Chapitre 26 | Bouffée d'oxygène chérie
— Eh, gamin. Viens donc par ici.
Je replie ma manche gauche, avant de me redresser pour faire preuve d'assurance. Je slalome entre les tables avec l'élégance requise, avant de me présenter devant mon client.
— Je voudrais que tu me serves une bière de plus, à moi, et à mon ami Rick qui meurt de soif depuis un quart d'heure.
— La même que la précédente, ou une autre variété vous ferez ? réponds-je poliment.
— C'est qu'il parle bien, le gosse. C'est ta mère qui t'a appris à te tenir comme ça avec les hommes ?
Le reste de la troupe rit, pourtant je garde la tête haute. Ignorer ce que les autres pensent de nous représente mon passé comme mon futur, alors le faire à présent est d'une triste aisance.
— Je vous apporte la même chose, décrété-je avec un beau sourire de façade.
De retour dans le restaurant, je regarde l'heure d'un air pensif. La fatigue commence à peine à prendre le contrôle de mon corps, venant piquer mes yeux lorsque je les garde inactifs trop longtemps. C'est la troisième nuit de travail que j'enchaîne, et celle-ci va avoir raison de moi. Par inadvertance, la mousse des boissons déborde du verre et dégouline sur mes doigts. J'arrête la pompe en râlant, posant la commande sur un plateau. Les clients de la dernière heure ne sont pas les plus chaleureux, ils sont même les plus casse-pied à mes yeux. Excepté le petit groupe d'étudiantes qui vient souvent fêter la fin des examens mensuels à la table dix, berçant l'intérieur de la terrasse couverte de sourires bienveillants, les autres se montrent plus insistants. Trois heures du matin passé, ils enchaînent les canons et les conneries par la même occasion. Pourquoi se priver de les partager !
Ma collègue me lance un regard en coin par-dessus son épaule. Elle fait face au groupe d'hommes que je sers, visiblement la proie de leurs injures. Je replace nerveusement ma chemise avant de me diriger jusqu'à eux.
— C'est ta meuf ? me demande-t-on immédiatement.
— Je... je ne vous permets pas, bredouille la serveuse en baissant les yeux.
— Qu'est-ce que tu comptes faire, ma jolie ? Les fillettes comme toi, tout juste en âge de ressentir les premières chaleurs avaient bien besoin qu'on vous donne quelques leçons, non ? Sinon comment faire plaisir à vos partenaires si vous n'y connaissez rien ?
Ses lèvres tremblent, et je comprends qu'il ne faudra pas une minute de plus avant qu'elle ne craque devant eux. Je laisse mon plateau sur une table adjacente, saisissant le poignet de ma collègue pour l'écarter de la vue de ces gros dégueulasses aux yeux baladeurs.
— Je crois que vous avez assez bu comme cela, déclaré-je pour prendre les devants. Vous ne pensez pas ce que vous dites.
Oh que si, bien sûr qu'il le pense cet abruti. Rien qu'à sa respiration on peut deviner que c'est un gros porc.
— Tu rigoles ? Depuis quand un gamin encore imberbe me dit ce que je dois faire ? Ma main à couper que t'es encore puceau ! File-moi ce que je t'ai demandé avant que je m'énerve.
Ses amis ne bronchent pas, se contentant de se délecter du moment. Je fais preuve d'un sang froid remarquable, serrant uniquement le poing le plus fort possible dans mon dos pour faire bonne figure.
— Vous êtes complètement ivre, et vous manquez de respect à ma collègue, continué-je. Alors je vais vous demander de payer votre addition, et de quitter les lieux. Je ne voudrais pas avoir à appeler mon patron, ou la police, alors je vais vous commander un taxi, et nous en resterons là.
Un rire froid déchire la nuit. La saloperie du monde semble défiler devant mes yeux, que je ferme quelques secondes pour effacer toute trace de colère dans mon regard. Ma sœur aurait dû prendre ce service si son amie n'avait pas accepté de prendre sa place ce soir. Elle aurait pu être celle qui reçoit les atrocités de ce gros con, et je n'aurais sûrement pas été capable de garder mon calme si ça avait été le cas.
De toute manière, toutes les femmes sont les mères, les sœurs ou les filles de quelqu'un, et aucune d'elles ne méritent un tel traitement.
— Mais c'est qu'il est sérieux en plus, le merdeux, dit-il en se levant péniblement de son siège pour se poster devant moi. C'est quoi ton putain de problème au juste ? Tout ce qu'on veut, c'est boire nos bières.
Il joint le geste à la parole, les saisissant à deux mains pour me provoquer puis en avale une d'une traite, mais je ne cille pas. Il cherche tout simplement à faire usage du peu de testostérone qu'il lui reste, vu son âge avancé. Des hommes comme lui, j'en ai connus plein, vu les endroits malfamés que j'ai dû fréquenter pour rapporter de l'argent à la maison. Garder mon calme relève du miracle, mon poing dans sa figure serait la meilleure solution.
— Est-ce que t'es déjà arrivé de picoler ? Ou là-dedans aussi tu es novice ?
Sans plus de cérémonies, il m'envoie le contenu restant de sa pinte en pleine tête, sous les cris de ma collègue et autres clients à proximité. Un instant de silence s'impose pendant que j'essuie mon visage d'un revers de manche.
Je vais le buter, ce con.
Ma main se verrouille sur le col de son polo, le tirant derrière moi jusqu'à la sortie. Je le relâche en pleine rue, non sans être satisfait du bruit de son corps qui cogne contre le béton. Les yeux ronds comme des soucoupes, il m'insulte ouvertement.
— Dégagez d'ici, me ordonné-je, avant que ça ne dégénère vraiment.
La bande suit le mouvement, m'informant que la monnaie sur la table est pour la « jolie nénette » et que je n'ai pas intérêt à lui prendre un dollar. Avant de partir, mon interlocuteur préféré se poste devant moi pour me saluer une dernière fois.
— Tu ne paies rien pour attendre, ce que tu viens de faire mon gars, c'est la plus grosse connerie de ta vie. Attends un peu que je porte plainte contre toi, on verra si tu fais encore le malin. T'es qu'un pauvre serveur obligé de faire des heures sup' pour survivre, qu'est-ce que tu crois ? Que les merdes dans ton genre peuvent diriger le monde ?
En un raclement de gorge, il crache sur mes chaussures avant de s'éloigner. Je reste figé une minute, puis deux. Impossible de bouger, je ravale simplement la rage qui me consume. Des menaces dans ce genre, j'en reçois des dizaines. Les gars comme lui ne se souviennent jamais des ennuis de la veille, sûrement pas des accrochages avec un serveur pendant leur soirée de laisser-aller. Pourtant, ils n'ont de cesse de me marcher dessus, sans que je ne puisse rien dire. Ce job, c'est tout ce qui m'est permis d'avoir, je ne suis pas majeure aux yeux des Etats-Unis. Alors j'encaisse, insulte à voix basse, et subis cette hiérarchie débile.
Mais il a raison, en agissant ainsi je ne suis qu'une pauvre merde.
Je regagne la terrasse à grandes enjambés, décidé à disparaître au plus vite. Servir de spectacle m'a suffi, il faut en finir.
— Je suis désolée, tellement désolée pour tout ça. Je ne l'avais pas vu venir, et je... commence la serveuse en s'agitant dans tous les sens.
— Tu n'y es pour rien. Maintenant, demande aux clients de partir, on va fermer. Puis rentre chez toi, je m'occupe du reste, ordonné-je froidement en passant devant elle, la laissant bredouille dans l'allée.
Les larmes me montent déjà aux yeux, putain.
Je fonce me réfugier dans les vestiaires des hommes, à l'abri des regards. Je retire mes chaussures en moins de deux, avant de les jeter dans le lavabo pour effacer la trace de ce manque de respect. Laissant couler l'eau au-dessus, mes larmes déboulent en un instant, comme si le robinet n'était pas la seule chose ouverte. Tout se fissure, et les sanglots enfermés dans ma gorge s'agitent davantage.
Je me laisse tomber, ramenant mes jambes contre mon torse. Mon quotidien me revient en pleine tête, et le poids qui pèse sur mes épaules s'alourdit davantage. Si fort, que je ploie sous ses kilos. Pire, je m'écroule à ce stade. C'est vraiment tout ce que je mérite, et pour le reste de ma vie ? La misère à la maison, l'irrespect au travail, me sentir comme un moins que rien jusqu'à la fin de mes jours, comme un rappel constant qui me rappelle d'où je viens ?
Je passe pour un bon à rien uniquement parce que j'ai un travail que les autres voient comme une solution de dernier recours. Parce que je suis jeune, que je bosse dans un restaurant au service du soir, réduit à me cacher sous un uniforme de pingouin plutôt que sous un costume d'homme d'affaire. Je sais que tout le monde le pense en me regardant. Pourquoi personne ne voit les efforts qui se cachent derrière ? La force demandée pour se lever le matin alors qu'une journée de dix neuf heures m'attend derrière, se soldant par quatre heures de service à peine payées ? Quand mon entourage va-t-il comprendre qu'en plus d'un travail, des études, de mes sœurs, de ma mère, je porte aussi mes propres problèmes ?
Je suffoque. Panique. Craque complètement.
Mon cœur se serre dans ma poitrine. Je n'ai jamais été séparé de mes sœurs aussi longtemps, nous nous disputons rarement et pour des choses futiles lorsque cela arrive. Elles sont mon moteur, les voir me rend heureux. Combien de nuits ai-je passées sans elles ? Sont-elles en sécurité ? Mangent-elles à leur faim ? Je ne travaille que pour elles, pour leur assurer une bonne condition. Comment vont-elles en ce moment ?
Ma colère contre Luna n'a toujours pas disparue, au contraire. Et son sourire n'estompe plus les atrocités et les misères du quotidien. Pourtant, une petite voix continue à murmurer dans mon crâne que ce n'est qu'une enfant qui croit en son père, que je ne devrais pas lui en vouloir d'espérer le voir change.
Au bout de longues minutes, je me redresse et termine mon service seul. Balayant le sol carrelé pour effacer toute trace d'injustice, repartir à zéro. Sur le chemin du retour, je ne peux m'en empêcher. Depuis que je suis séparé d'elles, j'ai repris mon habitude, mes pieds me guident jusqu'au pont.
Ces derniers temps, je passais devant sans m'arrêter. Je revoyais Madeleine débouler dans la rue en courant, m'accueillant d'un sourire malgré sa pâleur au milieu de la nuit. Lorsque la tentation revenait brutalement, je passais par une autre rue, arrivant à contourner le danger imminent. Mais ces envies ne nous quittent jamais, bien au contraire. On trouve des stratégies, des moyens de lutter qui parfois se traduisent en petites victoires. Mais les idées noires sont toujours là, tapies dans l'ombre à attendre le signal et le premier faux-pas pour revenir nous hanter. Bien qu'elles ne me contrôlent pas encore entièrement, je les sens peser dans un coin de ma tête.
Mes pieds tapent contre le bêton, mes mains se posent sur la rambarde rouillée. Cette ritournelle me revient en tête, mes gestes s'orchestrent tout seul en un ballet de mouvements funestes. Mes doigts tâtent ma poche, mais ne trouve rien. Je n'ai plus de cigarettes, je n'ai pas l'argent pour. Tout mon liquide est resté dans ma chambre, dans l'appartement.
Le besoin de fumer me monte à la gorge, le manque se fait ressentir. Pourtant, ma consommation est raisonnable, et ma dépendance me surprend. Alors je dépose mes bras en rond, contre le métal froid, avant d'y enfouir mon visage pour oublier cette soirée catastrophique. Je ferme les yeux. Rien qu'une minute.
⁂
— Tu n'as pas le droit d'être là, petit. Je pourrais appeler la police, tu sais ?
J'entrouvre les paupières avec difficulté, aveuglé par les premiers rayons du soleil. Je me redresse en sursautant, faisant face à l'homme qui m'a interpelé.
— T'as passé la nuit sur ce banc ?
— Non, grogné-je. Je faisais juste une pause après mon jogging.
Il est absolument impossible que cet homme me croie sur parole. Pour preuve, je suis habillé comme un banal civil, en jean et en chemise, tenue tout sauf adéquate à mon mensonge. Il plisse les yeux, me faisant signe de dégager au plus vite. Je remue nerveusement les doigts dans mes poches pour les réveiller, encore endormis par le froid. Bien que la température avoisine les dix degrés, mon corps a du mal à reprendre sa mécanique.
Heureusement, la fenêtre de Camille est ouverte lorsque je rentre. À peine mon pied foule le sol de sa chambre, qu'une pluie de claques s'abat sur mes épaules.
— Mais qu'est-ce qu'il te prend ? m'écrié-je.
— Qu'est-ce qu'il me prend ? C'est une blague, Hugo ?
Ses cheveux sont ébouriffés, dressés sur sa tête. Je ris nerveusement, et m'en prend une supplémentaire pour mon insolence. Ses yeux clairs se figent dans ma direction, devenus humides en un rien de temps.
— J'étais super inquiète, c'est quoi ton problème ? Tu n'es pas rentré, et tu ne m'as même pas prévenue ! Je t'ai attendu toute la nuit, portable à la main. D'ailleurs, comment peux-tu oublier le tien ? Non mais à quoi tu pensais ?
Je sais ce qu'elle n'ose pas dire, ce qu'elle pense au fond d'elle. Elle sait beaucoup de choses, et mon itinéraire – et ses raisons – ne lui sont pas inconnus. Je m'excuse à voix basse, saisissant son poignet pour lui prouver ma bonne volonté. Sous mes doigts, s'étant un bleu impressionnant, me forçant à froncer les sourcils.
— Tu t'es fait ça au lycée ? demandé-je dubitatif.
Je sais qu'elle a des problèmes avec un groupe d'idiots de deuxième année, et que son tempérament la pousse souvent à passer aux mains. Mais je ne la vois jamais en leur compagnie.
— Arrête, c'est pas le sujet, souffle-t-elle. Préviens-moi à l'avenir, c'est tout ce que je te demande.
Elle s'inquiète, et je ne peux pas lui en tenir rigueur. Pas tant qu'elle m'accueille, me nourrit, et me soutient comme personne ne le fait. Son amitié est un pilier, même si nous n'avons jamais été démonstratifs. Sa présence me rassure, comme un repère dans toute cette tempête. Pourtant, sa pitié et l'intonation de sa voix me bousillent le cœur, tout comme son regard presque apeuré.
— Je peux aller me doucher, maintenant, maman ?
Elle me tape l'épaule en riant, ces tensions ne durent jamais bien longtemps. Même si j'aurais préféré la revoir dans d'autres conditions, passer du temps avec elle est agréable, comme si nous retrouvions une partie de notre complicité d'antan. Ma rencontre avec les jumelles, additionnée à mon quotidien déjà chargé m'a inconsciemment éloigné d'elle.
— Tu vas voir Madeleine, c'est ça ? demande-t-elle, taquine.
— Possible, curieuse.
Elle s'assoit en tailleur sur la machine à lavée, comme à son habitude. Je me glisse dans la cabine de douche, et me déshabille à l'abri des regards, l'imaginant déjà me faire la morale ou réciter tout un tas de blagues douteuses à ce sujet.
— En fait, je n'arrive pas à te suivre, lance-t-elle finalement.
Je reste immobile sous le jet d'eau. Si elle savait à quel point j'étais incapable de me suivre moi aussi en ce moment. J'ai simplement l'impression que la question est évidente, mais impossible à dire par manque de courage.
— Allô ? relance-t-elle.
— Je ne sais pas.
Elle rit de l'autre côté de la porte floutée.
— C'est tellement frustrant d'être à tes côtés, Hugo ! Tu sais, les filles ne sont pas aussi aveugles que tu le penses. Elles se doutent parfaitement qu'il se passe quelque chose en ce moment-même, développe-t-elle.
— Entre elles et moi ?
— Non, pas dans ce sens-là. Connaissant Madeleine, elle serait déjà loin si elle savait que Maddy était engagée envers toi.
— Elle n'est engagée en rien, clarifié-je d'une voix ferme. On a mis les choses au clair.
Mes joues bouillonnent, et ce n'est pas à cause de la température de l'eau. Dans ses moments, je regrette d'avoir craqué l'autre soir, et de lui avoir raconté – partiellement – l'autre aspect de cette histoire compliquée. Ce genre de discutions provoque un stress sans pareil chez moi, je n'ai jamais été à l'aise avec ça.
— Elle est quand même concernée, d'après ce que j'ai compris. Même si c'est surprenant, Maddy n'est pas vraiment le genre de filles avec qui je t'imaginais.
Imaginer n'a aucune utilité en ce moment.
— On est proche, mais pas comme tu le penses. Elle me comprend sur beaucoup de choses, elle connaît certaines émotions que je ressens au quotidien.
Et c'est libérateur de se sentir enfin compris.
— Mais t'as quand même couché avec elle, intervient-elle.
Je la maudis d'oser revenir là-dessus.
— Non, on n'est pas allé jusque-là, tu le sais bien. C'était juste tellement spontané, comme si tout était préparé à l'avance. Elle ne m'a pas rejeté, ni même repoussé, puis elle a pris les devants par la suite.
C'était étonnant, cette sensation de simplicité.
Comme un cocon de douceur, une pause pour tous les deux. Le monde pouvait tourner sans nous, sans que personne d'autre ne nous en demande trop. Je m'y suis réfugié, à bras ouverts et sans réfléchir. Mais ce n'est pas ce genre de choses que je souhaite aujourd'hui.
— Est-ce que tu regrettes ? tente-t-elle timidement.
Je regrette d'avoir dérapé, de lui avoir fait mal.
Je regrette qu'elle puisse avoir une infime visibilité sur le chaos qui m'habite.
Mais je suis soulagé de ne pas être allé au bout. Je n'étais pas prêt. Ce juste milieu entre l'amitié et l'attirance m'a eu. Sa présence est rassurante, et je n'y suis pas insensible, c'est indéniable.
— Non, je n'irai pas jusque-là.
— Mais ?
— Mais je veux plus en parler.
Je suis incapable d'expliciter tout ça, l'effort me semble surhumain.
— Et Madeleine, dans tout ça ?
Je fais glisser le gel douche entre mes paumes, la tête baissée. Madeleine, sa douceur, et sa bonne humeur. Elle est un rayon de soleil au quotidien, elle fait disparaître cette réalité cruelle en un seul sourire. Tout me plaît lorsque nous sommes ensemble, jamais je ne me suis senti si bien.
— Nos échanges me manquent. Pourtant, ils ont été interrompus pendant uniquement deux semaines. Mais je continue de penser à elle.
Tout le temps.
Et quand je ne suis pas avec elle, je ne jure qu'à la rejoindre.
Mais est-ce par choix, et non par facilité ?
L'une me confronte à la réalité, pendant que l'autre adoucie mes plaies.
— Alors la question ne se pose pas, conclut Camille.
Mais tout n'est pas blanc, ou noir. Une palette impressionnante de gris sépare ces deux teintes, et je suis actuellement submergé par les nuances qui s'immiscent entre elles.
⁂
Elle apparaît au bout de la rue, sautillant presque un pas sur deux. En la voyant, mes lèvres laissent passer leur premier sourire de ces dernières vingt-quatre heures. Comme toujours élégante, sa jupe se balance au rythme de ses pas. Son regard s'illumine lorsque j'entre dans son champ de vision.
— Je suis désolée d'être en retard, commence-t-elle à toute vitesse sans perdre son sourire.
Elle rayonne.
— Aucune problème. Tu t'entraînais ?
Madeleine hoche la tête avec fierté. Son bonheur presque enfantin me contamine. Attendri, je lui indique d'un signe de tête qu'il faut se mettre en marche. Ces derniers jours, je prétextais passer à proximité de son studio de danse pour aller au travail. En réalité un crocher d'une bonne vingtaine de minutes, ce bout de chemin partagé avait le mérite de recharger mes batteries pour la soirée entière.
— Tu as une compétition bientôt ? m'intéressé-je.
— Des qualifications, oui, à la rentrée. Normalement ça devrait être simple pour cette fois, je m'inquiète plus pour la suite, rit-elle nerveusement.
— Tu seras parf aite, c'est certain.
J'aimerais tant la voir danser, exercer sa passion et m'introduire dans sa bulle pour la connaître davantage. Mais m'immiscer dans sa sphère intime serait brutal, en aucun cas je ne prendrais cette décision sans qu'elle ne m'y autorise. Tout m'intrigue à ce sujet. Sa vision de cette discipline est énigmatique, presque fascinante, enivrante.
Au point de disparaître huit heures de suite, en ayant l'impression que la terre ait tout simplement arrêté de tourner.
— C'est gentil, merci. En tout cas je vais tout faire pour l'être, je ne laisserai rien au hasard. C'est bien trop important pour moi. Et ça me fait plaisir que tu sois là, enchaîne-t-elle immédiatement. Ça m'a surprise, je ne t'attendais pas avant le nouvel an, mais j'aime bien ce petit trajet ensemble.
Qu'elle ait accepté ma proposition a été la meilleure nouvelle de la semaine. Soudaine, et irréfléchie, cette idée lumineuse a surgit dans mon esprit comme une évidence. Comme pour me prouver à l'aide de cette future soirée que mon choix était déjà fait depuis longtemps.
Il aura fallu des discussions avec Maddy pour le comprendre.
— Je sais que tu n'as pas beaucoup de temps, c'est le réveillon après tout, poursuis-je. C'était surtout l'occasion de te remettre notre lettre en main propre.
— Ça me convient tout à fait, aucun souci. Tu sais, on ne fête pas trop Noël dans la famille, bredouille-t-elle en baissant la tête vers ses pieds.
— Non ?
— Du tout. On passe le réveillon entre nous, mais Maddy partira sûrement avant le plat, au maximum juste avant le dessert si elle sait se tenir, alors tu as une idée de l'ambiance à la maison. Et on fêtera Noël le 26 avec la sœur de ma mère, je pense. Tu peux être certain que ce genre de rendez-vous, Maddy les fuit comme la peste, soupire-t-elle.
— Elle ne supporte pas quand il y a trop de monde ? demandé-je naïvement.
— Elle ne supporte pas quand il y a trop de joie. Ma sœur a toujours eu besoin de temps pour récupérer de la veille, et au fond je sais que ce trop plein d'amour l'étouffe, je la connais bien. Tu sais, Maddy est comme une sorte d'éponge dans ces moments-là. Elle garde en elle tout ce qu'elle subit tout au long de l'année, et explosera demain, comme tous les ans. C'est le seul moment où elle se permet de craquer, je ne l'ai jamais vue pleurer ouvertement pour un autre sujet. Notre vie a basculé un 25 décembre, notre famille a été réduite à néant il y a dix ans... Elle... elle ne risque pas de faire exception à cette funeste habitude.
Elle replace une mèche de ses cheveux, le regard fuyant, avant de reprendre.
— Chaque année, on se fait un sang d'encre pour elle. Je ne réagis pas du tout comme elle, et je ne sais pas ce qui est le mieux à vrai dire. Toute cette histoire fait partie de moi, c'est un poids constant, tu vois ? Il n'y a pas un jour qui passe sans que je ne le sente remuer dans ma poitrine, comme de petites doses de malheur arrivant à intervalle régulier dans ma mémoire pour mieux me rappeler mes erreurs. Pour Maddy, j'ai l'impression que c'est le contraire. Elle est en colère, constamment. Et le soi-disant jour de fête de ce mois, elle ne le consacre qu'à la tristesse qu'elle garde silencieuse le reste de l'année.
Je voudrais l'arrêter, lui dire qu'il est inutile de poursuivre si elle ne s'en sent pas capable. Chaque mot semble lui coûter bien plus que l'inspiration qui la précède. Je voudrais la toucher, lui manifester mon soutien. Mais rien.
— Et tes proches ? Comment réagissent-ils ?
— Mes parents redoutent ce moment, ils ont peur pour elle. Ma mère ne supporte plus de voir cette agonie dans son regard, qui ne s'estompera sûrement jamais avec le temps comme le prédisent ces citations encourageantes à la con. Non, ce genre de traumatismes reste figé dans un corps pour l'éternité, tout comme l'absence de notre père l'a été à ce moment. Souvent, je reste sagement assise sur le sol de ma chambre à fixer le plafond, patientant pendant que cette journée défile, tandis que Maddy perd le contrôle. Mon père lui a même confisqué ses clés de voiture pour l'empêcher de faire une bêtise, pendant que ma mère cache les objets tranchants qu'elle trouve dans notre salle de bain. Elle en fait des crises d'angoisses, tant ce moment est redouté. Et tu sais le plus idiot dans tout cela ? Je voudrais qu'on passe cette journée ensemble, toutes les deux. Je rêverais de la serrer dans mes bras pour qu'on surpasse ces horreurs l'une grâce à l'autre. Mais ma vision de notre lien est idyllique, elle préférerait se casser les deux jambes en faisant le mur plutôt que de passer une heure avec moi. Elle me hait tellement pour tout ça. Ce n'est qu'un poids supplémentaire pour elle.
— Tu as déjà essayé de lui en parler ? Peut-être qu'au fond, elle a aussi besoin de toi.
— On ne parle pas avec Maddy pendant cette période. Elle serait capable de me mordre rien qu'en évoquant le sujet.
Je la couve d'un regard intimidé par une si longue déclaration. La compassion qui tiraille mon cœur est difficile à masquer, et l'est davantage lorsqu'elle remonte son regard gorgé de larmes vers moi. Où est passé son sourire ?
— Mais bon, c'est la vie, souffle-t-elle. Elle ne peut pas réussir tout le monde.
Je relève la tête brusquement sous ses insinuations. Elle n'est pas un échec, bien au contraire ! Même s'il me manque une partie des pièces pour façonner leur histoire, je refuse d'y croire. Madeleine est tout aussi concernée par cette histoire, et ne peut pas en être responsable. Peu importe ce que sa sœur semble insinuer.
— Elle t'a parfaitement réussie, en tout cas, dis-je en caressant timidement le dos de sa main. Ce n'est pas de ta faute si tu as vécu de telles épreuves.
Ses yeux trouvent les miens, brillant d'une sensibilité nouvelle. Elle esquisse un sourire, me remerciant d'un signe de tête.
— Wow, poursuit-elle gênée. Qu'est-ce que tu m'as fait pour que je te déballe tout comme ça ? C'est pas dans mes habitudes.
La honte rougit ses joues, et je suis mal à l'aise à mon tour. Je commence à la connaître, elle fonctionne ainsi. Parler la soulage, comme si évoquer ses problèmes avait la capacité – bien qu'illusoire – d'alléger ses peines et sa culpabilité.
— Peut-être que je t'ai ensorcelée, qui sait, dis-je avec un clin d'œil complice.
Elle pouffe, en souvenir de nos premières discussions.
— Garde tes pouvoirs pour une prochaines fois alors, mon existence regorge de secrets, termine-t-elle. En attendant, tu me la donnes cette enveloppe ?
Je la lui tends, et lui demande de l'ouvrir dans trois jours plus seulement. A contre cœur, je commence à reculer pour rejoindre mon lieu de travail. Je ne garderai comme image que cette lueur enfantine qui illumine son visage lorsqu'elle blottit la lettre contre son cœur en me remerciant, un sourire d'ange façonnant enfin son expression.
— Bon courage pour tout ça, lui chuchoté-je avant de partir. Si jamais tu as besoin de moi, tu sais où me trouver.
— C'est gentil, mais je préfère être seule. C'est important pour moi. Profite bien de ce moment avec tes sœurs, ajoute-t-elle. Ça doit être magique de vivre tout ça dans l'insouciance.
Si seulement elle savait ma situation actuelle. Le repas du 25 sera la seule trêve accordée, qui se terminera sûrement avec les hurlements de mon père, incapable de tenir sa langue. Ma mère m'a supplié de venir à la maison pour le premier Noël d'Aria. Ils ne peuvent pas m'enlever ça, leurs conneries d'adultes n'auront pas d'impact sur mes souvenirs.
— C'est gentil, merci.
Elle me dit au revoir puis tourne les talons. D'une délicatesse passagère, je chéris cette sensation illusoire de légèreté. Je la regarde s'éloigner sans être capable d'imaginer les maux qu'elle peut bien contenir.
⁂
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Hey ! Comment allez-vous ?
On se retrouve aujourd'hui pour un nouveau chapitre des reflets du miroir !
Qu'en avez-vous pensé ?
Cette fois-ci, c'est Hugo qui prend les commandes ! Pour commencer, une petite immersion dans sa vie quotidienne, et dans l'injustice de son quotidien...
Alors, envie de donner des claques à tous ces idiots ?
Puis, c'est en compagnie de Camille qu'on le retrouve, personnage qui vous avez bien plu dernièrement ! Elle seule sait lui arracher de tels mots, et mettre les choses au point avec lui !
Les explications d'Hugo vous ont-elles paru logiques ? Le choix est-il fait selon vous ?
Et pour finir... Madeleine. Un instant de douceur entre eux, une bouffée d'oxygène qui contient de nombreux secrets...
Comment avez-vous trouvé ce passage ? Et le sujet de conversation ?
Noël promet d'être explosif, croyez-moi...
A ce propos, je préfère vous prévenir que le prochain chapitre est dur. Il révèle des thèmes importants, donne de nombreuses réponses quant à l'intrigue, mais non sans douleur. Prenez le temps de lire l'avertissement, s'il-vous plaît, la semaine prochaine !
Merci à tous pour votre lecture, et pour votre soutien.
Des bisous, Lina.
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