Des doigts froids courent sur mon visage et parcourent mes paupières. Seuls les petits halètements de sa propriétaire me retiennent de saisir cette main indélicate pour lui faire cesser tout mouvement. Ma petite sœur aime ce genre de réveil et lui faire ce plaisir semble redevenir naturel pour moi. J'attends patiemment que son index se pose contre mes lèvres pour en croquer gentiment l'extrémité.
— ¡Hugo! Por fa, ¡no me muerdas!
(Hugo, s'il-te-plaît ne me mords pas !)
— Entonces no me toques el rostro cuando estoy durmiendo, mariposa. ¡La próxima vez será la nariz la que me comeré!
(Alors arrête de me toucher le visage quand je dors, papillon. La prochaine fois, c'est le nez que je mangerai !)
— Tonto, ¿cómo voy a respirar sin nariz?
(Idiot, comment je vais respirer sans nez ?)
Les rires de Lucia s'élèvent dans la pièce en un rien de temps, m'arrachant un sourire conquis. La bataille de chatouilles dans laquelle je me lance contribue amplement à son bonheur, et ne tarde pas à ameuter tous les occupants de l'appartement à l'exception de l'autre homme de la famille.
— Qu'est-ce que tu es en train de lui faire ? s'écrie ma mère depuis le pas de la porte, Luna dans son dos.
— Mamá, au secours ! s'époumone le petit démon que je m'empresse de faire disparaître sous la couette. Il veut se débarrasser de moi ! ¡Ayuda! ¡Ayuda! (à l'aide)
— Por Dios, ¿te vas a callar?
(Tu vas te taire, bon sang ?)
— Attention à ce qu'elle respire, quand même ! gémit ma mère en se cachant les yeux de ses paumes.
Je retire le drap pour analyser l'état de ma sœur. Celle-ci reste parfaitement inerte contre le matelas.
— Tu respires ?
— Oui, pourquoi ? demande-t-elle en se redressant d'un coup.
— Tant mieux alors, conclus-je en rabattant la couverture sur elle pour un second round.
Un méli-mélo de cris, de jurons hispaniques et de rires sonores plus tard, le monstre finit par s'attabler avec le reste de la famille. C'est donc à ça que ressemble leur dimanche tous ensemble ? Un petit déjeuner dans la bonne humeur, sans la moindre dispute ?
Difficile à croire.
Luna me fait un discret signe de tête pour me désigner la chaise à côté d'elle. Je prends la direction opposée pour m'agenouiller devant Aria. Debout contre la table basse, elle tripote tous les bibelots de voyage de notre mère. Je suis persuadé que dans moins d'un mois, elle aura fait ses premiers pas. Terminée la tranquillité et bonjour la surveillance constante ! Je l'installe dans sa chaise avec nous, prétextant de m'occuper d'elle pour ne pas avoir à interagir avec les autres. Pour ne pas voir Luna sourire, ma mère s'esclaffer à toutes les blagues de son mari, ni même Lucia, sûrement fermement accrocher à ses jambes.
Je m'habitue à sa présence, mais ne l'accepte toujours pas.
Pourtant, les semaines passent et toujours le même constat s'impose : il est resté pour elles. Mon isolement m'a permis de les laisser s'habituer à ce nouveau rythme de vie partagée, à cette cadence artificielle imposée par un père qui avait besoin de s'acheter une conscience. Je n'aurais pas pu assister à tout ça, malgré la rancœur de mon entourage je sais que les laisser souffler a été la meilleure décision à prendre. La plus sage.
Quitte à rater de précieux moments, Hugo ? Vraiment ?
— Veux-tu des œufs ?
J'accepte sans le regarder et le laisse me servir. Voir mon père dans la cuisine derrière les fourneaux pendant le weekend reste probablement la chose la plus insensée qu'il m'ait été donnée de voir, mais j'ai promis à ma mère de faire des efforts. Autour de moi, ils continuent à parler avenir et grande maison, j'attends l'apparition d'un chien dans l'équation pour partir en courant.
Je voudrais y croire, plus que tout. Mais j'ai été berné trop de fois.
Et Dieu sait combien ça a été difficile de se relever après ça.
— Tu ne bosses pas aujourd'hui ? demandé-je à Luna.
Nos conversations continuent de se limiter à des échanges courtois, presque formels. Et même si mon cœur se serre à ce constat, c'est sûrement le mieux pour tous les deux. Je veux croire que le temps effacera les horreurs qu'on s'est crachées au visage pendant les fêtes. Je veux continuer d'espérer que la situation se débloquera dans un sens ou dans l'autre, qu'elle comprenne que je ne veux pas les voir à nouveau effondrées si Damian venait à repartir, ou que je sois en mesure d'adopter son point de vue de petite fille heureuse de retrouver son père.
Je ne peux pas m'accrocher à autre chose qu'à cet espoir en attendant.
— Non, je ne travaille plus le weekend. J'ai démissionné le mois dernier, avoue-t-elle.
Le silence qui nous entoure parle de lui-même, tout mouvement reste en suspens. Ma fourchette s'arrête à quelques centimètres de ma bouche, je ne sais pas comment prendre la nouvelle. Lui en vouloir de prendre ce risque ? Lui en vouloir de n'être qu'une enfant qui souhaite avoir une vie normale ?
— Et toi ? interroge-t-elle sans lever les yeux dans ma direction.
— Non.
Et tu le sais parfaitement bien.
Je plante mes couverts dans mon assiette à la recherche d'une diversion digne de ce nom. Je ne suis même pas en colère, je ne peux pas l'être. Si elle l'a fait, c'est que la situation le permettait. C'est que son père lui a donné la possibilité de le faire. Qu'en sera-t-il s'il repartait ?
— Je n'y arrivais plus, confie-t-elle honteuse, c'était trop difficile pour moi, Hugo. Le rythme était insoutenable, je ne pouvais plus tout affronter. Dès que les choses ont été plus sûres pour nous, j'ai arrêté de me tuer à la tâche. Depuis, je peux même profiter de mes amis et passer du temps avec eux... Tout ça me manquait trop.
Je secoue la tête, incapable de répondre. Je la comprends. Je la comprends tellement que durant une seconde j'envie ce privilège. Vivre sa vie comme n'importe quelle lycéenne a toujours été ce que je lui souhaitais. Ce que je me promettais d'atteindre.
Combien de fois ai-je merdé cette année auprès de ceux que j'aime à cause de la fatigue, de choix stupides et de manque de temps ? Combien de fois ai-je déçu les jumelles en privilégiant mes sentiments pour l'une en dépit de mon amitié pour l'autre faute de pouvoir les voir toutes les deux ? Luna a une chance inouïe de s'être arrachée à cette réalité.
— Dis-nous le fond de ta pensée, intervient Damian, je suis certain que c'est intéressant.
Je le fusille du regard, pour qui se prend-il ? J'inspire un grand coup pour me laisser le temps de retourner chaque mot dans mon esprit avant de les prononcer.
— Je crois que c'est une connerie de partir du principe que tu vas rester ici pour les entretenir alors qu'on sait tous ici que tu peux repartir n'importe quand. Mais je ne peux pas lui en vouloir de vivre sa vie.
Il laisse échapper un petit rire, le même qui a mis le feu aux poudres en décembre. Nous marchons déjà sur des œufs, tout le foyer semble retenir son souffle.
— Est-ce que c'est ce que tu crois ou ce que tu aimerais ? Tu ne m'as jamais laissé la moindre chance.
— Un père n'a pas besoin qu'on lui donne une chance, tu n'avais qu'à assumer tes responsabilités au lieu de les fuir comme un lâche. Et non, te voir quitter cette maison n'est pas ce que j'espère. J'aurais simplement voulu que tu n'en partes jamais.
— C'est facile de juger quand on n'est pas directement concerné, grogne-t-il.
— C'est facile de revenir comme un héros lorsqu'on n'a rien accompli du tout.
— Vous n'allez pas recommencer, soupire ma mère. Arrêtez de constamment vous disputer, ça ne mène à rien. Pourquoi ne pas essayer de vous entendre ? Ou simplement vous tolérer, comme vous le faites depuis plusieurs semaines ?
— Enfin, Nora, tu sais bien que c'est impossible avec ce gamin ! Regarde-le, il n'en a rien à faire du tout !
— Ne sois pas si dur, reprend-elle d'une voix tremblante, il fait beaucoup d'efforts. Sa colère est légitime, il fait de son mieux.
Les yeux de mon géniteur semblent sortir de leurs orbites, tout comme les miens. Jamais ma mère n'a osé répondre, encore moins devant toute la famille. Un sourire timide naît sur mes lèvres face à cette prise de parole.
— Alors tu es de son côté maintenant ? En voilà une bonne, et toi, tu ne dis plus rien ?
Luna se recroqueville sur elle-même. La position dans laquelle son père la met est plus que délicate, comme si elle avait le pouvoir de trancher !
— Je... je crois que vous êtes tous les deux énervés et que vous devriez mettre les choses à plat pour de bon, murmure-t-elle. Mais je ne veux pas qu'Hugo reparte à nouveau.
Le voilà, le premier pas tant espéré.
— Moi non plus, renchérit ma mère, hors de question de revivre ces derniers mois.
— Je ne l'ai jamais poussé à partir, c'était son choix et il semblait bien avoir réfléchi aux conséquences. Il n'a pas hésité une seule seconde à vous laisser tomber pour partir je ne sais où. Il s'est tout simplement délesté à la première occasion du poids que représente cette famille !
Mes mains se serrent entre elles pour contenir la rage qui accélère les battements de mon cœur. Respire, Hugo, et ne te mets pas à crier. Il n'en vaut pas la peine et les filles ne méritent pas de revivre ça.
— Ce n'est pas parce que je n'habitais plus ici que je ne les soutenais pas, commencé-je. Je suis venu les voir dès que j'en ai eu l'occasion, je voulais simplement nous laisser respirer. Oui, c'était un choix mûrement réfléchi et difficile à assumer. Mais il a permis à mes sœurs de profiter de ta présence sans être préoccupées par la prochaine dispute qui menacerait d'éclater pendant le repas. Tu vois, j'ai assez de respect envers elles pour comprendre qu'elles ont besoin d'un père, aussi médiocre soit-il. Je n'ai pas quitté la maison pour fuir mes responsabilités comme tu le fais si bien, mais pour permettre...
— Je te conseille vivement de la fermer si tu ne veux pas que je te foute dehors encore une fois, me coupe-t-il avec un calme qui me glace le sang.
— Ne lui parle pas comme ça, s'écrit ma mère. Après tout ce qu'il a fait pour...
— Mais bon sang, tu ne vois pas ce que tu as fait ? aboie-t-il immédiatement. Tu ne vois pas le gamin pourri gâté que tu as élevé ? S'il n'avait reçu rien que l'ombre d'une éducation, jamais il n'oserait répondre comme ça à son père ! Je pensais au moins pouvoir te faire confiance pour gérer tes gosses, mais même ça, tu en sembles incapable !
— Comment oses-tu ? J'ai fait de mon mieux et j'ai toujours essayé de leur apporter tout l'amour dont ils avaient besoin. Tu n'as pas la moindre idée de combien c'est difficile de combler ton absence, tu m'as laissée toute seule !
Les larmes qui débordent de ses yeux me poussent à agir, mais elle m'arrête d'un geste de la main. Alors je baisse la tête, prêt à encaisser la joute verbale qui va suivre. Lucia s'est réfugiée dans mes jambes, Luna serre notre benjamine dans ses bras la mine pâle... nous savons parfaitement que les choses vont empirer. Ces mots, notre mère les gardent en elle depuis des années sans avoir le courage ni l'opportunité de les partager. Même folle amoureuse, son cœur reste rempli d'amertume face aux choix de son époux.
— Je sais que je n'ai rien de la mère parfaite, poursuit-elle d'une voix assurée, mais j'ai tout fait pour le devenir. J'ai essayé, encore et encore et j'ai conscience que ça n'a jamais été suffisant. Moi aussi je les ai abandonnés et je le regrette chaque jour. Ils ont été livrés à eux-mêmes parce que nous n'étions que des gamins tout sauf prêts à devenir parents et que nous avons fait les mauvais choix. Mais au moins, j'ai le courage d'assumer mes erreurs pour ne plus les reproduire.
— C'est bien beau de dire ça, mais je n'entends aucune excuse dans ton discours pompeux. Tu crois que tu peux te rattraper après tout ce que tu leur as fait subir ? Après la drogue et la perte de ta licence ? Tu n'attires que la pitié et tu es en train de te ridiculiser.
— Je ne t'en dois aucune. Quant à eux, ça ne suffirait sûrement pas, rien de tout ce qu'ils ont vécu enfant n'est justifiable ou excusable. Ils méritent bien mieux que ça. Je n'ai pas été exemplaire, je ne leur ai jamais simplifié la tâche, mais moi au moins je n'ai pas renoncé à eux. C'est vrai, quand je n'ai plus su comment m'en sortir j'ai craqué et j'ai merdé en beauté. Mais je ne savais plus quoi faire, je ne savais plus comment aller de l'avant et...
— Tu vas encore me sortir l'argument de la dépression ? Vraiment, Nora ? Tu n'en as pas marre de tout mettre sur le dos de mensonges pour mieux dormir la nuit ? Quand c'est pour me convaincre de rester tu respires le bonheur et la joie de vivre, mais à la moindre difficulté tu veux me faire croire que tu broies du noir ? Ça ne prend plus avec moi.
— Mais arrête de penser que je fais semblant, arrête d'ignorer que...
— Et toi, cesse de me faire croire que c'est une maladie incurable ! Tu te planques derrière ce mot depuis des années, c'est trop facile ! Bon sang, tu sais ce qui a été ma plus grande erreur ? De t'avoir fait confiance ! J'aurais mieux fait d'appeler ces putains de services sociaux pour placer ces foutus gosses à mon départ, on aurait eu moins d'emmerdes !
Ses mots restent suspendus dans le temps quelques instants. Des horreurs qu'il aurait pu cracher, celles-ci sont sûrement les pires. Inavouables, ces paroles étaient la ligne rouge qu'il n'aurait jamais dû franchir, surtout en connaissance de cause. Les années de séparation qui ont suivi la naissance de Luna ont été les plus douloureuses de notre existence. Un long cauchemar traumatisant que nous ne souhaitons jamais revivre. Ce pour quoi nous nous battons depuis pour qu'aucun moment de ce genre ne se reproduise.
Les pleurs de ma mère s'intensifient, faisant écho à ceux de mes sœurs. Mon regard demeure brouillé, je n'ai même plus l'énergie de les laisser couler des pleurs.
— Sortez d'ici, nous ordonne ma mère des trémolos dans la voix. Laissez-nous entre adultes.
Luna est la première à se lever pour quitter la pièce en courant, Aria dans les bras. Je la suis de près et referme la porte derrière nous, le souffle court. Nous dévalons les escaliers sans un mot et prenons la direction du parc le plus proche d'un commun accord. Nul besoin de la parole pour revenir sur la catastrophe à laquelle on vient d'insister.
Alors que les plus jeunes sont déposées dans le bac à sable, Luna et moi nous asseyons respectivement sur une balançoire. Immobiles, on se dévisage en silence pendant quelques minutes. Elle est la première à craquer, laissant de nouveau les larmes rouler sur ses joues.
— Pas vraiment le genre de dimanche en famille que j'espérais... murmuré-je en esquissant de léger balancement d'avant en arrière avec mes pieds.
— On n'y arrivera pas, on ne sera jamais soudés.
Les tremblements dans sa voix pincent mon cœur, je n'ose pas la regarder. Mes chaussures remplies de sable semblent être une diversion beaucoup plus intéressante que la réalité. Il y a plusieurs mois que l'abcès est rompu entre ma sœur et moi, et pourtant notre relation reste froide. Dans l'esprit de chacun raisonne les insultes proférées à l'autre.
— Je crois qu'on doit se contenter de ce qu'on a et de ce qu'on a réussi à construire. C'est déjà énorme, vu d'où nous sommes partis, grommelé-je.
Elle confirme d'un signe de tête. Je tends ma main vers elle et frictionne gentiment son dos.
— Ne pleure pas, il ne mérite pas ça.
Pourtant, ses sanglots redoublent et elle enfouit son visage entre ses mains.
— J'ai envie d'y croire, je le veux tellement fort. Ce n'est pas juste, on ne mérite pas ça. Damian est là maintenant, tout aurait dû rentrer dans l'ordre.
— Il n'y a jamais eu d'ordre avec lui, Luna. Notre famille est rapiécée, faite de petits morceaux collés les uns aux autres pour ressembler à quelque chose de présentable aux yeux du monde. On ne peut pas d'un seul coup prétendre être le foyer idéal où tout est rose et joyeux.
— Je le sais bien, mais j'avais l'impression que cette fois c'était différent, qu'il essayait vraiment de changer et de faire des efforts.
Elle essuie timidement ses joues avant de se redresser sur la balançoire.
— C'était comment pendant mon absence ?
— Bizarre. Les choses allaient bien à la maison, mais je sentais qu'il y avait de la tension dans l'air. Maman semblait heureuse, mais elle s'enfermait parfois dans la salle de bain pendant plusieurs heures. Quand elle revenait, nous n'avions pas le droit d'en parler. Dès que papa partait, toute sa joie s'évaporait d'un seul coup. Même s'ils donnaient l'impression de s'aimer très fort, ce n'était pas rare de les entendre se prendre la tête.
— Ce n'est pas l'impression que maman donnait quand elle était avec lui. Elle semblait complètement suspendue à ses lèvres, je ne l'avais jamais vue comme ça. Elle s'efface dès qu'il prend la parole.
— C'était comme ça les premières semaines, comme si elle avait peur de dire ce qu'elle pensait et de le blesser.
— Sans rire, ironisé-je, il est tellement susceptible qu'on ne peut pas respirer le même air que lui sans lui donner l'impression de prendre sa place.
— Au début, ça allait. C'est fin janvier que les choses ont commencé à changer. Maman n'en pouvait plus de ne plus te voir, elle voulait que tu reviennes. Et pour ça, elle a essayé de convaincre papa de nous laisser un peu d'espace. Tu te doutes qu'il n'a pas du tout aimé ça. C'est à ce moment qu'il a commencé à parler de maison et d'emménagement définitif avec sérieux, mais ce ne sont que de belles promesses et on l'a vite compris. Tout ce qu'on voulait, c'était vous avoir tous les deux avec nous. Je ne veux pas qu'il reparte, je ne veux pas que tu t'éloignes non plus, mais c'est tellement difficile de trouver un juste milieu.
— Je ne crois pas que ce sera un jour possible, Luna. Je ne changerai jamais d'avis sur lui, tout comme il ne cessera plus de me voir comme un raté. Ça fait bien trop longtemps que les choses sont ainsi pour espérer qu'elles évoluent un jour. Sûrement pas après ce qu'il a dit aujourd'hui. Je ne ferai plus aucun effort pour ce connard.
— Je n'aurais jamais imaginé qu'il nous voyait ainsi. Qu'il... qu'il avait des regrets.
C'était prévisible, connaissant le personnage. Par le passé, j'avais déjà assisté à une scène similaire où il apportait l'espoir d'un retour définitif aux filles. Mes sœurs ne peuvent s'en souvenir, à cause du jeune âge ou de leur naïveté.
— Et moi, je n'avais pas envie d'y croire, rétorqué-je dans un murmure.
— Peu importe ce qu'il dira à maman, ça n'effacera pas ses mots. Elle ne lui pardonnera jamais d'avoir osé, même si je suis sûre que cette pensée lui a déjà traversé l'esprit aussi quand elle était plus jeune.
— Maman n'a jamais souhaité nous placer, elle s'est toujours battue pour nous éviter les services sociaux. Même si elle s'y prenait mal, il faut bien reconnaître qu'elle a le mérite d'avoir consacré le peu d'énergie qui lui restait là-dedans.
— Je fais encore des cauchemars des nuits qui ont suivi la naissance d'Aria... on aurait dit un fantôme. Rien ne pouvait la relever, elle était au fond du gouffre.
— Je ne crois pas qu'il faut lui en vouloir pour ça. Elle a été abandonnée, elle aussi. Même si tout ce qu'elle a fait n'est pas pardonnable, même si elle m'en a fait baver et que j'ai détesté avoir à lui hurler dessus, elle en avait besoin. Il lui fallait un électrochoc et le retour de Damian semble être suffisant pour le moment.
— Tu penses qu'il va repartir ? Et qu'elle va retomber dans tout ça après son départ ?
— Il en serait capable, son égo en a pris un coup, ironisé-je. Quant à maman...
Je ne parviens pas à terminer ma phrase. Je ne veux plus avoir à lui mentir, elle est assez grande pour voir la réalité et comprendre ses enjeux. Notre mère n'a jamais su gérer l'abandon que générait son mari, elle n'avait que sa colère comme unique refuge. Une émotion trop dangereuse pour les enfants en bas-âge et pour les responsabilités qui abattaient ses épaules et creusaient ses premières rides. Alors, elle la faisait taire. Que ce soit par des sorties interminables du soir au matin lorsque nous n'avions que dix ans, ou par des plaquettes de cachets blanchâtres ingurgités à la fin de notre adolescence, elle avait tout essayé. Perdre le contrôle semble être son refuge, sa solution depuis trop longtemps.
Elle a au moins le mérite de reconnaître ses erreurs à présent.
— Peu importe comment elle gèrera la situation, terminé-je. On sera là pour la soutenir.
Luna hoche la tête, et me sourit timidement. Je la suis des yeux jusqu'au bac à sable où elle rejoint nos sœurs. Aria patauge dans les grains humides détruisant d'un coup de main tout ce que son aînée construit.
Il faut trois bonnes heures à nos parents pour se manifester et nous inviter à rentrer. Pourtant, nous ignorons leurs appels et continuant à passer une journée entre nous, comme une famille. Entre deux sollicitations, je jette des coups d'œil curieux à mon téléphone. Les rares textos qu'elle m'a envoyés m'ont donné le sourire, alors je m'y attache fermement.
Attendre la nuit tombée s'avère être une torture, le besoin de tout lui raconter me ronge. Deux jours sont passés depuis notre baiser. Deux jours au cours desquels je n'ai pas pu penser suffisamment à elle. Un anniversaire intimiste et une Saint-Valentin timide n'ont pas suffi, aucun de nous deux n'a pu accorder du temps à l'autre.
Et si tu t'étais emporté ? Et si ça ne voulait rien dire ?
D'ardents souvenirs avaient tourné en boucle dans ma tête le lendemain, suivis d'intenses hésitations. Le timing était pourri, encore une fois. Pourtant, elle avait tout effacé le soir de mes 19 ans par un appel tardif : un échange porteur des mêmes doutes révélés d'une voix tremblante. On avait ri ensemble de notre pudeur respective et de l'invraisemblance de nos craintes en se promettant de se joindre le lendemain si nos chemins ne venaient pas à se croiser avant.
À présent, je meurs d'impatience de recevoir le prochain coup de fil et me précipite sur mon portable à la moindre sonnerie.
Mais aujourd'hui, tout restera silencieux, uniquement ponctué de quelques messages hâtifs. Ses entraînements s'éternisent le dimanche soir, surtout la veille d'une semaine de vacances. La prochaine échéance de son concours approche dangereusement, et il est facile de comprendre le stress que tout ça génère en elle. La tâche se complexifie d'après ses dires, au point qu'elle avoue à demi-mots avoir du mal à suivre la cadence. Cette ultime soirée est son dernier entraînement au studio avant l'épreuve de mercredi, précédée de deux jours de repos imposés par sa professeure.
Désireux de ne pas la distraire pendant ce moment décisif, je coupe l'écran après un rapide encouragement. Le retour au quotidien ne me plaît pas vraiment, tout comme l'ambiance qui règne depuis notre retour à l'appartement. Les lumières sont éteintes et les cris ont cessé. Ils ont été étouffés par la porte de la chambre conjugale où Damian est enfermé. Pendant tout le repas, ma mère a fait bonne figure, me glissant pendant la vaisselle qu'ils avaient mis les choses à plat, qu'ils étaient prêts à repartir sur de nouvelles bases. Selon ses dires, il se serait excusé et même mis à pleurer face aux accusations de ma mère. Il aurait compris ce que ses actes ont provoqué, et a préféré s'éloigner par honte vis-à-vis de nous.
J'admire le courage qu'elle a eu d'enfin lui dire ce qu'elle avait sur le cœur, mais reste dubitatif quant à la réaction de mon géniteur. Ses actes n'ont pas de sens, il ne s'est jamais étouffé avec sa fierté mal placée depuis que je le connais... alors une remise en question ? Impossible.
Des soupçons confirmés au lever du jour, lorsque mes yeux se posent sur ma mère attablée si tôt les mains pressées autour d'une tasse fumante de café. Le regard brillant et la mine pâle, ses lèvres s'entrouvrent.
Mais je n'ai pas besoin de mots. Je sais.
— Quel connard, putain.
Elle hoche la tête, avant de déposer son menton entre ses mains, les coudes sur la table. Je contourne le meuble pour venir à ses côtés et déposer ma paume sur ses épaules.
— Il n'a même pas laissé de mot. Ses affaires ont simplement disparu de la maison, comme s'il n'avait jamais existé. Je le déteste, souffle-t-elle en étouffant un sanglot.
Elle paraît si frêle, si fragile ainsi recroquevillée sur elle-même. Je l'entoure de mes bras comme s'il s'agissait d'un vieux réflexe endormi depuis longtemps. Sa déception est légitime, elle s'accrochait à l'espoir de voir son mari rester. Elle s'accrochait à l'espoir de voir notre famille unie pour la première fois. Ces deux mois n'ont été que de la poudre aux yeux, une mince promesse face à toutes les souffrances qu'elle a subies.
— Les filles vont avoir besoin de toi, maman. Et moi aussi.
Ses doigts se nouent aux miens.
— Je suis désolée, murmure-t-elle tout bas.
— Moi aussi.
J'embrasse sa tempe pour la réconforter avant de m'écarter un peu pour la regarder. Toute trace de larmes est absente de son visage, seules les longues inspirations qu'elle prend peuvent trahir sa peine.
— Ça va aller, assure-t-elle.
Je confirme d'un signe de tête, incapable de la priver de cet optimisme naissant. Un mince sourire se dessine sur ses lèvres, symbole d'espoir.
— Comment on va pouvoir leur annoncer ça ?
— Je vais m'en charger. Je suis sûre que Luna s'en doutera en se levant. Pour Lucia, il suffira de lui expliquer qu'il est reparti en mission quelque part, elle ne posera pas de questions.
Encore des mensonges.
Ma vue se brouille en un instant. Non, je ne pleurerai pas pour lui. Mon cœur se serre pour mes sœurs qui de nouveau vont revivre une déception supplémentaire, encore entourées de belles promesses.
— J'ai besoin de prendre l'air, articulé-je difficilement. Appelle-moi si jamais tu as besoin d'aide.
Je ne veux pas assister à ça.
Mes pieds me guident vers la sortie et avant même de m'en rendre compte, je termine les fesses sur la dernière marche d'escalier de notre immeuble. La main tremblante, j'extirpe mon portable pour trouver son nom dans la liste d'appel. Deux sonneries me séparent de sa voix, les larmes roulent sur mes joues pendant cette attente interminable. Elle ne peut pas être debout, pas si tôt.
— Allô ?
J'écarte l'appareil de mon oreille pour être certain de ne pas m'être trompé de numéro.
— Hugo ?
Mes pleurs redoublent, à quoi je pensais en l'appelant ?
Bordel, arrête ça !
— Qu'est-ce qu'il se passe ? s'affole Madeleine. Où est-ce que tu es ?
— Mon père est parti. Il nous a encore laissés tomber.
Un long silence me répond. Insoutenable, pesant, il me ravage. Elle cherche ses mots au bout du fil, sachant pertinemment que rien ne pourra atténuer la douleur qu'il a causée.
— Comment vous en êtes arrivés là ? Vous vous êtes encore disputés ? Tu as passé la nuit chez toi au moins ?
L'inquiétude que je perçois dans sa voix me ferait presque chaud au cœur. Après notre baiser, nous avions passé l'après-midi ensemble à parler. À présent, elle savait tout de mes soucis familiaux.
— Oui, ne t'en fais pas. Il s'est enfui avec toutes ses affaires avant que tout le monde ne se lève, sans avertir personne.
— Quel lâche... Pourquoi il a fait ça ?
— Parce que ce n'est qu'un égoïste avec un égo surdimensionné.
Les larmes qui perlent au coin de mes yeux sont peut-être causées par la colère plus que par l'émotion finalement.
— Ne le pleure pas, il ne mérite pas autant d'attention, murmure-t-elle.
— Je ne pleure pas pour lui, répliqué-je sur la défensive en essuyant mes joues comme si elle pouvait me voir, je suis simplement triste pour mes sœurs. Je n'ai aucune idée de comment elles vont le prendre, j'aurais préféré ne jamais le savoir. Ma mère a au moins pris les devants, elle va s'en occuper aujourd'hui. C'est bien une grande première.
— Je comprends... Tu veux me rejoindre pour en parler ? Mes parents ne sont pas là et Maddy dort encore, on sera tranquille. Tu pourras tout me raconter.
Je ne suis pas sûr d'avoir envie de mettre des mots sur tout ça. Suite à mon silence, elle ajoute :
— Allez, passe la journée avec moi, Hugo. Si tu ne le fais pas pour toi, pense à la pauvre Madelinette morte de stress avant son concours qui a besoin de compagnie.
Elle m'arrache un sourire immédiatement. Elle sait déjà qu'elle a gagné sans même avoir besoin d'argumenter davantage.
— J'arrive.
Une dizaine de minutes plus tard, la porte s'ouvre avant même que ma main ne frappe contre le bois. Madeleine se tient devant moi, dans une robe froissée visiblement enfilée à la hâte et les cheveux encore détachés.
— Hey, excuse-moi je...
Elle ne me donne pas l'occasion de terminer ma phrase que déjà elle me serre dans ses bras.
— Je suis désolée que ton père soit à ce point un con, souffle-t-elle à mon oreille.
Le petit rire qu'elle me vole semble la rassurer, alors j'imite son étreinte et saisis sa main dans la mienne.
— Merci, je réponds en embrassant sa paume.
Ses sourires ont l'effet d'un puissant antalgique, à leur contact la douleur diminue. Sans un mot, elle m'entraîne dans la véranda où on s'installe côte à côte. Les heures défilent, comblées de discussions, d'aveux, de doigts entremêlés et de caresses timides. Je lui parle de mon père qu'elle insulte en silence, de ma mère et de sa nouvelle détermination, de mes sœurs et de leur déception. Madeleine écoute avec attention sans jamais prendre de risques dans ses réponses, sûrement de peur de dire quelque chose de mal.
Connaissant sa vision de la famille, critiquer mes parents ne doit pas être la première chose qui lui passe par la tête.
— Ici non plus, ce n'est pas la joie, avoue-t-elle finalement. Je ne sais pas ce qu'il se passe entre Maddy et ma mère, mais les disputes s'enchaînent. Ma sœur ne va pas bien, tout le monde le voit.
— Qu'est-ce qui lui arrive ?
— Je ne sais pas, poursuit-elle en se laissant tomber en arrière, la tête sur mes genoux. C'est pire que d'habitude. Maddy a toujours été en colère, maintenant elle semble juste exténuée. Et même si la communication n'est pas son fort, je ne l'ai jamais vue autant en désaccord avec Sarah.
— Elle m'a rapidement parlé des soucis qu'elle avait avec son psychologue et du ton qui montait avec votre mère. Tu vois un autre sujet possible ?
— Plein pourraient en être à l'origine. Il y a bien cette question de médecin qui revient souvent en ce moment, mais pas de quoi se montrer l'une contre l'autre, enfin je ne crois pas. Elle t'en a parlé en détail ?
— Rapidement seulement. Ça fait un moment que nous n'avons pas discuté.
— C'est ce que je te disais, elle se referme sur elle-même.
— Je croyais que ça se passait mieux entre vous deux en ce moment.
— C'est ce qu'il me semblait, mais avec elle difficile de savoir. Elle a fait plusieurs pas vers moi, c'est vrai, mais on n'est pas encore au stade des confidences.
J'enroule ses mèches autour de mon doigt en cherchant son regard. Sa jumelle a toujours été le centre de ses préoccupations, ses états d'âme ne lui ont jamais simplifié la tâche. Je tente de me souvenir de ma dernière conversation avec Maddy, en vain. Dans quel état était-elle quand je l'ai vue ? Avait-elle dit quelque chose de différent de d'habitude ?
— C'est juste que je m'inquiète constamment pour elle. Son silence va finir par me tuer si...
Un bruit sourd venant du salon l'interrompt. Elle se redresse précipitamment, les yeux agrandis par la surprise. En quelques enjambées seulement, Madeleine se rue dans la pièce à vivre où elle pousse un cri strident.
Je la rejoins en courant, la trouvant agenouillée à même le sol. Incapable d'entendre les hurlements qu'elle m'adresse, je suis trop sonné par ce que je vois.
Mon monde bascule dans le silence, mes yeux refusent de quitter le visage maculé de sang qu'elle tient entre ses mains.
Maddy.
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(Hahaha, j'adore cette fin !!)
Hey ! Comment allez-vous ?
Comme vous avez pu le remarquer, c'est bon, on arrête les chapitres tout mignons et on entre dans le vif du sujet... On a des choses à boucler avant la fin de cette partie, non mais !
Qu'avez-vous pensé de ce nouveau chapitre ?
Tout d'abord, on s'occupe du dossier "famille d'Hugo" et de son crétin de père... Vous aviez bien fait de vous méfier de lui jusqu'au bout ! Le bonheur de mes petits personnages est éphémère, après le doux chapitre de la semaine dernière il fallait bien revenir à la réalité... Quoi de mieux qu'une petit dispute familiale pour ça ?
Alors, détestez-vous définitivement le papa de nos espagnols ?
Il a clairement dépassé les bornes, et cette énième conversation a servi de remise en question et d'ouverture d'esprit pour d'autres !
Qu'avez-vous pensé des réactions de chacun ? Comment avez-vous trouvé la mère ?
Puis, Hugo se réfugie auprès de Madeleine... Est-ce le début de quelque chose de solide ? J'adore cette confiance qu'ils s'accordent et combien ils peuvent compter l'un sur l'autre. Madeleine est très compréhensive avec lui !
Bon... Puisqu'il faut en parler... Maddy revient rapidement le centre de l'attention. L'avez-vous vu venir ? Vous me détestez beaucoup ? (Moins que le père d'Hugo j'espère !)
C'est malheureusement quelque chose qui devait arriver. Les signes sont là depuis plusieurs chapitres... Préparez bien vos cœurs pour la semaine prochaine, je ne cesse de pleurer en relisant ce chapitre !
Merci pour vos lectures et vos avis. A mercredi prochain, des bisous, Lina.
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