Chapitre 34 | Mise à nu

« — Tu crois qu'on va y arriver ?

— On va tout faire pour, mais j'en suis certain. J'ai confiance en toi.

Je souris sans qu'il ne puisse me voir, encore nichée au creux de ses bras. Ses doigts caressent le bout de mes épaules dénudées, suivis de près par ses lèvres qui sillonnent mon cou. Je ferme les yeux, réceptive à ses gestes.

— On sera parfaits, comme toujours, murmure-t-il contre moi.

Je ris face à tant de confiance et me retourne pour lui faire face. Allongé à mes côtés, on se contemple en silence. Ma main remonte le long de son torse pour venir se loger dans un coin de son visage que je frôle avec douceur. Il l'embrasse, encore et encore. Il m'imite, dessinant de petits cercles gracieux sur le bout de mes seins.

Je plaque mes lèvres contre les siennes pour oublier le stress qui retourne mes entrailles à cet instant. La finale nous attend demain, l'excitation est à son comble. Je rêverai que le public me regarde comme il le fait. Il n'y a que dans ses yeux que je me perçois si belle. Il répond à mon baiser avec ardeur, me donnant le signal recherché.

Je l'enjambe, à présent à califourchon sur ses cuisses.

Le visage de Valentin s'éclaire en un instant, ses traits exprimant impatience et envie à la fois. Son bras entoure ma taille, sa bouche dévore ma peau. Je brûle, déjà essoufflée. À peine impressionnée par son sexe gonflé de plaisir, je me colle davantage à lui.

— Tu es magnifique, Madeleine, souffle-t-il à mon oreille.

Sa course se poursuit le long de ma mâchoire, ma tête bascule en arrière. Face à ses attaques, je ne suis plus rien. »

Mon repas de la veille termine dans les toilettes sans le moindre effort. Tremblante, je me laisse glisser contre le mur adjacent, insensible au froid du carrelage. J'essuie rageusement les larmes qui mouillent mes joues, gardant le visage enfoui entre mes paumes.

Reprends-toi, Madeleine. Ce n'était qu'un souvenir.

Le plus beau que tu aies en ta possession.

Un nouveau haut-le-cœur me coupe le souffle, je ne vais plus tenir très longtemps.

Chasse-le de tes pensées, fais-le disparaître.

Souviens-toi de la douceur de ses lèvres, des merveilles qu'il faisait du bout des doigts et de l'effet qu'il avait sur toi.

Je vomis à nouveau. Bordel, il faut que tout ça cesse. Mes yeux se ferment, j'inspire. Je n'ai plus rien à rendre de toute façon.

« Ça va aller. »

La voix de ma sœur résonne dans ma tête, je m'y accroche. Elle répète ces mots en boucle jusqu'à me les faire accepter.

« Tu n'y es pour rien. »

Elle a raison, je dois la croire. Ses bras m'encerclent, ce sont eux que je veux retenir. Ses doigts caressent timidement mes cheveux. Elle m'a serrée contre elle.

Mes yeux se remplissent de larmes, j'esquisse un sourire, le cœur en vrac. Pourquoi n'ai-je pas le pouvoir de remplacer certains souvenirs par d'autres plus agréables ?

C'est toute ta vie que tu supprimerais dans ce cas.

Tremblante, je m'agrippe au lavabo pour me redresser sur mes jambes. Après m'être rincé plusieurs fois la bouche, je traîne les pieds jusqu'à ma chambre. Dans le couloir, une lumière blanche se faufile entre les lattes du parquet. Hésitante, je passe ma tête par l'encadrement, demandant silencieusement l'autorisation d'entrer.

Maddy sursaute à ma vue. Crispées, ses épaules finissent par s'affaisser après quelques minutes.

— Je peux entrer ?

Elle fronce les sourcils. Question bête, je connais ses règles. Sa chambre, son refuge. Pas de Madeleine dans un lieu sacré comme celui-ci, qui sait les mauvaises ondes que je pourrais y déposer.

— Laisse tomber, c'était con.

Tu espères que les choses changent après un simple câlin ?

Ce n'était que de la peine, Madeleine, la seule lueur de compassion dont Maddy était capable parce que tu étais au fond du gouffre.

Tu fais tellement pitié, Madeleine.

Tellement que même un cœur de glace pourrait fondre en te voyant.

Je tourne les talons, mais un tapotement régulier m'interrompt. Ma sœur fait aller sa main sur le rebord de la fenêtre, indiquant la place à côté d'elle.

Mes yeux me font-ils défaut ?

Je hausse les sourcils, pas certaine de comprendre le mirage qui est en train de se produire.

— Allez, ne sois pas idiote, grogne-t-elle.

Je franchis le seuil et accepte de la rejoindre. Une fois assise à côté d'elle, je bouge mes jambes dans le vide, appréciant le froid nocturne qui les enveloppe.

Maddy se contente d'allumer une énième cigarette et s'applique à souffler la fumée dans les airs, concentrée sur je ne sais quelle étoile au-dessus de nos tête. Je ne peux détourner le regard de sa silhouette, de son visage. Toute petite, les épaules voûtées et les mains nerveusement entortillées, j'admire sa prestance.

— Qu'est-ce que tu fais debout ?

— Et toi ? murmuré-je immédiatement.

Elle esquisse un léger sourire, avant de prendre une nouvelle bouffée de son poison préféré.

— On ne rate pas la clope de 4h du mat. Jamais.

Parfois, elle reste bizarre.

Sans un mot de plus, elle me tend la cigarette. Je n'hésite qu'une demi-seconde avant de la glisser entre mes lèvres, désireuse de comprendre les miracles que la nicotine produit pour la rendre aussi accro.

— Immonde, bafouillé-je dans une quinte de toux.

Maddy se met à rire. Je ne relève pas et me contente de regarder sa chambre du coin de l'œil. Ce n'était pas un simple réveil au milieu d'une bonne nuit de sommeil à en croire la pile de papiers qui trône sur son lit. Elle ne dormait pas et n'a apparemment pas l'intention de se recoucher. Des carnets de notes et quelques journaux sont éparpillés au sol, signe d'une activité en cours.

— Qu'est-ce que tu faisais ?

Maintenant que j'ai réussi à l'approcher, autant essayer de comprendre.

— Je suis à la recherche de maman.

Mon cœur se fige dans ma poitrine, je la regarde en écarquillant les yeux. En quelques secondes, mon pouls s'affole et bat dans mes tempes, je ne parviens plus à trouver l'air nécessaire pour retrouver mon souffle.

— Pardon ? murmuré-je en la détaillant avec dégoût.

— Je veux savoir ce qu'elle est devenue, et comme personne ne veut rien me dire, je m'en occupe moi-même.

— Tu... tu ne peux pas, tu n'as pas le droit de faire ça. C'est... c'est interdit par la loi, tu... Maddy, elle est dangereuse.

Elle rit à nouveau, un son glaçant qui me fait violemment frissonner.

— Tu crois que je ne le sais pas ? C'était moi sous cette bouilloire, Madeleine.

Mon sang ne fait qu'un tour. Qu'est-elle en train de sous-entendre ?

Elle n'était pas là, elle ne saura jamais.

Tu sais que l'histoire qu'elle a en tête n'est pas la même que la tienne.

Tu ne peux pas lui en vouloir pour ça.

Tu oses te faire passer pour la victime de l'histoire, c'est ce que toi tu sous-entends ? Comment oses-tu ? Pour qui te prends-tu ?

Tu aurais mieux fait de mourir ce jour-là.

— Tu n'es pas la seule concernée, articulé-je la gorge serrée.

— Tout comme toi. On est deux dans cette histoire alors mon avis doit être pris en compte également. On m'a assez prise pour une gamine ces dernières années, on m'a assez imposé des décisions insensées qui me pèsent chaque jour.

— C'était pour nous protéger, il fallait bien que quelqu'un prenne les choses en main ! Tu ne peux pas tout détruire, pas maintenant que...

— Je ne te disais pas ça pour te demander ton avis, me coupe-t-elle. Je suis libre de faire ce que je souhaite, comme une grande. Je voulais simplement être honnête avec toi.

— C'est vrai que l'honnêteté est ton deuxième prénom. Toi, tu ne mens pas, sur aucun sujet !

— Jamais à ce propos, murmure-t-elle blessée. Je n'oserai pas.

Je secoue la tête, agacée. Sa détermination me dépasse, pourquoi ne veut-elle pas comprendre ? Où trouve-t-elle cette force pour passer au-delà de tout ce que nous avons vécu avec ces monstres ? Comment peut-elle...

Elle n'aura jamais ton point de vue, ne lui en veut pas pour ça.

Elle ne connaît pas toute la vérité, Madeleine.

Ne deviens pas tout ce que tu détestes.

C'est sa mère, elle au moins a le sens de la famille. Elle lui reste fidèle, pas comme toi. Tu te construis une vie parfaite avec des inconnus qui ne seront jamais tes vrais parents, peu importe les conneries dites par n'importe quel juge d'instruction.

— C'était évident de toute façon, soupiré-je en me levant pour rejoindre ma chambre. Tu ne m'aurais jamais permis de t'approcher si tu n'avais pas une petite idée derrière la tête. Tout est toujours motivé et réfléchi avec toi.

Je claque la porte sans attendre la moindre réponse, dépassée par tant d'égoïsme.

Profondément irrité par mon éternelle naïveté.

Le sang qui gît au fond de la vasque ne me fait plus aucun effet. Je me contente de le fixer l'air de rien, complètement absente. Après quelques secondes de léthargie, mes doigts frottent activement les poils de ma brosse à dent pour faire disparaître les nuances de rouge qui les colorent. Timidement, je me rapproche du miroir et inspecte l'intérieur de ma lèvre.

La peau lacérée m'étonne à peine, c'était à prévoir. Parfois, il m'arrive de fixer le vide plusieurs minutes sans m'en rendre compte, immobile et incapable de détourner le regard ou de cligner des yeux. Ma mère appelle ça des moments d'absence, pour moi, il s'agit plutôt d'un aller simple jusqu'à mes pensées. Alors, mes gestes deviennent mécaniques, comme inconscients et anesthésiés. Ces épisodes s'enchaînent ces derniers jours et j'en pâtis.

Je veux oublier le goût de sa bouche contre la mienne.

Perdre à jamais le poids de sa langue qui s'enfonce dans ma gorge.

Tu ne cherches qu'à prolonger le plaisir.

Retrouver ces sensations uniques et délicieuses.

— Ce n'est pas vrai, articulé-je en baissant la tête.

Le flux disparaîtra dans quelques instants, je connais cette danse par cœur.

Je n'ai jamais cessé de me mordre.

Valentin me revient en tête tel un cauchemar persistant, j'en frissonne. Je ne sais plus comment réagir, comment différencier l'avant de l'après. Tous ces mois partagés à ses côtés dans un bonheur constant qui ont terminé pervertis par ses actes... confrontés à tant de violence. Son emprise sur moi est palpable, ma haine envers lui est sans pareille.

Pourtant, je peine à réagir.

Il me dégoûte, je ne peux plus bouger.

Il n'en reste pas moins fascinant.

L'objet de tous tes désirs, de tes attentes.

Je secoue une nouvelle fois la tête, pressant mes mèches entre mes doigts. Elle n'a de cesse de me rappeler à l'ordre, de modifier mes souvenirs, d'interpréter mes sentiments pour les modeler selon son bon vouloir.

Valentin me dégoûte, me paralyse, m'effraie.

Symptôme classique du béguin d'adolescent, Madeleine.

Tu refuses de voir la vérité, tu te voiles la face.

Il ne te répugne pas, tu appréhendes son refus.

Il ne te paralyse pas, il te fascine au point de te faire perdre pied.

Tu n'as pas peur, tu es excitée.

Il me donne envie de vomir, ce n'est pas de l'amour, Madeleine.

Tu n'as pas à subir ce genre de choses, ce n'est pas normal.

Mais je n'ai aucune marge de manœuvre, il me tient. Je ne peux rien faire pour résister, tout me retombera dessus.

Tu ne peux pas lui faire ça.

Ça s'appelle des menaces, Madeleine. Il te fait du chantage.

Ses messages me reviennent en mémoire, tout comme les images de cette dernière nuit.

Trop belle, trop forte, trop passionnée.

Ressentir ce genre de choses a toujours relevé du péché.

Tu récoltes ce que tu as semé.

Tout est de ta faute.

Je me fais taire. Je ne suis pas prête à m'engager là-dedans. Ni maintenant ni peut-être jamais. En fermant les yeux, je visualise le sujet enfermé dans un coffre dont je boucle la serrure à double tour avant de jeter la clé. Nouvelle technique de mon psy, au point où j'en suis tout est bon à prendre.

Ce retour à la tranquillité passager me permet de me concentrer sur ma tâche : ressembler à quelqu'un qui n'a pas passé trois nuits de suite en compagnie de sa bonne amie l'insomnie. Pour un tel résultat, je m'applique à maquiller chaque partie terne de mon teint, estompe mes cernes d'une main de maître, allonge mon regard à l'aide d'un léger coup de crayon et rosie mes lèvres d'une fine trace de gloss. Un masque discret, mais présent, tout juste de quoi me rassurer.

Je prends le temps de réajuster ma jupe longue, et de tirer sur les manches de ma veste pour bien me couvrir. Malgré l'arrivée des douces températures, la météo n'est pas clémente avec nous. Tout comme les souvenirs ne le sont pas avec mon esprit. Mes mains s'affairent à réajuster les pans de mon vêtement, avant de le boutonner pour masquer ce haut plongeant que je n'ai pas porté depuis une éternité.

Je recule et m'observe, convaincue par ce que je vois. J'espère qu'il le sera aussi. C'est maintenant ou jamais, tu le sais. Je dois prendre les devants ou l'impatience me tuera avant. Envoyer des signes clairs, c'est bien ce qu'il disait ? Tout est question de moment, et je crois avoir trouvé le mien.

Manque plus que le courage pour ça, trouillarde.

Un mince sourire étire mes lèvres en pensant à ce qui m'attend. La lettre d'Hugo était concise mais pleine de promesses. Mon imagination cherche depuis plusieurs jours à identifier la nature de notre prochain rendez-vous, et ce qu'on y fera. La dernière fois au studio de danse m'a fourni les signes qu'il me manquait pour me lancer. Ses yeux ne peuvent pas le trahir, ni la tendresse de ses gestes.

Il ne peut pas y avoir que de l'amitié dans tout cela.

Je ne veux pas croire qu'il ne s'agisse que de ça.

Mon cœur fait une embardée rien que d'y penser. Ce sont des sujets que je refuse d'aborder, de peur de me planter sur toute la ligne. Si le nouvel an m'avait définitivement ouvert les yeux, notre moment en tête à tête à l'académie a fait taire tout soupçon possible.

C'est réciproque, bordel.

J'avais joué toutes mes cartes, timidement puis avec plus d'assurance. Ma passion est de loin ma plus grande arme, l'utiliser contre lui s'est avéré plein de surprises. C'est donc ça, qu'on appelle séduction ?

Je souris, en proie à une audace nouvelle. Ou plutôt, de nouveau habitée par une assurance que j'ai fait taire il y a plusieurs mois de ça, la pensant interdite. J'espère qu'elle me portera chance cet après-midi, et qu'elle saura guider mes pas.

[Prête, miss ? Je suis devant.]

Un dernier regard vers le miroir, une grande inspiration et me voilà lancée dans l'escalier pour le rejoindre. Sa bonne humeur m'accueille, j'avance avec confiance jusqu'à sa voiture et grimpe sans un mot de plus.

— J'ai bien cru que tu allais oser me faire attendre, lâche-t-il en allumant le contact.

Je hausse un sourcil, surprise par cette entrée en matière.

— Ne me tente pas, tu ne sais pas ce qui pourrait arriver la prochaine fois.

Son regard se pose rapidement sur moi, et je n'ai pas besoin de baisser les yeux pour lire son bonheur sur le coin de ses lèvres. Hugo a ce qu'il voulait : la confirmation qu'il y a aura bien un nouveau rendez-vous. Ce poids envolé, je tourne la tête vers la route pour vérifier ma théorie sur notre destination.

En plein cœur du centre-ville, je suis étonnée de le voir se garer si rapidement. À quelques pas seulement de mon studio de danse, je me laisse guidée lorsque ses doigts se glissent entre les miens.

— Tu m'as montré ton univers et tu as su me convaincre qu'on pouvait faire passer des émotions sans le moindre costume ou artifice, simplement grâce à la performance en elle-même. Mais...Je n'ai pas dit mon dernier mot. Ça marche peut-être pour la danse, mais je ne pense pas que l'art puisse se passer de couleurs pour exprimer des émotions.

— Tu lâcheras pas l'affaire, n'est-ce pas ?

Il se met à rire en secouant la tête.

Parfait, moi non plus.

Je le suis jusqu'à l'entrée d'un bâtiment qui confirme mon intuition, nous allons dans le centre où il peint. À plusieurs reprises il m'avait parlé de cet endroit devenu un vrai havre de paix pour lui. Une maison des associations à l'abri des regards où il pouvait dessiner loin de son quotidien et surtout, sans débourser quoi que ce soit. Même s'il refuse de l'admettre, j'ai progressivement compris l'importance de cet argument dans ses sous-entendus.

— Viens, entre, m'apostrophe-t-il en me tenant la porte.

La pièce est immense et baignée de lumière. La première chose qui me saute aux yeux est ce groupe de gamins assis dans une partie salon, occupé à jouer de divers instruments de musique. Une fillette s'applique à pincer les cordes de sa guitare, produisant une mélodie harmonieuse et toute douce.

— C'est la maison des arts, me glisse Hugo à l'oreille. Je pense que ça va te plaire. Ici, aucune hiérarchie, aucun jugement. La seule règle est d'occuper les lieux pour une activité artistique.

— La danse ? demandé-je en haussant un sourcil.

— Parfois, mais ce n'est pas ce qui domine. Il y a des cours le mercredi après-midi. Ma petite sœur adore y aller avec son école.

— Du classique ?

— Oui ! Je te laisse imaginer le bonheur de Lucia quand elle enfile des chaussons. Elle prend très au sérieux le choix de la couleur de son tutu et n'arrête pas de me parler de son spectacle de fin d'année. J'aurais aimé connaître l'existence de cet endroit bien avant, elle est vraiment épanouie. Et ce n'est pas... quelque chose qu'on peut se permettre en temps normal, termine-t-il en baissant la tête.

Ma main se pose sur son bras, petit geste timide de réconfort. Je ne sais toujours pas comment réagir lorsqu'il évoque à demi-mot son manque de moyens. De plus en plus, il s'autorise à en parler, chose qui était improbable il y a des semaines en arrière. Alors je m'adapte progressivement à cette confiance mutuelle, pas encore rodée pour trouver des réponses cependant.

— Le concept est vraiment chouette, continué-je en avançant dans le couloir principal, jetant un coup d'œil indiscret dans une des salles voisines.

— C'est par-là, désigne-t-il d'un mouvement de tête.

On traverse un petit jardin pour rejoindre un bâtiment légèrement en retrait. Je devine à travers les vitres les contours de toiles et de feuilles cartonnées qui sèchent en attendant d'être vernies. Je souris en pénétrant dans cette nouvelle enceinte, et comprends en un instant pourquoi elle peut représenter un havre de paix pour Hugo.

Un silence paisible nous entoure, brisé par nos pas sur le parquet. Les effluves de gouaches me montent à la tête en un instant, comme un cocon familier. Sous mes yeux semblent défiler des esquisses pas encore œuvres d'art, colorées ou nuancées, entamées ou terminées. L'imagination de ces artistes en herbe habite les lieux et me couple le souffle. Ces pièces sembleraient presque avoir une âme.

L'atelier semble infini, prenant place çà et là dans les pièces. Alors qu'on devrait traditionnellement trouver une chambre à coucher ou une salle à manger, trônent à la place des établis couverts de matériels, des verres d'eau teintés, des toiles vierges sur leurs chevalets, des morceaux de fusain au milieu des pastels Faber-Castell... le tout en une explosion de créativité qui prend vie.

— Tout ça est vraiment mis à disposition de tout le monde ? demandé-je en avisant la porte qui ne semble même pas avoir de serrure.

— Plus ou moins, répond-il en glissant sa main dans mon dos pour m'inciter à monter à l'étage. La plupart du temps, ce sont des habitués qui occupent les lieux. J'y suis depuis début janvier, et je connais la plupart des jeunes présents. Ici, ce sont surtout les activités créatives, les arts plastiques en tout genre. Certaines salles sont réservées aux écoles pour les plus petits, d'autres pour des ateliers plus complexes réservés aux adultes. Mais... c'est tellement calme. Et sans aucun jugement sur ce que tu fais. Jamais.

Je grimpe les marches en hochant la tête, avant d'apercevoir de nouvelles pièces remplies de dessins du sol au plafond. Hugo m'indique celle tout au fond, et je devine au premier coup d'œil qu'il y passe le plus clair de son temps. Petite, légèrement à l'écart des autres, donnant sur la cour... cette intimité lui ressemble.

— J'essaye de venir plusieurs fois par semaine, même si ce n'est pas toujours évident.

Je m'approche, lui sur mes talons, et ouvre le carton à dessin sans attendre son autorisation. Je n'avais pu qu'observer brièvement ses coups de crayon, de simples œillades indiscrètes lancées par-dessus mon épaule qui ne m'avait jamais permis d'analyser en détail son style. Pour cause, j'en mourrais d'envie depuis des semaines.

Mes yeux s'agrandissent face à la première page, me poussant à me tourner vers lui les sourcils haussés.

— C'est...

Mais je reste muette, dans l'attente d'une explication. Gêné, son teint halé rosit légèrement sous mon regard. Il touche le dessin du bout des doigts, son corps presque collé contre mon dos.

Alors que ma respiration s'amenuise, je reporte mon attention sur ses traits pour en détailler chaque nuance. Il n'y a aucun doute à avoir, je suis la danseuse qui prend vie sur cette feuille de papier. Et toutes ces courbes... elles me subliment. Le résultat est bluffant, teinté d'une douceur infinie. Le profil de mon visage est parfaitement reconnaissable, contrairement à ma tenue qui est inventée. Le modèle virevolte dans une robe qui revêt des dizaines de couleurs. L'aquarelle se mélange à la perfection.

— Alors, murmure-t-il à mon oreille, tu penses toujours que dessiner en noir et blanc est la seule possibilité intéressante ?

Mon esprit ne se focalise que sur son souffle qui danse contre ma nuque.

Dieu merci, il ne peut pas voir de là où il se trouve la teinte que prennent mes joues à cet instant.

— C'est vraiment magnifique, j'admets dans un souffle. Mais ce n'est pas la réalité pour autant.

Il se décale pour m'apercevoir, m'approchant doucement du portrait. Ses yeux cherchent les miens, je tourne timidement la tête.

— Tu es pleine de couleurs, pleine de vie. Tu dois t'en rendre compte, elles sont toujours là, en toi, poursuit-il en posant sa main contre ma poitrine.

Je l'étais.

Les ombres au fond de toi ne sont peut-être pas visibles, mais elles existent, Madeleine. Tu ne peux pas berner les gens de la sorte.

Tu n'es que ta propre illusion.

Toutes ces nuances font aussi partie de moi, tu as tort. Si tu n'étais pas là pour les assombrir, elles continueraient de briller de mille feux.

— J'en ai conscience, je réponds la voix tremblante.

Il cale une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, son visage à quelques centimètres de ma joue. Si proche que je pourrais presque...

— Qu'est-ce que tu en penses ?

Mes yeux oscillent entre lui et son œuvre, je me mords la lèvre avant de répondre à voix basse.

— C'est moi, mais en même temps ça ne me ressemble pas.

— Pourquoi tu dis ça ?

Mon cœur palpite à l'entente de nos murmures. Chaque mot semble caresser ma peau un peu plus fort. Tellement proche... Il recule légèrement pour me laisser face à mon reflet coloré, mais ses doigts frôlent régulièrement mon poignet pour garder un contact physique.

— Enfin, regarde-le bien. Je n'ai pas cette expression, je ne renvoie pas tant de choses.

— C'est ce que tu crois.

— C'est seulement la façon dont toi, tu me vois, l'accusé-je toujours en chuchotant.

— Et de quelle façon te vois-tu ?

Comme un monstre.

— Pas... pas forcément aussi gracieuse. On dirait que je vole sur ton dessin. Sans parler de cette taille. Je ne suis pas aussi fine, sûrement pas aussi élégante.

Comment as-tu osé dire ça à voix haute ? Tu n'as pas honte ?

Son sourire charmeur disparaît immédiatement, remplacé par un froncement de sourcils soucieux et l'arrivée d'un petit pli qui barre son front.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que tu l'es. Quand bien même tu ne serais pas aussi mince, qu'est-ce que ça changerait ? Tu serais toujours aussi belle.

Ne l'écoute pas, tu sais qu'il te ment.

— Toutes ces couleurs embellissent la réalité, poursuis-je sans prêter attention à sa dernière phrase. C'est pour ça que je n'aime pas ça. Elles modifient notre perception de la vérité et nous bercent d'illusions d'optique.

— Il faut bien donner un peu de joie à ce monde... Quant à toi, dans ces teintes comme en noir et blanc, tu restes jolie. Ce n'est pas ça qui te définit.

Je voudrais tellement te croire. Du plus profond de mon âme.

— Prouve-le-moi, imploré-je du bout des lèvres sans le regarder. Montre-moi que j'ai tort. Dessine-moi telle que je suis maintenant, simplement au crayon.

Je ferme les yeux de peur qu'il refuse. Ses gestes se suspendent contre ma peau, j'attends son verdict. Avec une douceur infinie, il se colle contre moi, ses lèvres frôlant mon oreille à chaque syllabe.

— J'aurais préféré que tu puisses te voir à travers mes yeux... mais c'est d'accord. Laisse-moi utiliser du fusain.

J'acquiesce, le souffle court. La chaleur naissance au creux de mon ventre contraste avec le froid qui s'infiltre le long de mon échine lorsqu'il s'écarte pour prendre ce dont il a besoin. Je soupire.

Hugo avance un tabouret au centre de la pièce et m'intime à m'y assoir. Je m'exécute, ouvrant ma veste sans le quitter plus des yeux. J'épouse ses gestes du regard, suis l'hésitation de ses doigts lorsqu'il choisit son papier, admire la douceur de ses premiers tracés.

— Juste une esquisse ? demande-t-il sans lever la tête.

— Oui. Rien que la vérité.

Aucune réaction n'apparaît sur son visage face à ma tenue inhabituelle, composée d'un élégant bustier noir. Il se contente de sourire avant de poursuivre. Des coups d'œil réguliers rythment son activité, je m'applique à rester immobile.

— C'est la première fois que je fais ça, confie-t-il. Les portraits de modèles vivants.

— C'est une bonne première fois, non ?

Un ange passe.

— Oui.

Je peine à respirer normalement, désorientée d'être soudain le centre de son attention. Au sens propre, comme au sens figuré. Sa concentration est totale, envoûtante. Sa jambe est repliée, et le porte-bloc sur lequel il prend appui repose dessus. Il n'y a rien à dire, son aisance est frappante.

Tu crois être maligne avec ce genre d'idées à la con ?

Parce qu'un dessin est capable de te redonner confiance ?

Tu es un brouillon, ton corps n'est qu'une erreur.

— Tu sais quel est le problème avec mon apparence ? brisé-je le silence pour la faire taire.

Il secoue la tête.

— C'est qu'elle ne m'appartient pas. J'ai toujours été obligée de la partager. Deux parfaites jumelles, on croirait qu'on partage le même corps. Tu as idée de combien c'est difficile de se démarquer dans ce cas ? La vérité, c'est que c'est quasiment impossible. Nos parents nous habillaient de la même façon quand on était enfant, comment peut-on se construire une identité digne de ce nom ? Comment veux-tu qu'on me voit vraiment ?

— Je ne percevais pas les choses ainsi, admet-il. Vous êtes pourtant tellement différentes, vous avez parfaitement réussi à vous construire. L'une comme l'autre.

— Mais à quel prix ? Le problème quand il n'y a pas la moindre comparaison physique possible, c'est que tout repose sur le caractère. Alors quand les autres choisissaient Maddy, je savais que ce n'était qu'une question de mentalité, d'être. Et c'est terriblement blessant.

— Ce n'est pas parce que des choix se sont portés sur Maddy que tu n'es pas intéressante. Tu as ta propre valeur également. Voir qu'on vous compare perpétuellement c'est...

Sa phrase en suspens, son coup de crayon se fait un instant plus violent.

— C'est injuste, poursuit-il plus doucement. Mais je ne suis pas bien placé pour juger, je l'ai fait dès l'instant où j'ai compris que vous étiez deux.

Un sourire triste apparaît sur mes lèvres à l'entente de son intonation. La douleur qui s'y mêle me touche, bien que son aveu ne me surprenne pas.

— Tu n'as pas à avoir honte, tout le monde le fait. C'est dans la nature des choses, on ne pourra jamais changer le regard des autres sur les jumeaux. Tu as appris à nous connaître et à te faire ta propre idée sur chacune séparément.

Et il aurait mieux fait de te quitter des yeux pour se concentrer sur Maddy.

S'il avait un tant soit peu de jugeote, il verrait la misère que tu es.

— Notre propre mère a fait pris cette décision, poursuis-je. C'est moi qu'elle a éloigné de la maison, et Maddy qu'elle a gardé auprès d'elle...

La main d'Hugo se pose sur mon genou et resserre sa prise. Je hoche la tête, lui donnant silencieusement l'autorisation de reprendre son dessin en bricolant un sourire.

— Je suis désolé, murmure-t-il.

Mes doigts tracent les contours des siens pour éviter de dévoiler mon regard brillants de larmes. Quel genre d'homme s'excuse pour les fautes des autres ?

— Alors pour l'apparence, on finit par s'accrocher à de petits détails qui nous distinguent. La forme de certaines courbes, la longueur des cheveux, le poids et la largeur de la taille...

— Si tu te voyais ! Que tu sois la danseuse de tout à l'heure ou l'esquisse que j'ai sous les yeux, tu es toujours magnifique, Madeleine. Regarde-toi et...

— Je ne crois plus ce que je vois dans le miroir, soufflé-je.

— Alors fie-toi à tous ces dessins. Ils peuvent représenter la réalité, tu l'as dit toi-même. Accroche-toi à ce qu'ils renvoient, à celle qu'ils représentent.

Mes pupilles rencontrent les siennes et ne les quittent plus.

— Est-ce que... Est-ce que tu as déjà été ton propre modèle ? interroge-t-il face à mon silence.

— Pas vraiment, non.

Les silhouettes réalisées machinalement les nuits d'insomnie ne peuvent pas compter. Elles n'ont jamais eu de but artistique en tant que tel.

— Si tu dessines ce que tu vois, et le reproduis trait pour trait, tu verras que le modèle et son reflet sont parfaitement identiques, et que vous êtes l'un comme l'autre magnifique.

— Comme... un autoportrait ?

Il hoche la tête, et comble la distance qui nous sépare.

— Termine-le avec moi, Madeleine. Et je te promets que ce sera la plus belle collaboration qui soit.

Je saisis sans un mot le porte-bloc qu'il me tend. En un geste, il fait tourner l'assise du tabouret pour me placer face à l'établi. Hugo dépose son portable face à moi, et l'image de la caméra me renvoie. Il glisse entre mes doigts le morceau de fusain et entoure ma main de la sienne pour reprendre là où il en était. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine en découvrant la brutalité des traits déjà déposés sur le papier. Leur sincérité me frappe.

Progressivement, la pression qu'il exerce pour me guider décline, je m'applique à reproduire au mieux ce que j'aperçois.

— N'oublie rien, murmure-t-il alors que j'entame la reproduction de mon buste et mes épaules.

Ses gestes suivent les miens, ses ongles traçant sur mon corps les lignes que je dessine sur la feuille. Je retiens mon souffle, réceptive à ses caresses. Un frisson hérisse ma peau, il sourit. Il s'aventure jusqu'à la base de ma poitrine. Ses yeux me dévorent, semblent s'immiscer sur mes courbes d'une douceur inouïe. Remplis de curiosité. Débordant de désir.

— Si tout se déroule toujours ainsi... les portraits pourraient devenir ce que je préfère.

— Ne me tente pas.

Son souffle saccadé me fait sourire à mon tour.

— Quel genre artistique tu préfères, toi ?

Après une seconde de silence, il ajoute d'une voix incertaine.

— Les nus.

Je reste immobile quelques instants, le regard rivés sur notre œuvre. Je finis par me retourner sans lever les yeux, toujours assise. Il effleure une de mes mèches.

— Est-ce qu'une simple mise à nu pourrait te convenir pour le moment ?

Son index se glisse sous mon menton et le relève vers lui. Ses pupilles s'accrochent aux miens, je retiens mon souffle.

— Tu connais déjà la réponse.

Mes lèvres se pressent avec précipitation aux siennes. Sa main se plaque contre ma nuque alors qu'il répond à mon baiser avec plus d'ardeur. Je me redresse pour être à sa hauteur et l'embrasser de plus belle. Une infinie douceur pourtant si pressante me contrôle, mon cœur explose. Hugo me serre contre lui, je m'écarte sans pour autant être capable de le lâcher.

Les paupières closes, je savoure ce moment. En apnée, comme suspendue hors de la réalité, je réalise. Depuis combien de temps en avons-nous rêvé ? Mon nez frôle le sien, nos doigts se lient. Il prolonge cette intimité en parsemant mon visage de tendres baisers. Semblables à des caresses, chaque zone qu'il effleure s'embrase. C'est réel ? La chaleur au creux de mon ventre s'intensifie, je ris doucement.

— Le dessin n'est pas fini, halète-t-il contre ma peau.

J'ouvre enfin les yeux et rencontre son regard posé sur moi. Délicatement, je prends son visage en coupe et le parcours de mes doigts.

— S'il-te-plaît, ne le termine jamais.

Il rit aussi, puis acquiesce. Je me hisse sur les pointes pour l'embrasser à nouveau, et immortaliser à tout jamais ce moment dans ma mémoire pour qu'il devienne mon nouveau repère.

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Hey ! Comment allez-vous !

On se retrouve aujourd'hui pour un chapitre bien chargé... 

Avant toute chose, l'avez-vous aimé ?

Tout d'abord, un petit passage sur lequel je peux déjà aisément deviner votre avis... Comment avez-vous trouvé ce petit flash back en compagnie de Valentin ? Il était pourtant nécessaire (et très dur à écrire), vous comprendrez vite pourquoi, mais surtout pour démontrer que cette histoire fait partie de Madeleine, malheureusement. Chose qu'on voit à sa réaction...

Pendant sa lutte, elle croise le chemin de Maddy. Ce moment vous a-t-il surpris ? J'avais envie d'un peu de douceur, si on peut l'appeler ainsi ! Les moments entre les jumelles sont tellement rares... et deviennent difficiles à écrire ! Elles s'opposent sur le sujet de leur mère. 

Qu'en pensez-vous  de votre côté ? 

Puis... un moment que j'avais en tête depuis longtemps. Cette scène entre Hugo et Madeleine, qui parle d'elle-même. J'espère de tout cœur qu'elle vous a plu, malgré les éventuelles ships qui existent. Je trouve que ce moment leur correspond. l'art est leur façon de s'exprimer, alors pourquoi pas le faire à travers leur passion ? Comment avez-vous trouvé ce passage ? La petite discussion sur les couleurs comme fil conducteur est-il toujours à votre goût ? Madeleine vous a-t-elle surprise ? Et leur confession mutuelle sur leur apparence ?

En tout cas, j'ai pris un plaisir montre à vous partager tout ça. J'espère avoir su vous convaincre.

Merci pour vos lectures et retours, à la semaine prochaine, des bisous, Lina. 

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