Chapitre 33 | Baisser les bras
— Je te revois dans une semaine, Madyson, on est bien d'accord ?
Un simple haussement d'épaules de ma part lui répond. Si ça l'amuse, c'est au plaisir que je reviendrai faire office de plante verte au milieu de son bureau faussement vintage. Dans un regard noir, je passe devant ce médecin de pacotille qui se tient sur le pas de la porte. Il fait signe à Sarah de le rejoindre, me laissant les bras ballants dans le couloir pour l'attendre.
Je fais mine de ne rien entendre, m'adossant au mur en les observant derrière la barrière de mèches brunes qui masque mon regard. Ma tutrice fronce les sourcils à plusieurs reprises, soupirant à d'autres moments, avant de bloquer son regard sur ma silhouette. Nos yeux se croisent, je tourne la tête, déstabilisée.
Ne pouvant plus supporter de les voir directement comploter contre moi en me couvant de mots bienveillants et de fausses solutions miracles, je m'éloigne. Lorsque je sors de cet hôpital de malheur – bien qu'isolée dans une aile réservée à l'unité psychiatrique pour ces rendez-vous – je respire à plein poumon. Pourtant, la pression ne diminue pas, au contraire.
Une douleur aigüe au creux de ma poitrine me cloue sur place. À tâtons, je cherche la façade pour m'y appuyer. Ma seconde main pressée au-dessus de mon sein gauche, je ferme les yeux en grimaçant, incapable de prendre une inspiration sans souffrir le martyre. Cette sensation ne se généralise pas, elle semble résonner contre mes côtes, s'étirer jusqu'à mon dos, les larmes m'en montent aux yeux instantanément.
D'habitude, ce genre de choses n'arrive pas en public, et le tiraillement est plus faible. Là, il se déchaîne, me contrôle, me faisant pratiquement pleurer alors que ma résistance à la douleur est à l'accoutumée plus forte. Une bouffée de chaleur vient colorer mes joues, sans que je puisse comprendre ce qu'il est en train de se passer. Ne s'agissant ni d'un malaise, ni d'une crise d'angoisse, cette peur nouvelle de l'inconnue me bouleverse. Pourtant, il n'y a rien, il ne se passe rien. J'ai tenu tout le long de la séance, j'ai réussi à faire ce que je souhaitais. Il n'a pas pu m'arracher le moindre mot. Je suis en sécurité. Pour le moment.
— Maddy !
La voix de Sarah s'infiltre dans mon esprit, tourne encore et encore pendant un instant, puis disparaît aussi vite qu'arrivée.
— Tu ne te sens pas bien ? demande-t-elle une fois à ma hauteur.
Non, cet endroit me fout la gerbe.
Tu devrais le savoir...
— Si, bredouillé-je péniblement.
— Mon Dieu, tu es tout pâle ! Assieds-toi, ordonne-t-elle sèchement.
Mais je n'entends que la panique qui prend le contrôle.
— Puisque je te dis que je vais bien, je réponds avec aplomb. Je veux que tu me ramènes à la maison.
Elle se ressaisit en un battement de paupières, sûrement surprise par mon intonation. J'entends déjà sa pitié déborder de sa voix, je la vois arriver jusqu'à moi et refuse sa présence en coupant net la conversation. La fuite est ma meilleure alliée dans ses cas-là.
— Je m'inquiète pour toi, murmure-t-elle en me tenant par le bras de peur que je ne m'évanouisse.
Je m'écarte doucement, l'incitant à déguerpir le plus rapidement possible. Tout dans ce paysage est source de stress, comment peut-elle encore douter de ma réticence à m'y rendre ? Rien que le bruit des sirènes me tend à l'extrême.
— Maddy ? Ma chérie ? relance-t-elle une fois dans l'habitacle.
— Qu'est-ce que tu veux entendre ? Est-ce que tu te contenterais vraiment d'un « arrête de t'inquiéter, je vais bien ? », lâché-je acerbe et soudainement énervée par tant de naïveté.
— Non, je voudrais que tu me parles, que tu m'aides à comprendre, m'implore-t-elle en plongeant ses pupilles droit dans les miennes.
— Arrête de t'inquiéter. Je vais bien.
Elle ne bouge pas, ne me quitte pas des yeux, ni n'ajoute quoi que ce soit pendant de longues minutes. Je soutiens son regard en silence, voyant les premières larmes s'y loger. Puis, elle allume le contact sans rien ajouter.
— Tu n'as rien dit. Rien du tout.
Secret médical, tu parles.
— C'est ton ami qui te l'a dit ? Il ne connaît pas le but de sa profession ?
— C'est un collègue, Maddy. Nous avons travaillé ensemble lorsque j'occupais encore le poste de cheffe. Je ne l'ai jamais connu en dehors. Et c'est un excellent psychologue, il te suit depuis le début avec beaucoup de sérieux.
Et très peu de résultats.
— N'empêche, il te révèle ce qu'il se passe dans son bureau. Ne connaît-il pas le serment d'Hippocrate ? C'est bien avec que l'on fait vœu de silence, non ?
— Si tu ne dis rien, il ne pourra jamais abuser de ta confiance. N'essaye pas de jouer sur les mots, jeune fille.
Je croise les bras, massant discrètement ma poitrine pour faire passer les derniers stigmates de cette lourde pointe qui transperçait ma chair pour me priver d'oxygène.
— Pourquoi ne pas concevoir que le silence fait partie de ma thérapie ?
— Parce que c'est un mensonge. Je te connais plus que tu ne crois, Maddy. Tu es ma fille, et je sais comment tu réagis. Riley te faisait parler, et ça t'a beaucoup aidée.
— Riley ne me faisait pas parler. Je lui parlais spontanément parce que j'avais confiance en lui, parce qu'il était le seul à vraiment m'écouter.
— Tout le monde souhaite t'écouter, enfin ! C'est toi qui ne veux pas nous aider à comprendre !
Je la dévisage, découvrant ce qu'elle pense vraiment. Ses mains sont crispées contre le volant, et sa lèvre mordue avec fermeté. Elle est à bout, voilà la vérité. Elle ne supporte plus cette situation, elle ne supporte plus cette souffrance. Je le lis dans ses yeux, je le vois dans son cœur.
Et dans ces rares instants, je regrette de m'être ratée.
Mon mal-être contamine mes proches, c'est la ligne que je me suis toujours promis de ne pas franchir. Le poison enfermé dans mes veines ne devrait jamais submerger mon entourage, je devrais être capable de le garder captif, de le masquer par des sourires.
Mais j'ai perdu ce mécanisme depuis bien longtemps. Mes lèvres ne savent plus comment s'y prendre.
— J'ai déjà essayé, et rien n'a fonctionné. C'est usant de toujours vouloir aller mieux, poursuis-je. Parfois, certaines personnes sont condamnées à être malheureuses, et c'est ainsi. Je l'ai accepté.
— Ce n'est pas une fatalité, Maddy ! s'exclame-t-elle dans un gémissement. Je ne nierai jamais les horreurs que ta sœur et toi avaient vécues, je sais que toutes ces épreuves vous ont forgées à jamais. Mais tu ne peux pas condamner ton avenir simplement parce que la lutte est difficile. On ne te laissera pas abandonner.
J'ai déjà baissé les bras.
— Je n'ai plus envie d'en parler, déclaré-je sans plus de cérémonie, extirpant mon portable et mes écouteurs de mon sac.
J'appuie ma tête contre la paume de ma main et ferme les yeux pour me concentrer sur la mélodie qui commence. Je savoure cette succession de notes, qui arrivées dans mon esprit se transformeront en une ribambelle d'émotions foudroyantes.
Je profite de ces instants de tranquillité devenus rares. Sarah et son mari ne m'ont jamais imposé quoi que ce soit. Entre nous, les choses sont simples, notre relation repose sur une confiance mutuelle qui me laisse une grande liberté. Certes, il y a quelques mensonges de mon côté, mais jamais de quoi les inquiéter. Ma tutrice m'a toujours laissée en paix, a toujours compris mon silence et a su apprendre à le respecter avec les années. Je lui en suis infiniment reconnaissante.
Alors ces conversations, pendant lesquelles la regarder dans les yeux semble inévitable m'apparaissent comme une violation de ce traité imaginaire. Elle me l'a bien fait comprendre, je n'ai pas respecté ma part du marché. J'ai abusé de tout ça. Je vis mal le fait d'être le centre de son attention, je ne supporte plus son inquiétude qui alourdit mes pas.
Lorsque le véhicule s'immobilise dans la rue, je ne perds pas une seconde. Sarah n'a pas encore le temps de descendre, que je suis déjà engagée dans le hall de la maison. Jetant presque mes vans près de la porte d'entrée, je monte les marches trois par trois pour éviter toute confrontation subsidiaire.
M'échapper en courant n'arrangera pas les choses, mais aura au moins le mérite de m'accorder quelques précieuses secondes de répit amplement méritées. Comme lorsque nous étions petites, une fois loin de notre vraie famille, parler redevenait une épreuve à surmonter. Quand Madeleine avait perdu l'usage de la parole, et que mes mots nous servaient à toutes les deux, j'étais épuisée, vidée par tant d'interactions sociales. Ma psy de l'époque – qui heureusement m'avait suivie quelques années après la sortie de ce foyer, avant de prendre sa retraite – disait que cette période a sculpté mon comportement actuel. Que toutes ces confrontations et ces discussions ont eu raison de moi, et justifient amplement mon malaise en société.
Beaucoup pourrait appeler ça une phobie, mais ils se trompent. Ce n'est pas ainsi que se dessine cet étouffement grandissant chez moi. Simplement un besoin pressant de m'isoler pour souffler à l'abri des regards et en toute intimité, puisque le dialogue est devenu trop éprouvant à supporter.
Une régénération, en quelque sorte. C'est ainsi que je le vois à présent.
Après de longues minutes seule avec la musique, assise sur mon éternel rebord de fenêtre à fumer une cigarette de plus, je retrouve mon calme, et le peu d'énergie nécessaire pour supporter le reste de la journée. Mes yeux croisent la silhouette de ma sœur, traversant à grand pas le couloir pour rejoindre sa chambre.
Je me lève pour l'interpeler, avant même qu'elle ne franchisse la porte. C'est un beau sourire qui m'accueille, et il brûle mon cœur immédiatement. En un regard, elle ravage les maigres espoirs que j'avais quant à son état.
Elle est au fond du gouffre, ce n'est pas possible.
Je fronce les sourcils, déstabilisée par tous les signaux contradictoires qu'elle renvoie. Une esquisse trompeuse qui ne m'aura plus, elle masque sa détresse d'une joie illusoire. Plusieurs semaines ont beau s'être écoulées depuis l'incident dans les toilettes des filles, les stigmates de cette agression semblent toujours visibles, à peine cachées par la principale intéressée.
Depuis j'ai tout essayé pour la pousser à en parler, quitte à la mettre parfois dans des situations inconfortables devant nos tuteurs. Trop lâche pour prendre les devants, et pourtant suffisamment attentionnée pour la laisser faire à son rythme, je ne peux pas me taire. Je refuse de laisser passer ça, encore moins en la voyant s'entraîner avec son bourreau dès que nécessaire.
Madeleine est une énigme depuis des années, elle reste hermétique au monde extérieur depuis que j'ai perdu le droit de lire en elle en un regard. Cette connexion unique, ce lien hors du temps et du contrôle de nos proches qui nous permettait de tout savoir l'une sur l'autre est rompu depuis longtemps.
Il a été anéanti par un tonneau sur l'autoroute après l'ultime prestation d'un cygne bien trop noir pour coller au ballet visionné.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? semble-t-elle répéter pour la troisième fois, vu son agacement.
Elle n'est plus surprise lorsque je l'appelle.
— On est samedi et je... je voulais savoir comment ça avait été, tu sais, commencé-je en cherchant mes mots.
— Avec Valentin ?
Je hoche la tête timidement, alors qu'elle relève le menton.
— Il ne s'est rien passé de particulier, il avait travaillé, et moi aussi. Tout roule.
J'écarquille les yeux, la dévisageant brutalement. Quel genre d'armure arrive-t-elle à revêtir pour se convaincre que tout va bien ? Rien ne va dans cette relation toxique au possible, tout comme il n'y a rien de normal dans ce duo infernal. Elle se sert de lui pour sa réussite, tout comme il la considère comme le vulgaire objet de tous ses désirs. Rien qu'en mettant des mots sur cette histoire, mon palpitant se révolte.
— Il n'a rien fait, cette fois ?
Quitte à la mettre au pied du mur, autant ne plus tourner autour du pot.
Elle a un petit rire et s'empresse de répondre.
— Ce n'est arrivé qu'une fois, et c'était la dernière fois. J'ai eu un moment d'égarement, rien de plus. Jamais je ne l'aurais laissé faire si je n'avais pas été plongée dans l'extase de ma performance. J'étais ailleurs, et ça n'arrivera plus. Valentin est un crétin arrogant qui a des choses à prouver, mais je ne le laisserai plus faire. Tu as ma parole.
Je plisse les yeux, pourtant sceptique. Cette agression n'a en aucun cas remis les pendules à l'heure, j'aurais aimé qu'elle serve d'électrochoc à ma sœur pour qu'elle comprenne l'ampleur de la perversion que cet homme dégage. Mais rien, aucune prise de conscience à l'horizon. Seulement la belle impression que je ne peux pas comprendre ce qu'il se passe entre eux.
— Tu te souviens de Léo ? poursuit-elle en retirant les nombreuses épingles qui structurent son chignon. L'autre garçon de mon cours de classique. Il se trouve qu'il a appris la chorégraphie pour le spectacle de fin d'année, on la fera tous les quatre, lui, Lana, Valentin et moi. Eh bien, il m'a proposé qu'on travaille ensemble, il a compris les soucis que j'avais et la mauvaise entente avec mon partenaire. Grâce à lui, je peux travailler mes parties, et ajuster la précision des passages complexes qui nécessitent Valentin. Bon, certes, il n'est pas lui, et la petite étincelle qui fait la différence ne crépite plus. Mais ça fait l'affaire, et le plus gros du travail est fait loin de l'autre idiot. C'est une chance qu'il m'offre.
Je hoche la tête, voyant parfaitement de qui il s'agit. Madeleine et lui étaient tout le temps fourrés ensemble jusqu'au lycée. Toujours dans la même classe, ils s'entendent à merveille.
— Tu vois, je ne me laisse pas faire. Et je vais bien, termine-t-elle avec un clin d'œil.
Je me fige à ses mots. La voilà, la faille. La confirmation d'un beau mensonge, la preuve d'une énième trahison. Ce même « tout va bien » dénudé de sens sorti à Sarah quelques heures plus tôt. Cette même arnaque montée de toute pièce.
Je reste immobile un moment devant la porte close de sa chambre, cherchant encore les mots justes pour la faire réagir. Mais rien. Rien à part cette fine aiguille qui perce mon cœur, synonyme d'une inquiétude supplémentaire qui finira probablement par me tuer, réclamant l'indifférence passée, et le retour de ce masque froid qui me colle à la peau.
Je la connais par cœur, je sais comment elle fonctionne. Enfouir tout ça lui semblera la plus belle issue, la moins douloureuse. Ignorer, pour mieux avancer. Elle effacera tout cet épisode de sa mémoire, sans en tirer aucune leçon. Bien sûr, rien de tout cela n'est simple, ou agréable pour elle. Mais il est urgent qu'elle s'y confronte, qu'elle comprenne que le comportement de cette enflure de Valentin n'est pas normal. Laisser tout ça derrière elle n'est pas une solution, c'est fabriquer une bombe à retardement.
Madeleine a toujours agi ainsi. Elle oublie les horreurs pour construire de beaux souvenirs à la place, parfaitement illusoires. Elle n'a même plus conscience de ce qui est vrai et de ce qui ne l'est pas. Aujourd'hui, elle se comportera de la même façon que la veille, sans comprendre que les actes de son partenaire sont une intrusion interdite, une barrière qui ne devrait jamais être franchie. Pourtant, elle fera comme si de rien n'était, et cet idiot s'en sortira. Je rêverai de lui faire comprendre tout ça, de la pousser à porter plainte, ou au moins à faire face. Accepter que personne ne doit la traiter ainsi.
Je voudrais qu'elle me parle de ce qu'il s'est passé entre Valentin et elle. Je souhaiterais comprendre pourquoi l'été dernier est devenu sa malédiction.
Elle n'est plus la même depuis. Cet homme lui a volé une partie de son identité, peut-être même de son insouciance. Les scénarios cauchemardesques défilent inlassablement dans ma tête quand j'y repense.
Mais tout ça fait déjà partie du passé à ses yeux.
Je soupire en dévalant les escaliers. La main sur le cœur pour soulager le poids qui semble avoir pris place définitivement dans ma poitrine puis fais le tour du salon pour vérifier l'absence de tout tuteur vigilant. Rien, plus une voiture dans la rue.
Partir faire des courses est une très bonne idée, merci.
Discrètement, je profite de cette courte liberté pour me rendre dans le bureau de ma mère. Immense, couvert de paperasses du sol au plafond, la tâche ne sera peut-être pas si simple que ce qu'il n'y paraît. Après un rapide coup d'œil, je commence à ouvrir les tiroirs les plus accessibles, tournant et retournant les piles de dossiers directement à ma disposition.
En début d'année, j'avais eu des archives du lycée les premières informations concernant le secret que ma famille ne cesse d'enfouir. Des éléments de ma vie d'avant, de mon enfance. Si ces détails sont volontairement passés sous silence par mes tuteurs, il n'en est pas moins que les questions que je me pose restent bien ancrées dans mon esprit. Aucun sourire bienveillant d'une « nouvelle maman » ne pourra m'enlever ces interrogations et remises en question. J'ai simplement décidé que ma majorité était encore trop loin pour laisser les services sociaux faire leur travail.
D'autant qu'il s'agit d'une procédure d'éloignement. Et non d'un simple tutorat.
Mes doutes sont légitimes, et je ne supporte plus ce regard de chien battu qu'on me jette lorsque j'aborde le sujet. Si j'ai été jugée assez mature par l'univers pour qu'il m'impose tous ses plus horribles drames, je le suis aussi pour affronter la réalité. Pour connaître la vérité.
Aujourd'hui, je n'ai plus aucune trace de ma mère biologique. Malgré tout ce que disent les adultes responsables de nous, je ne peux croire cette version. J'ai besoin de comprendre. Ma mère ne m'aurait jamais fait le moindre mal, du moins, pas de son plein gré. Et si ce geste n'était en réalité qu'une tentative désespérée de faire comprendre qu'elle allait mal ? Qu'elle n'arrivait plus à sortir la tête de l'eau ? Je refuse depuis des années de l'abandonner à son sort, simplement parce que c'est ce que d'autres ont jugé bon de faire. Je dois me faire mon propre avis, et prendre une décision par la suite.
Le lycée regorge d'informations personnelles sur chacun d'entre nous, et j'espérais secrètement trouver une adresse, ou le moindre signe de vie. Mais tous nos dossiers sont vides, excepté la mention de notre adoption en caractères gras. Oui, comme une fichue pénalité qui clignote au-dessus de nos têtes, nous collant une vulgaire étiquette sur le front. Ce jour-là, mes recherches n'avaient mené nulle part, et l'intervention d'Hugo n'avait rien arrangé. Une de nos premières rencontres face à face. Je me souviens de son espèce de sourire confus d'avoir lui aussi été pris en flagrant délit, pour des raisons qui me sont encore partiellement obscures.
Ne pense pas à lui.
Tu te l'es interdit.
Chassant le blond de mes pensées pour ne pas fondre en larmes – ou me mettre à renverser jusqu'au moindre dossier ouvert par terre sous le coup de la colère – mes doigts se referment sur la porte d'un tiroir qui me résiste.
Bordel, on se croirait dans un mauvais polar.
Je soupire en cherchant du regard une quelconque clé suspendue dans un coin de la pièce. Mais Sarah Williams ne serait pas assez bête, elle doit sûrement se douter de ma venue. Cette femme a toujours eu un coup d'avance sur nous, si ce n'est deux ou trois. Elle ne nous a jamais interdit l'accès à une pièce de la maison, ou imposé une de ces règles débiles d'éducation exemplaire. Elle et Tom ont toujours été honnêtes, et ouverts avec nous. Excepté à ce sujet.
La famille Hensley est brisée, pourquoi s'entêter à recoller les morceaux ?
J'aurais tant aimé que Madeleine m'aide sur ce coup-là. J'aurais aimé la voir se poser les mêmes questions que moi, aimé la voir s'inquiéter du sort de notre mère, ou simplement savoir ce qu'elle est devenue. Mais je suppose que nos différents traitements maternels justifient son désintérêt pour notre ancien foyer.
Peut-être que j'aimerais simplement avoir comme elle le pouvoir d'oublier tout ça, d'être capable de tourner la page pour écrire une nouvelle histoire. Repartir de zéro, construire une vie saine et harmonieuse, respirer sans ce poids oppressant qui me barre la poitrine...
Impossible. Trop tôt, trop beau, trop douloureux.
L'accident de voiture de mon père a tout remis en question, et a changé radicalement nos vies. Bien plus qu'une simple disparition d'un proche, il a bousculé nos certitudes, et notre existence s'est écroulée avec lui. Quand la mort frappe, on n'oublie pas son passage, encore moins quand on est si jeune. Alors comment expliquer nos réactions qui divergent ? Pourquoi n'existe-t-il pas d'union familiale, de lien biologique qui se resserrerait face aux drames pour provoquer un besoin de solidarité ?
Le prisme du deuil m'oppresse, m'envahit de questions qui m'empêchent de dormir la nuit. Le besoin de réponses se fait pressant, et les responsabilités s'imposent avec l'âge. Gamine, on m'avait présenté la situation à l'aide de protagonistes et d'antagonistes. Ma mère, était le grand méchant loup, ma sœur et moi, réduites au petit chaperon rouge. Et j'avais accepté ce conte abracadabrant narré par des adultes qui semblaient parler en connaissance de cause.
Mais j'ai grandi, je ne suis plus l'innocence incarnée par cette petite fille sortant des chemins de forêts. Maintenant, j'ai compris que ces étiquettes n'étaient pas immuables et que les mensonges protégeaient les enfants.
J'accepte la peur de Madeleine, entends la colère de nos tuteurs, mais ne parviens pas à me contenter d'incertitudes. Notre mère biologique a agi pour des raisons qui nous échappent, domptée par des agissements obscurs. Elle était souffrante, on nous l'a toujours inlassablement répété. Certains la traitaient de folle, d'autres de monstre, quand est-il si tout ça n'était pas de sa faute ? Comment en avoir la certitude ? En veut-on à quelqu'un d'avoir un cancer ? Alors pourquoi le faire avec quelqu'un atteint de troubles mentaux qui façonnent sa personnalité ?
En grandissant, cette responsabilité s'est imposée. Sournoise, vive, et interdite, je me sens concernée. Aussi étrange que ça puisse paraître, les horreurs causées par ma mère n'ont jamais effacé l'amour que je lui portais. Il s'est simplement estompé avec la distance et le temps. J'ignore comment je réagirais si je devais un jour lui faire face, mais une chose est sûre, une partie du poids sur mes épaules s'envolerait immédiatement. Mes recherches n'ont jamais été motivées par un désir de refonder la famille que nous avons perdue, la procédure d'éloignement empêcherait la moindre manœuvre. Simplement une nécessité de savoir comment elle se porte, un besoin de constater que personne n'abuse de sa vulnérabilité aujourd'hui.
Je soupire, battant des paupières pour chasser les larmes qui se forment aux coins de mes yeux. Non, cette pointe dans ma poitrine ne partira pas tout de suite.
Sans la moindre information supplémentaire, je baisse les bras. Seule, je ne trouverai pas ce que je cherche. Dans un soupire, j'extirpe un paquet de clopes de ma poche et glisse la dernière cigarette entre mes lèvres une fois assise sur le perron.
— Toujours dans le coin quand j'en allume une, c'est dingue, déclaré-je en roulant exagérément des yeux lorsqu'il apparaît dans mon champ de vision.
Hugo hausse les épaules, mains dans les poches. Je lui tends la Marlboro.
— Je n'ai absolument rien demandé, réplique-t-il en tirant tout de même une longue taffe.
— Je crois que je te connais suffisamment maintenant pour anticiper ce genre de demandes.
Il rit, et je lui réponds par un sourire. Depuis notre dernière conversation au parc, nous n'avons fait que nous croiser. Madeleine et lui sont toujours collés, et ce n'est plus qu'une question de temps avant que les choses ne se concrétisent. C'est une certitude. Ma sœur est en boucle à son sujet, et ses yeux à lui reflètent déjà ce qu'il va suivre. Il ne manque plus qu'un peu de courage pour se lancer. À croire que notre ultime discussion était vraiment annonciatrice de quelque chose.
Une bataille perdue, c'est bien ça, Maddy ?
Qu'est-ce que ça te fait d'assister au bonheur des autres ?
Mon cœur fait une douloureuse embardée. Ça n'a rien d'agréable, leur moindre geste sent la séduction à plein nez. J'ai l'impression d'être une espèce de stupide personnage secondaire dans leur conte de fées.
Insupportablement mielleux qui plus est.
— T'as l'air crevée, remarque Hugo en s'approchant davantage.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Les cernes ou les fringues que je porte ?
— Ton adorable bonne humeur, bien sûr.
Je plisse les yeux pour ne pas réagir au quart de tour et lui donner raison. Il en profite pour voler ma cigarette une nouvelle fois.
— Je me suis pris la tête avec ma mère tout à l'heure, c'était pas beau à voir.
— Aïe. Sur quel sujet ?
— Le psy, on est sur le même disque depuis des semaines. Si tu le voyais... ce gars est complètement creux, une coquille vide. Comme je ne lui dis rien, je le fixe pendant toute la séance. J'ai beau chercher, je ne vois rien dans son regard. Rien du tout, le néant, et c'est franchement ennuyant. Comment un type comme ça a pu obtenir un diplôme ?
— Tu en as parlé à Sarah ?
— Des yeux de son collègue ? Sûrement pas, elle me prendrait pour une dingue.
Si ce n'est pas déjà le cas.
— Du fait qu'il ne te correspond pas, nuance-t-il en ignorant mon sarcasme, que tu n'as pas confiance en lui pour parler.
— S'il faut attendre que j'accorde ma confiance pour avoir des résultats, ce n'est même pas la peine d'essayer. Ça prend du temps, d'ici-là, je me serai déjà foutue en l'air.
J'écarquille les yeux la seconde suivante, consciente de l'ampleur de mes paroles. Hugo fronce les sourcils, je soupire.
— C'est une façon de parler, respire. Ce n'est pas ce que je voulais dire.
Je lui arrache mon bien des mains, et inspire une longue bouffée pour me faire taire. Les traits de son visage s'adoucissent, masquant à peine son inquiétude.
Pas mon meilleur jeu de mots, je le conçois.
— Madeleine est en haut, tu peux entrer, soufflé-je doucement en indiquant la porte d'un mouvement de tête.
— Je ne suis pas pressé, il faut juste que je lui donne notre lettre. Je peux bien prendre cinq minutes pour te voir.
— Je crois que tu ferais mieux de monter la voir, insisté-je en le regardant droit dans les yeux.
L'ombre qui passe dans son regard serre mon palpitant. Il finit par obtempérer en hochant la tête, me laissant seule sur les marches de l'entrée. À quoi bon faire semblant, je n'ai pas envie de me faire du mal en ramassant les miettes de leur relation. Je refuse de supporter la douleur ressentie parce qu'il ne vient pas ici pour me voir, mais pour passer du temps avec elle. Je ne veux pas admettre que j'ai choisi comme confident celui qui est justement inatteignable.
Ça fait trop mal, et ça ne finira pas bien.
Toi, toute seule pendant qu'ils seront heureux ensemble.
Je nie d'un geste, avant de plonger mon visage entre mes bras pour masquer les perles salées qui accourent. Ruminer dans mon coin vaut mieux qu'exposée aux yeux du monde. Se voiler la face ne sert à rien. J'ai déjà baissé les bras, sur tous ces sujets. On ne relèvera pas quelqu'un qui a déjà abandonné.
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Hey ! Bonsoir à tous !
On se retrouve cette semaine avec un nouveau chapitre qui signe vos retrouvailles avec notre jolie Maddy ! Vous a-t-elle manqué ? Est-ce que ça vous a plu ?
Ce n'est pas un gros segment, mais il est tout de même important pour la suite. Dans un premier temps, on assiste aux peurs de Maddy et à ses préoccupations. De plus en plus mal en point, il est facile de reconnaître qu'elle ne va pas bien.
Pensez-vous que sa mère fait bien de la pousser à aller chez son psy ? Comment avez-vous trouvé leur discussion à ce sujet ?
Puis, elle retrouve sa sœur en coup de vent pour remettre sur la table l'affaire Valentin... Croyez-vous que Madeleine dit vrai ? Maddy a-t-elle encore le droit de s'inquiéter pour elle malgré sa froideur le reste du temps ?
Sans parler de la raison de ses insomnies qui est abordée. Elle se pose des questions sur leur mère biologique, et cherche par elle-même des réponses. Pensez-vous qu'elle est raisonnable de le faire ? Selon vous, a-t-elle raison de "défendre" sa génitrice malgré le mal qu'elle lui a fait ? Beaucoup de mystères demeurent encore...
Enfin, on assiste à un rapide échange avec Hugo. Comment avez-vous trouvé Maddy lors de cette scène ? Petit à petit, elle est en train de se trahir elle-même...
Sachez que j'ai extrêmement hâte d'être à la semaine prochaine pour poster mon chapitre préféré de cette seconde partie ! Merci encore pour vos lectures, et vos retours, à mercredi prochain, des bisous, Lina !
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