paroi. Frotter ne sert à rien mais mes paumes s'activent pour effacer l'humidité qui colle à ma peau. Encore et encore. Il me faut plusieurs secondes avant d'avoir la lucidité d'éteindre l'eau. Je reste silencieuse et regarde l'unique filet de lumière s'infiltrer par la lucarne. Aucune serviette ne pourra jamais être assez absorbante pour faire disparaître l'effet d'un liquide sur mon visage. Frotte plus fort. Je ne suis plus là-bas. Mes yeux glissent sur le carrelage, je le touche du bout des doigts. Les joints ne sont plus rougis. Les carreaux ont été changés. Je ne crains plus rien.

En es-tu sûre ?

J'enfile mécaniquement mes sous-vêtements et un pyjama. Le sang a maculé mes précédents vêtements. Chaque inspiration résonne comme un coup de poignard entre les côtes. Mes cheveux humides mouillent le tissu blanc. C'est fou comme cette couleur contraste avec les pétales des roses, c'en est presque beau.

Les marches craquent sous mes pas, il m'en faut trente-deux pour atteindre la cuisine. Je n'ai qu'à faire un petit geste pour atteindre le placard et sortir une grande tasse. La bouilloire remplie chauffe en moins de deux petites minutes une fois le bouton enclenché. Ses bords se colorent d'une teinte écarlate synonyme de danger, une pressante envie de tendre le bras et d'y coller ma paume s'impose à moi.

« Son poignet est entièrement recouvert d'un large pansement. Les médecins n'ont pas arrêté de répéter qu'elle était chanceuse, mais je refuse de le voir ainsi. Chanceuse d'être si malheureuse ? Chanceuse de se noyer sous nos yeux depuis des années ? Chanceuse de ne jamais pouvoir se remettre de notre enfance ? Je n'appellerai jamais cela de la chance, je refuserai toujours de voir ce qu'elle considérera comme échec comme de la chance.

Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'elle reprend connaissance. Impuissante, je reste immobile à genoux à côté d'elle, depuis bien trop longtemps incapable de rester assise sur cette maudite chaise en plastique. Faible, Maddy s'est accrochée à moi pour la première fois depuis longtemps. Des pleurs roulent sur mes joues également, remerciant en silence le Seigneur d'avoir refusé de l'accepter dans son monde. Sanglotant l'une face à l'autre pour des raisons diamétralement opposées, je soupire de soulagement en adressant un énième remerciement pendant qu'elle regrettait de ne pas avoir appuyé plus fort.

Ma vitalité rencontre de plein fouet sa morbidité. Comment peut-on être aussi triste d'être en vie ? Comment peut-on arriver à tendre délibérément la main au plus funeste danger ? »

Mes doigts lâchent la anse du mug pour rencontrer la chaleur. Mais c'est la faible température d'une main déposée sur mon bras qui me fait sursauter.

— Bon sang, tu m'as fait peur ! m'écrié-je le poing pressé contre la poitrine.

— Je pensais que tu m'avais entendu arriver, s'excuse Hugo en levant les mains devant lui.

J'expire longuement pour décrisper mes épaules et me détendre. Il y a bien longtemps que je n'ai plus le moindre réflexe. Constamment sur mes gardes, je semble pourtant avoir perdu toute notion d'autodéfense ou d'analyse du danger.

Étonnant, tiens.

Tu en aurais eu tellement besoin...

— Désolée, marmonné-je finalement.

— Ne le sois pas.

D'un petit signe de tête, je l'autorise à approcher davantage. Ses paumes épousent la forme de mes épaules, et les caressent avec douceur. Je me détends progressivement dans un soupir. Seul le bruit de la bouilloire nous entoure. Mon regard se perd dans le vide, ses bras m'entourent par derrière pendant que ses mains se lient aux miennes.

Tu le laisses se balader sur toi ?

Il te fera du mal, Madeleine.

Il ne représente rien pour toi.

Il ne veut rien avoir à faire avec toi.

— On est quoi toi et moi ? articulé-je d'une voix blanche.

Tu viens vraiment de sortir cette phrase ?

Pathétique, comme toujours.

La poigne d'Hugo se raffermit sur mes mains.

— A ton avis ?

Je caresse ses doigts, les yeux humides.

Il est différent. Plus rien ne sera comme avant.

— Excuse-moi, c'était bête comme question.

— Pas du tout, on peut parler d...

— Pas la peine, oublie ça.

Après un moment d'absence, il me serre plus fort.

— Tu es stressée pour après-demain ? chuchote-t-il en encerclant mes hanches pour me rapprocher de lui.

Mes pupilles restent fixées sur les motifs du plan de travail, à la recherche d'une indication temporelle que j'aurais manquée. Cette journée interminable n'est-elle pas encore achevée ? Est-ce que...

— Madeleine ?

Le contact de nos corps me ramène sur terre. Son souffle danse contre ma nuque, comme lors de notre premier baiser qui me semble avoir eu lieu il y a une éternité. Une relation se calcule-t-elle en jour, ou en évènements surmontés ? Commence-t-elle vraiment une fois l'étiquette tant attendue appliquée sur mon front ? Les choses me paraissent si logiques. Presque irréelles.

— Je ne suis jamais stressée pour une compétition.

J'ai les capacités pour y arriver, j'ai la passion. Il ne reste qu'une divine excitation qui me tord le ventre jusqu'au moment de franchir la scène.

Ah oui ? Où est-elle cette envie ?

Tu la sens, toi ?

Je fronce les sourcils sans comprendre.

— Tu pourrais après tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui. Tu aurais toutes les raisons de ne pas être aussi sereine que d'habitude.

Mon regard dévie jusqu'à lui. Il sourit en frôlant ma clavicule.

— Je suis fatiguée, avoué-je après avoir versé l'eau bouillante dans une seconde tasse. Mais ça va aller, tout ira bien demain.

J'ai l'habitude des insomnies.

J'ai l'habitude de passer des journées mouvementées.

J'ai l'habitude de me faire un sang d'encre pour ma sœur.

J'embrasse sa joue pour le convaincre, et ne relève pas quand il saisit les mugs pour les porter à l'étage. La boîte à thé sous le bras, je le suis dans la pénombre.

Hugo s'assoit dans le fauteuil qu'il occupait jusque-là. Sa timidité a pris le dessus hier soir, il s'est contenté de garder un œil sur moi. Rester loin de mon lit est une preuve infinie de respect que certains n'auraient même pas imaginé. Je lui en suis reconnaissante.

Et ça me conforte dans l'idée que cette fois, quelqu'un a de la considération pour moi et garde ses initiatives pour plus tard.

Ce n'est pas ce que tu disais de Valentin ?

Laisse-le en dehors de ça.

Tu répètes inlassablement les mêmes erreurs, Madeleine.

— Comment ça va se passer ?

Il me tend un sachet à la framboise, mon préféré. J'observe curieusement le breuvage se colorer et embaumer la pièce avant de répondre d'une petite voix :

— Je dois être sur scène à 14h, je suis dans les dernières candidates appelées. Il faut que je sois à la première place pour être qualifiée et représenter la Californie ensuite.

— Et tu te sens comment ?

— Je me suis entraînée pour en arriver-là, j'en suis capable. Ça sera pas facile, mais je l'ai déjà fait l'an dernier. C'est que c'est possible.

— Tu as raison d'y croire. Tu vas tout déchirer.

Sa main dans la mienne me donne envie de sourire franchement. S'il savait ce qui se tramait dans ma tête, il prendrait peur. J'ai conscience de mes défauts, mais contrairement aux apparences j'ai aussi un œil attentif sur mes qualités et mes capacités. Je peux réussir, je le crois dur comme fer. Je le dois.

Tu n'es qu'une prétentieuse.

Pourquoi toujours blâmer quand pour une fois on s'accorde un peu de confiance ?

Tu devrais douter de toi, tu n'es qu'une incapable.

Pas sur scène. Plus jamais.

— Je vais tout faire pour, c'est certain.

Hugo replace une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, avant de m'embrasser tendrement le front. Comme la première fois, mon cœur fait une embardée. Aussi doux qu'une caresse, je ne peux m'empêcher de me jeter dans ses bras. Ce cocon qu'il m'offre est nouveau et d'une délicatesse vitale.

Je suis déjà complètement accro.

Notre étreinte se prolonge lorsqu'ils se referment autour de moi. Je me surprends à fermer les yeux pour apprécier davantage ce moment d'intimité qui nous a été volé aujourd'hui. Ce qu'il se dessine entre nous est fragile, hésitant, timide... mais j'aime le chemin que tout cela suit. J'apprécie plus que toutes ces attentions et ces petits pas franchis à notre rythme.

Nombreux sont ceux qui nous trouveraient ridicules de prendre notre temps.

Je les emmerde tous.

La chaleur qui s'infiltre sous ma peau n'a plus rien à voir avec la température élevée du thé. Je sens déjà mes joues rosir, ce qui me pousse à prendre un peu de recul. Nos doigts s'entremêlent pour ne plus se lâcher au moment de dormir, malgré la distance qui nous sépare. Partager un lit ne semble pas envisageable, mais la présence de l'autre comble ce manque. Un toucher qui ne peut pas tout réparer, qui ne sait pas encore comment éloigner les mauvais rêves, mais qui apparaît déjà comme la marque d'affection qu'il me manquait.

Le silence de la salle m'enveloppe de la tête aux pieds. Parfaitement immobile, j'attends la première note salvatrice. Impossible de faire le vide dans mon esprit, mon crâne me fait souffrir. La lumière de la scène agresse mes pupilles, je garde le menton contre la poitrine à l'attente du signal de départ. Mon justaucorps noir me serre, je me retiens de ne pas réajuster à nouveau cette fichue bretelle trop basse à mon goût. Inspire.

La mélodie s'élève, et mon corps s'anime. Mes pointes claquent contre le parquet en un son inaudible pour le public. Glissade. Je n'offre aucun sourire, en adéquation avec l'émotion que je souhaite véhiculer. Finie la jeune danseuse charmeuse des premières qualifications, c'est l'image d'une femme forte que je renvoie.

Redresse-toi, on dirait que tu es toute coincée.

Expire. Mes mouvements sont d'une grâce qui frôle l'insolence. Seule la perfection est de mise. Je dois avoir l'air légère Détourné. Encore plus de douceur. La musique épouse mes gestes, j'aperçois le regard des juges rivés sur ma silhouette. Uniquement ma mère est présente pour m'épauler, la seule à soutenir intégralement cette passion.

Ma passion, ne l'oublie pas.

La raideur de ma nuque n'aide pas, les premières difficultés pointent leur nez au mauvais moment. Je poursuis l'enchaînement de pirouettes avec une aisance feinte, masque un déséquilibre qui contracte les muscles de mes jambes plus que voulu. De dos pendant trois temps, je me mords la lèvre. Reste concentrée, reste ici et nulle part ailleurs. Le seul sourire de la chorégraphie se dessine sur mes lèvres lorsque je tends le bras loin devant moi. J'ai une demi-seconde d'hésitation lors de ma prise d'élan. Saut de basque. Putain d'instabilité.

Qu'est-ce que tu fous ?

La fatigue m'assomme sans prévenir lors des derniers temps de ma prestation. Mon genou droit menace de céder, je m'ordonne de tenir bon. Pourquoi n'ai-je pas plus d'amplitude ? Je perds le compte des secondes restantes, elles résonnent dans ma tête comme le tic-tac d'une horloge. Allez, tu peux le faire. Ma main tremble. C'est invisible à l'œil nu. Mon assurance est depuis toujours un point fort, je sais cacher mes faiblesses et donner l'impression d'un contrôle parfait. Combien de danseuses souffrent avec le sourire sous les projecteurs ? C'est la première leçon qu'on nous enseigne.

Feindre et incarner la perfection.

Je me donne corps et âme aux derniers mouvements, peu importe les douleurs qu'ils causent. Le rythme est saccadé comme voulu par la gamme, j'enchaîne des tours plus difficiles que les précédents. Enfin, la musique s'achève à l'instant où je m'immobilise.

Je tiens tête à l'obscurité en visualisant difficilement le regard extérieur, bercée par les applaudissements. Mon agonie dure un instant, et la lumière disparaît. Mon souffle n'attend plus, j'halète dans le noir en quittant le centre de la scène. Un rire m'échappe en coulisse, satisfaite du spectacle que j'ai offert aux jurés méconnaissant du bordel qui s'orchestre dans mon esprit.

Les battements de mon cœur pulsent jusque dans mes tempes pendant que je reprends pied dans le vestiaire vide adjacent. Le manque de sommeil de ces derniers jours retombe sur mes épaules en l'absence de l'adrénaline et de l'impatience qui me faisaient tenir jusque-là. Je ploie sous son poids, et me laisse glisser sur un banc pour reprendre une respiration normale. Plus jamais. Depuis quand ma récupération est-elle aussi mauvaise ? Mes yeux me lancent, annonciateurs d'une migraine.

Je ne vis que pour la danse.

Je ne tiens debout que pour performer.

Le cinquième art est mon antalgique.

Sarah apparaît dans mon champ de vision, il me faut deux bonnes minutes pour en prendre conscience. Elle s'agenouille à côté de moi avec un grand sourire que je lui rends dans l'instant.

— Comment ça s'est passé ? demande-t-elle d'une voix douce.

— J'ai fait ce que j'avais à faire, assuré-je.

— Je n'en ai aucun doute. J'ai adoré la première partie, tu étais magnifique, ma chérie.

— Seulement le début ? m'étonné-je face à sa précision.

A-t-elle vu la seconde de décalage que je pensais invisible ? Avais-je l'air de perdre pied ? Les juges aussi ont-ils perçu mon manque de concentration ? Ont-ils aperçu sur mon visage le mal qui me traversait de part en part les os ?

— Maddy m'a appelée avant le refrain, avoue-t-elle en touchant nerveusement l'ourlet de sa jupe. Je devais répondre avec tout ce qu'il s'est passé hier. Je n'ai pas pu voir la fin, je suis désolée.

Le soulagement, la déception et la peur s'entrechoquent dans mes entrailles. Un fin voile larmoyant se forme au creux de mes yeux. Pourquoi cet aveu est-il si ridiculement douloureux ?

— Maddy va bien ? bredouillé-je en prenant conscience de la raison de son absence. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Tout va bien. Elle souhaitait simplement savoir quel antidouleur était recommandé dans son cas. Sa tête n'a pas arrêté de lui faire mal ces dernières heures.

Je hoche la tête, rassurée par ses dires.

Même elle n'en a plus rien à faire de toi.

Personne n'a voulu te regarder, tu sais ce que ça veut dire ?

Elle était avec Maddy, elle avait bien plus besoin de notre mère que moi.

C'est normal d'avoir décroché, j'aurais sauté sur son appel si je l'avais moi-même entendu.

Ne te raconte pas d'histoire, Madeleine.

Elle a de nouveau attiré l'attention sur elle.

C'était ton moment, et elle te l'a pris.

Elle n'a jamais besoin de personne, quand elle demande de l'aide, c'est que c'est grave.

Aussi grave qu'une tentative de suicide ? Alors elle avait demandé ton aide et tu n'avais rien vu ? Quel genre de sœur es-tu pour laisser Maddy seule chez vous pour un simple spectacle de tutu ?

Tu n'es qu'une égoïste.

— On devrait rentrer, murmuré-je. On doit être sûres qu'elle va bien.

— Les résultats sont dans vingt minutes, on va attendre la remise de prix. Il n'y a rien de grave, c'est une bonne chose qu'elle ait appelé.

Et non ingurgité le premier cacheton qui lui passait sous la main.

— Tu es certaine ?

— Oui, prends tes affaires et on rentrera une fois que tout sera terminé. Ne t'inquiète pas pour elle.

Je n'ai passé ces dernières vingt-quatre heures qu'avec son nom à la bouche, son état en tête comme unique préoccupation, sa tentative de suicide en boucle devant mes yeux. Je ne peux pas être rassurée.

— J'espère que ça ne prendra pas trop de temps quand même, marmonné-je une fois ma mère partie.

La salle est bondée lorsque je réapparais. Les lumières sont tamisées et le public n'est plus qu'une masse uniforme d'adolescentes impatientes et stressées. J'essuie mes paumes en rejoignant le deuxième rang pour m'asseoir, angoissée par l'ambiance qui se dégage du lieu.

Ça va le faire.

Je tente de me calmer en respirant profondément. J'ai donné le maximum, j'ai travaillé dur. Les autres filles n'ont pas mon expérience, c'est ma plus grande force, mon meilleur avantage. Je souris pour me rassurer. Je ne suis jamais confiante, mais j'ai un bon pressentiment.

Cette étape n'est qu'une formalité pour toi, rappelle la voix de Sabrina. Tu arriveras à décrocher cette première place sans difficulté.

Mon entraîneuse croit en moi, et elle a côtoyé les plus grands. Elle ne perdrait pas son temps avec une ratée. J'ai déjà réussi, je vais y arriver à nouveau.

J'ai confiance en toi, c'est ce qu'il y avait marqué sur le texto d'Hugo ce matin.

Le jury est appelé sur scène par la présentatrice. Ils remercient poliment l'ensemble des participantes et les académies qui ont fait le déplacement, en louant les progrès observés depuis l'an dernier. Les compliments passés, les premiers podiums se profilent. Sarah me regarde fièrement, transmettant toute sa fierté. Chaque catégorie défile, mettant en avant les trois meilleures et qualifiant la grande gagnante pour la suite.

La mienne est annoncée, je relève le menton.

— Cette année, les résultats ont été particulièrement serrés. Beaucoup de nouveaux talents se sont présentés, tout comme d'anciennes candidates ont retrouvé ces planches. Le jury a tranché, sans obtenir l'unanimité. Nous tenons particulièrement à insister sur la difficulté éprouvée pour départager toutes nos danseuses, reflet du travail acharné fourni par la grande majorité.

Des applaudissements fusent, je me redresse sur mon siège.

Allez, qu'on en finisse.

— En troisième position, une élève de l'académie de San Francisco nommée parmi les espoirs de sa catégorie, Alanna Jorgenson !

Je suis du regard l'une de mes concurrentes de l'an passé. La jolie blonde embrasse la femme qui lui passe le bronze au cou avant de saluer le public d'une révérence.

— En seconde position, la lauréate en titre du championnat international en duo des Etats-Unis, Madeleine Williams !

Les acclamations de la foule disparaissent.

Deuxième position.

Madeleine Williams.

Tout est fini

Et le monde s'écroule sous mes pieds sans crier gare.

Hey ! Comment allez-vous ?

On se retrouve aujourd'hui pour un nouveau chapitre du point de vue de Madeleine... que l'accident de sa sœur a énormément ébranlée !  Qu'en avez-vous pensé ?

On commence fort avec un flashback des heures qui ont précédé la tentative de suicide de Maddy, ainsi que son passage à l'acte. Vous doutiez-vous de son déroulé ? C'est un thème que j'ai abordé dès les premiers chapitres des Reflets, je ne pensais pas qu'il me toucherait autant. Croyez-moi, je n'ai pris aucun plaisir à l'écrire. Je ne me voyais pas ne pas aborder cet évènement, mais entre sa présence dans mon plan et la rédaction de mon premier jet, le sujet est passé d'une simple fiction à une réalité dans ma vie. D'où mes difficulté à l'écrire. J'espère vraiment avoir réussi à transmettre ce que je voulais par ce passage.

On comprend aisément que Madeleine a été plus qu'affectée par l'accident de Maddy, qui se passe la veille. Il ouvre la porte à de mauvais souvenirs et à une nouvelles séries de flashback renforcés par la présence de cette fichue voix...

Heureusement, elle n'est pas complètement seule là-dedans. Hugo est là pour elle, pour la soutenir. Comment l'avez-vous trouvé ? S'il n'a pas toujours été le protagoniste idéal, ses réactions me plaisent de plus en plus. Son côté bienveillant envers Madeleine m'avait manqué.

Enfin, cette compétition. Il fallait bien que j'écrive un jour une prestation ratée, vous connaissez ma fidélité au réalisme. Madeleine est humaine, elle ne peut pas supporter autant de choses et continuer à briller. Autant vous dire que cet "échec" qui n'en est un que pour elle aura des conséquences. Avez-vous une idée de la réaction de Madeleine ?

C'était le dernier chapitre que j'avais d'avance. Je vais tout faire pour vous proposer la suite au plus vite. Je vous tiendrai au courant, ici ainsi que sur Instagram. Préparez les mouchoirs, jamais deux sans trois comme on dit !

Merci pour votre soutien, votre amour pour cette histoire, et vos encouragements. Sans ça, je ne suis rien, ainsi que mes personnages. A très vite, des bisous, Lina !

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