Chapitre 17 | Instable petit tournesol
[Avertissement : si ce roman est classé dans « contenu mature » ce n'est pas pour rien. Les thèmes évoqués en fin de chapitre mettent en scène divers faits de violence physique, ils font partie de ceux qui peuvent être difficiles à lire pour les âmes sensibles. Si vous êtes sensibles à ce genre de lecture ou que vous êtes concernés de près ou de loin par le sujet, je vous conseille vivement de vous arrêter au premier symbole (⁂). Bien que ce roman soit une fiction, certains évènements qui y figurent peuvent heurter la sensibilité des lecteurs. Merci, et n'oubliez jamais que des numéros spéciaux sont mis à disposition pour de telles situations pour venir en aide. Prenez soin de vous !]
Qu'est-ce que tu attends pour te bouger ?
Tu t'es regardée ce matin ?
Le bout de mes pointes claque contre le parquet fraîchement ciré, je termine mon tour avec une seconde de retard sur la musique. Mon saut est décalé, je perds le rythme. Comme sur une partition musicale, chaque élément à son importance. Lorsque le retard s'instaure, le reste de la chorégraphie disjoncte et se transforme en un tourbillon de mouvements désordonnés et hideux à regarder.
Tu es ridicule.
La grâce d'un éléphant.
Tu fais peine à voir.
— Putain ! juré-je en fonçant droit vers la baffle qui diffuse cette musique infernale.
En une fraction de secondes, je la saisis avant de l'envoyer valser à l'autre bout de la pièce. Celle-ci cogne contre le sol, et le son s'arrête enfin. Je vais devenir dingue si ça continue.
Devenir ? Tu es sûre ?
Je serre les poings, encore essoufflée par l'effort que je viens de réaliser. Le classique est décidément ce qui me donne le plus de fil à retordre. Je maîtrise la chorégraphie à merveille, mais il manque toujours quelque chose. Rien n'est parfait dans ce que je montre aujourd'hui.
Pourtant, ma souplesse atteint des extrêmes, tout comme ma concentration et ma précision ces derniers temps. Ne pas trouver le problème m'obsède, je m'en mords littéralement les doigts.
Le souci, c'est que je ne suis plus là, tonne ma conscience.
Je ferme les yeux et serre les paupières aussi fort que possible pour l'oublier. Cette satanée voix ne me laisse aucun répit depuis trois jours. Elle ordonne, commente, exige et dirige tout, comme une manipulation mentale que je m'inflige pour me punir.
Te punir ? Tu penses que ça suffira après ce que tu as fait ?
J'y suis pour rien.
Arrête Madeleine. Tu es la seule responsable.
Je ne savais pas ce que je faisais.
On a toujours le choix. Elle ne te le pardonnera jamais.
C'était un accident.
Je ne te le pardonnerai jamais.
— Fous-moi la paix, murmuré-je les larmes aux yeux.
La douleur infligée dépasse aisément toutes celles causées par l'entraînement. Physiquement, je suis solide et persévérante, c'est comme ça qu'on m'a appris les choses. Regarder droit devant moi, défier le monde entier du regard lorsque je ne suis pas d'accord avec ce qui est dit.
Mais à l'intérieur, je ne suis rien. Pas même l'ombre de quelque chose puisque ma vie est sans soleil depuis son...
— Madeleine ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
Sabrina cligne des yeux plusieurs fois, surprise de me voir aussi tôt dans la salle.
— Je voulais revoir certains passages de la chorégraphie.
— Il est à peine neuf heures, tu es là depuis longtemps ?
— Deux heures, répliqué-je en lui offrant un sourire.
Plutôt quatre.
— Fais attention tout de même, me dit-elle avec un clin d'œil. Si vous avez une journée de repos dans la semaine ce n'est pas pour rien. Ton corps est ton principal outil de travail, il faut en prendre soin.
— Je sais, ne t'inquiète pas.
Elle hoche la tête, et je plie la jambe pour lui prouver que ma genouillère n'est qu'une prévention, et non un élément pour atténuer ma douleur.
— J'ai un cours dans vingt minutes, tu auras le temps de finir ?
— Sans aucun problème ! attesté-je en épongeant mon front.
Mon professeur quitte la salle, non sans me gratifier d'un sourire. Je perds le mien dès que la porte se referme. Vingt minutes ? Ce n'est pas assez pour tout le travail qu'il me reste ! Dépitée, j'avance jusqu'à l'objet précédemment lancé pour l'allumer.
Allez, on recommence ! Qui sait ce que ça changera !
J'ignore ses répliques sanglantes, et me concentre sur ma première position. La danse est un enfer lorsqu'elle est là. Son retour me guette dès que quelque chose se passe mal, dès que je perds pieds.
Et c'est ce qu'il s'est passé mardi soir, non ?
Avoue-le Madeleine, tu détestes quand tout ne se passe pas comme tu le souhaites. Hugo a bien trouvé son moment.
Laisse-le en dehors de ça.
Je sais combien ça te fait mal de voir l'enveloppe à l'abandon sur ton bureau.
Je secoue la tête, et relève le menton. Instantanément, je quitte mon quotidien pour un dernier effort.
Tour en dedans, relevé, petite menée.
Mettre mes soucis en stand-by le temps d'une danse, celle qui me libèrera du poids qui pèse sur mes épaules.
Posé, développé, enveloppé.
Mes pas s'harmonisent entre eux jusqu'à la formation d'une symbiose parfaite.
Pas de bourré retiré, fouetté, arrivé quatrième.
Mes mouvements sont nets, précis et justes. Les yeux fixés sur mon propre reflet, j'inspecte le résultat d'un air sévère.
Tombé, pas de bourré, glissade, grand jeté.
Ma réception est trop rapide, le saut manquait d'amplitude. J'en ai ma claque.
Les mains sur les genoux, l'échine courbée par l'effort et le manque d'air dans mes poumons, je laisse passer la musique sans la suivre durant un moment d'absence. La douleur algie qui se diffuse dans mes pieds en dit long : il est grand temps d'arrêter pour aujourd'hui.
Ton corps n'a plus la force qu'il avait.
Je boitille jusqu'au banc, où je retire l'instrument de torture pourtant indispensable à mon art. Les rubans défaits, je jette mes pointes par terre. Mes embouts teintés de rouge reflètent à la perfection l'état de mes orteils.
Tu aurais été incapable de faire un tour de plus.
Tu es faible.
Je grimace en attrapant mon pied entre mes mains. Décortiquant du regard les lambeaux de chair restant, je plaque sans réfléchir une compresse imbibée de désinfectant, hurlant intérieurement à cause de la douleur.
Bordel, quel sport de tortionnaires.
Forcée de remettre mes Converse, je regagne ma maison avec le bruit de la pluie pour seule compagnie. Tête baissée vers mes pieds, je vagabonde jusqu'à chez moi le vague à l'âme.
Il y a des jours comme ça où tu te sens comme une moins que rien.
Ça faisait longtemps que ce n'était pas arrivé, Madeleine.
Sa voix me torture, elle me hante depuis que je ne peux plus l'entendre.
Tu n'es pas une âme solitaire, c'est pour cela que dès qu'on ne te porte plus d'intérêt tu te sens perdue. Tu ne marches même plus droit pauvre idiote. C'est ce que tu penses ? Que le travail et l'acharnement dont tu fais preuve sont la solution à tous tes problèmes ?
J'en suis la source...
Tu as enfin retenu la leçon.
D'un coup d'œil furtif, je balaye la rue du regard. Je le revois au bout de l'allée, le regard vide lorsqu'il me regardait et cet air absent qui ne le quittait plus. J'en connais les traits par cœur, dans les moindres détails.
Alors pourquoi refuses-tu de te souvenir ?
Tu sais qui il est. Tout comme lui te connaît.
De puissants arcs de cercle se forment aux creux de mes paumes, profonds et ensanglantés pour combattre le mal qui me ronge. Je le domine en une respiration, reportant à plus tard une lutte qui semble inévitable. Les mains tremblantes, je ravale ma colère comme si j'avais le pouvoir de balayer cette crise d'un revers de manche.
Allez, laisse-toi aller.
Souviens-toi de lui, comme si c'était hier.
En un battement de paupières, je prends conscience que mes doigts s'animent afin de fermer habillement le loquet de la salle de bain. Telle une automate, je me déshabille avant de me glisser dans la cabine de douche. Le bruit du jet contre la paroi me fait tressaillir, bien qu'elle soit cette fois dans une toute autre matière qu'à l'époque. Mon cœur bat à tout rompre lorsque je détache mon chignon pour laisser mes épaisses boucles brunes s'écraser contre ma nuque, collantes à cause de l'humidité et de la buée.
Un filet d'eau tiède épouse mes courbes disgracieuses, avant de disparaître à mes pieds, se mêlant au sang de mes plaies. Je me savonne sans me regarder en face. L'étau se referme contre ma gorge, comme toujours lorsque je prends une douche. La vapeur m'étouffe, accélère les battements de mon cœur paniqué jusqu'à le faire disjoncter, provoquant une succession de pulsations qui résonnent douloureusement entre mes côtés. Non sans mal, je lève le pommeau jusqu'à mon crâne pour mouiller mes cheveux sans jamais mettre le visage sous l'eau.
Tu pourrais le faire, ça éveillerait de bons souvenirs.
Plus jamais.
Ça te fait du bien, tu aimes la sensation de l'eau contre tes joues.
Dis pas ça, tu sais pas de quoi tu parles.
Sentir l'air se comprimer dans tes poumons.
Arrête.
Résister face à la main qui te maintient la tête sous l'eau.
Ça suffit !
Confondre tes larmes avec le liquide dans lequel tu te noies.
Je lâche le pommeau d'un geste brusque, avant de regretter immédiatement mon acte. Le jet d'eau se disperse de part et d'autre de la cabine, m'aspergeant brutalement de la tête aux pieds. Paniquée, je recule violemment, le dos plaqué contre le carrelage. Je glisse sans ménagement, avant de rassembler mes membres tremblants les uns contre les autres, en un paquet mal organisé supposé me protéger. La tête enfouie dans les bras, mes larmes se mêlent sans raisons valables ni apparentes à l'eau de la douche. La chaleur m'étouffe pendant que je m'enfonce dans une réalité que je souhaiterais mieux oublier.
— Madeleine ? Mais putain, qu'est-ce que tu fous ? s'écrie Maddy en surgissant de nulle part, piétinant mon intimité par la même occasion.
Maddy ! La voilà enfin !
Aide-moi, je t'en supplie.
Approche, Approche, joins-toi à la fête !
Sa main pénètre dans la douche, et s'attarde sur le robinet qu'elle ferme à toute vitesse. Immédiatement, je frotte mon visage pour chasser toutes traces d'humidité, complètement en panique. Maddy m'envoie une serviette, à laquelle je m'accroche comme à une bouée de sauvetage.
— Va-t'en maintenant, dis-je d'une voix tremblante.
— Qu'est-ce qu'il se passe Madeleine ? insiste-t-elle.
Je refuse qu'elle me voie nue, qu'elle aperçoive un centimètre de peau en trop.
Tu as bien raison, épargne lui cet hideux spectacle.
Je ne suis pas hideuse.
Non, tu es monstrueuse, Madeleine.
— Si la porte est fermée, c'est une bonne raison, répliqué-je.
S'il y a bien un sujet sur lequel je refuse de plaisanter, c'est celui-ci. Elle n'a pas le droit de me prendre mon intimité, c'est tout ce qu'il me reste.
— Elle ne l'était pas.
— J'ai fermé à clef, je ne comprends même pas comment tu es entrée.
— La porte est grande ouverte depuis que tu es rentrée Madeleine, et tu cries comme si tu allais mourir, arrête tes conneries !
Je fronce les sourcils, sans comprendre un mot. J'ai verrouillé la porte derrière moi, tout comme je suis certaine qu'aucun son n'est sorti de ma bouche depuis que je suis ici.
— Laisse-moi, s'il te plaît, demandé-je d'une voix plus douce...
... et le cœur alourdit par tant d'incompréhensions.
— Comme tu veux.
Mon palpitant retrouve sa mélodie quotidienne au bout d'une vingtaine de minutes, non sans fausses notes. Il retrouve ses doux accords pendant que je détaille mon reflet du regard. Mon apparence n'a jamais était si bien soignée depuis ces dernières années, et pour la première fois depuis longtemps, je me sens bien dans ma peau. Ce n'est pas pour replonger maintenant dans ce cauchemar.
Replonger ? Madeleine chérie, tu n'as jamais sorti la tête de l'eau. Ce n'est que parce que tu arrives à te convaincre du contraire que tu parviens à te lever le matin pour aller danser comme tu le fais.
Je serre les poings à en faire saigner mes paumes, comme un unique moyen pour contenir cette voix qui me harcèle depuis tout ce temps, mutilant mes mains pour sauver tout ce que ce simple chuchotement ne m'a pas encore pris.
⁂
Les flashs se succèdent, se complètent et s'assemblent en un puzzle compliqué pour ma mémoire. Un tapis de pièces oubliées, qui ne souhaitent qu'une chose : former un tout qui m'enverra la réalité en plein visage. Faire face, revivre des évènements passés et pourtant si soigneusement enterrés pour être omis.
Je le revois, le regard rempli d'admiration lorsque mes doigts battaient encore la mesure contre le bord de la scène pendant ses prestations, lorsque mon cœur tambourinait encore d'inquiétude à l'idée qu'il réussisse parfaitement ses sauts, ses pirouettes, et ses pas comme à l'entraînement.
Mon excitation lorsqu'il descendait les marches pour venir m'embrasser tout en prenant garde de ne pas écraser le bord de mon costume de scène était à son comble. Ses baisers étaient toujours plus savoureux lorsque ses lèvres semblaient gonflées par l'adrénaline du moment, lorsque mes mains tremblaient légèrement d'impatience à l'idée de me donner en spectacle devant tant de monde. Je me souviens de mon rire lorsque Valentin me souhaitait de me casser une jambe en embrassant mon cou finement, et de son regard brillant d'admiration lorsque la lumière s'allumait enfin pour illuminer ma prestation en solo.
Tant de sensations et d'émotions qui gonflaient mes veines d'un puissant désir de vivre, d'une envie folle d'avancer dans ses bras, d'être à ses côtés tous les jours de mon existence sans pour autant se promettre l'infinité.
Les choses changent, c'est dingue comme tout peut basculer en un instant. Qui aurait cru que six mois après, je me préparerai pour retrouver un autre garçon que celui-ci ? Que nos regards se croiseraient uniquement pour s'affronter à présent ? Qu'il me poignarderait toujours plus fort et plus profondément que ce soir là, alors que j'avais besoin de lui et de notre complicité pour retrouver mon souffle ?
Moi, je te l'avais bien dit pourtant.
Ma robe est noire ce soir, et j'ai dû mal à me reconnaître. Mes couleurs me manquent, mais celle-ci ne me déplaît pas pour autant. On m'a toujours convaincue que le noir était la couleur de Maddy, qu'elle était faite pour le porter et pas moi. Ainsi, sombrement vêtue d'une robe longue, les cheveux détachés et sans sourire, c'est ma jumelle qui me fait face. J'ai beau poser la main contre le miroir, cette apparence n'est pas la mienne.
J'attache mes cheveux en une queue de cheval serrée, avant de déposer une paire de lunettes de soleil sur le sommet de mon crâne. En deux-trois mouvements, mes paupières deviennent orangées, et je me retrouve enfin, souriant à moitié.
Hugo est venu vers moi, plus d'une semaine après l'épisode sous la pluie. Je ne sais même pas pourquoi je lui en veux, ni ce qui me pousse à bricoler des sourires alors que les miens sont supposés être spontanés.
L'absence de notre rituel me pèse, mon corps tout entier en a conscience, alors que mon esprit assimile à peine l'idée que je respire uniquement pour lui plaire.
Son regard absent brûle toujours mon âme. Il m'a observée sans la moindre lueur d'intérêt, comme si j'étais complètement invisible. Exactement comme tout le monde m'épie, de la même façon que Maddy me contemple du matin au soir. Telle une jeune fille inexistante, qui se contente de rester dans l'ombre parce qu'elle ne sera jamais aussi bien que sa sœur, malgré tous les efforts fournis.
Qu'est-ce que ça fait mal.
Je le rejoins en bas de la colline, dans la même rue que la première fois qu'on s'est rencontrés. Comme durant le dernier épisode, je m'accoude à la rambarde le cœur lourd, me penchant légèrement pour entrevoir l'eau filer sous mes pieds.
Son pont, notre rencontre, mon repère.
La lettre est froissée sous mon bras, comme laissée à l'abandon après plusieurs tentatives vaines. J'ai essayé de l'approcher durant la semaine, au lycée et ici, sur le chemin du retour. Jamais je ne l'ai trouvé avant de tomber sur un nouveau tournesol, déposé sur le rebord de ma fenêtre avec un mot contenant la date et l'heure de notre prochaine rencontre. J'ai aveuglément décidé de suivre ses indications, me rattachant à ce message plus que de raison.
Les couleurs chaleureuses s'estompent, c'est la première fois qu'on se voit après le coucher du soleil. Elles dansent encore sur les flots, tels de pâles reflets estompés. Je me penche un peu plus pour les apercevoir et deux mains se posent de part et d'autre de mes hanches.
— Interdiction de tomber, Madeleine Williams.
Je ferme les yeux, savourant à la fois sa présence que l'exotisme de son accent. Je me laisse retomber sur mes pieds, avant de le contempler dans les yeux. Un sourire tapisse mes lèvres, et son regard se détourne.
— Tu es quand même venue, même si j'ai complètement foutu en l'air la règle de la lettre, constate-t-il avec un hochement de tête.
— En effet, notre rendez-vous devait se passer il y a deux jours. Tu as effectivement tout foutu en l'air.
Comme toujours, je ne suis qu'à moitié sérieuse. Ces mots, je les pense. Pourtant, mon intonation enjouée et ma joie de vivre diminuent l'impact de mes paroles.
— Je suis désolé, encore une fois. Ce n'est pas le bon moment pour moi, c'est compliqué pendant cette période, se justifie-t-il.
Je tire nerveusement sur ma veste, avant de jouer avec mon pin's. Sa forme de tournesol le rend important à mes yeux, tout comme je trouve rassurant de sentir ses contours sous mes doigts.
— Où est-ce qu'on va ? demandé-je en regardant autour de moi.
— Au sommet de la colline, je veux marcher un peu avec toi, si tu es partante.
Le sourire qu'il m'offre est l'un des plus sincères jusqu'à présent. Un rapprochement indéniable s'opère depuis les dernières semaines, et nous avons déjà parcouru du chemin. À moins qu'encore une fois, mon esprit ne me joue des tours ?
— S'il te plaît, insiste-t-il face à mon inhabituel silence.
— Ok.
J'enfonce mes mains dans mes poches avec nervosité, tirant légèrement sur les pants de ma veste en jean. Le sol encore humide dû aux récentes intempéries fait résonner le bruit de nos pas coordonnés, comblant ce lourd silence qui ne semble pas décidé à nous quitter.
Dans un mouvement spontané, Hugo glisse sa main dans mon vêtement et trouve la mienne. Je le regarde comme s'il était un vulgaire étranger, avant de me laisser guider, fermement attachée à sa paume.
— On va passer par derrière, ça sera plus rapide, explique-t-il.
Ses doigts remuent contre les miens, et c'est comme si j'avais gagné tout un tas de terminaisons nerveuses à la fois. Mon toucher stimulé avec puissance, mes autres sens se retrouvent à la traîne, comme si mon corps était incapable de traiter toutes ces divines informations d'un seul coup.
— Par les petits chemins pas éclairés ? Tu en as d'autres des bonnes idées ? murmuré-je perturbée.
— Qu'est-ce qu'il pourrait nous arriver au juste ?
— Il fait nuit ! Il pourrait justement nous arriver tout un tas de trucs !
— Aucune chance, tant qu'on reste tous les deux, réplique-t-il en levant les yeux.
— J'aimerais bien voir qui de nous deux défendrait l'autre en cas d'attaque, grommelé en passant sous le grillage qu'il maintient ouvert.
— Moi, c'est évident, répond-il avec un clin d'œil.
Je pouffe avant de m'approcher un peu plus, fatiguée d'instaurer une distance inutile entre nous. Ses yeux survolent ma silhouette avant de fuir brutalement. Je ne saurais dire pourquoi, ni comment je le sais, mais son regard sur mon corps est différent. Sur moi toute entière à vrai dire.
A-t-il vu la publication de Valentin ?
Sait-il à quoi je ressemblais, avant ?
Je ferme les yeux, songeuse. Maddy est peut-être responsable, et s'il avait intercepté une de nos photos de famille ? Ils sont bien amis tous les deux, non ? Ils n'ont de cesse de traîner ensemble, sont-ils proches au point de partager ces secrets ?
Maddy ne pourrait pas me faire un coup pareil.
Vu ce que tu lui as fait, il se pourrait qu'elle fasse bien pire.
— Arrête, tu dis n'importe quoi, sifflé-je à voix-basse.
— Comment ?
Je regarde Hugo, mes paupières papillonnant rapidement.
— Non, rien, je feins d'un air bête avant de passer plusieurs fois mes mèches derrière mon oreille gauche.
— On est arrivés, indique-t-il.
Sauvée par le gong.
Sous mes yeux se dessine une vue imprenable sur Los Angeles. L'endroit me coupe le souffle, tant son panorama est beau. C'est triste à dire, mais ce ne sont pas les quartiers que je fréquente habituellement, pourtant des merveilles s'y cachent. Hugo m'indique d'un petit signe de tête le banc qui surplombe cette colline, je m'y assois sans rechigner, mes pieds encore douloureux.
— Des questions pour réparer les bouts, des réponses pour continuer notre rituel, déclare-t-il en se posant sur le dossier et non sur l'assise du banc.
— Pour recoller les morceaux, à la rigueur, ris-je.
— Tu m'as très bien compris ! Commence, je t'écoute.
— Combien de questions il va y avoir ?
— Autant que nécessaire, le temps que je termine mon dessin, explique-t-il en sortant un carnet et un crayon de son sac.
Sa main quitte la mienne, et la petite flamme qui colorait jusqu'à présent mes joues s'estompe.
— Tu dessines ? bredouillé-je.
— Je te dessine, nuance-t-il.
Je tombe des nues en apercevant un bout de son dessin. Mes courbes sont gracieuses, élégantes, et parfaitement maîtrisées, malgré la difficulté que représentent les proportions d'un modèle assis.
— Tu as boudé toute la semaine, alors il fallait bien que je me console quelque part, se justifie-t-il en commençant à gribouiller son œuvre.
— Je ne boudais pas. Et si c'était le cas, ce serait parfaitement légitime.
Je saisis son deuxième carnet avant de sortir un crayon de mon propre sac. Les yeux de mon acolyte se posent sur moi, et je me sens obligée de rétorquer.
— Moi aussi, j'aime dessiner. Alors si tu le fais, j'en fais autant.
Il hoche la tête, avec un sourire franc.
Mon traître de cœur s'accélère, constaté-je en silence.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ce soir-là, pour que tu ne me laisses pas l'occasion de te remettre notre lettre ?
— Tu commences fort Madelinette, chuchote-t-il en se penchant sur le papier.
Ses battements se convertissent en une véritable course contre la montre.
— Je... J'ai appris que mon père allait rentrer à la maison, continue-t-il. Il est militaire, mais il est en permission. Ça va faire quelques jours qu'il tente de nous voir, ma famille et moi. Je ne suis pas prêt à le revoir, et je ne pensais pas qu'il aurait le culot de se pointer ici.
— Vous êtes sa famille, c'est normal, répliqué-je sans comprendre. C'est fait pour ça ce temps de pause, prendre du temps pour soit et le partager avec ses proches.
— C'est plus compliqué que ça. Il est en mission depuis très longtemps, et n'a jamais pris le temps de venir nous voir. Il nous a abandonnés Luna et moi pour commencer et tout ce qui a suivi est de sa faute. Il n'a même jamais vu Lucia, tu imagines ? Je ne veux pas justifier le comportement de ma mère, mais comment veux-tu tenir le cap avec des enfants à charge quand on est seule ?
— Mais il... Aria n'est pas sa fille ? demandé-je timidement en faisant un rapide calcul dans ma tête.
— Si, bien sûr que si. Ma mère est allée le voir cette fois-ci. À chaque fois qu'ils se voient, ils font un enfant, c'est pas plus compliqué que ça, dit-il avec ironie. Le reste n'a pas d'importance, savoir qu'on est dans la merde jusqu'au cou ne l'empêche pas de vivre sa vie loin de nous. J'essaye de ne pas dépendre ni de lui, ni de son argent, mais c'est presque impossible. Je refuse que Luna travaille à cause d'une décision que j'ai prise.
— Tu n'as plus confiance en lui ?
— Ça fait bien longtemps. Il n'apporte que la tristesse et les problèmes. Ma mère ne jure que par lui, mais si on en est là aujourd'hui, si Luna est aussi malheureuse et qu'il lui est arrivé tout ça, c'est à cause de son départ.
Je ne saisis pas tout, mais me contente d'hocher la tête. Une confession à la fois semble suffire si j'en crois le tremblement qui contrôle ses paumes. Tout à coup, je me sens bête. Avoir réagi de cette manière, imaginé le pire en le maudissant plusieurs fois par jour alors qu'il n'était tout simplement pas remis de ce choc fait de moi la pire des garces.
— Je suis désolée, trouvé-je bon de préciser en posant ma main sur son genou.
— Merci, Madeleine.
Le petit sourire qu'il m'offre me fait fondre, il aurait presque le pouvoir de mes faire oublier les maux énoncés.
— Pourquoi tu ne te lâches jamais les cheveux ? demande-t-il.
— C'est ça, ta question ? m'étonné-je.
S'il y a bien une chose dont je ne lui parlerai jamais dans ce jeu des « trois questions » c'est bien de ses cheveux. Pourquoi se contenter de si peu lorsqu'on peut interroger l'autre sur ce que l'on souhaite ?
— Parce que je ne suis pas Maddy, confié-je face à sa confirmation. Maddy laisse toujours ses cheveux détachés, donc il faut que je fasse l'inverse pour qu'on puisse nous distinguer. En plus, je ne supporte pas d'avoir les cheveux aussi longs, c'est un enfer.
— Pourquoi tu ne les coupes pas ?
— Parce que Maddy le fera un jour. Elle a toujours voulu avoir les cheveux courts, au-dessus des épaules je veux dire. Je sais qu'elle les coupera dans un futur proche, alors je ne peux pas le faire avant elle.
Hugo me fixe avec des yeux ronds comme des soucoupes.
— C'est déjà assez compliqué d'avoir la même forme de visage, des yeux identiques et les mêmes teintes de cheveux, alors le reste doit être différent, justifié-je.
— Tu as conscience du schéma dans lequel tu t'enfermes ?
— C'est comme ça, et c'est pas prêt de changer, répliqué-je légèrement sur la défensive. Ma mère nous a proposé cette idée, et ça s'est toujours bien passé jusque-là. Sarah a toujours su trouver des solutions à tout.
— Ta mère s'appelle Sarah ? réalise Hugo en me fixant droit dans les yeux.
Je lève légèrement le menton pour pouvoir l'observer en entier.
— Bien sûr, elle s'est déjà présentée à l'hôpital, ajouté-je.
— Je n'avais pas du tout fait le lien ! Alors pourquoi Maddy l'appelle par son prénom ?
Mon souffle se coupe net, peut-être même que mon cœur s'immobilise dans ma poitrine. Je n'aurais jamais imaginé parler de ça à Hugo, et encore moins si tôt.
— Ça fait deux questions ça, murmuré-je le regard dans le vide.
Ses doigts s'emmêlent dans ma queue de cheval, ce qui ne m'aide pas à retrouver une respiration normale. Ils frôlent ma nuque, et une centaine de petits frissons dévalent ma colonne sans prévenir.
— Dis-moi si ça va trop loin, chuchote-t-il à mon oreille.
— De... de quoi tu parles ? hésité-je sur le même ton que lui, comme si le monde entier tendait l'oreille pour nous écouter.
— Des questions. Si c'est trop personnel, je comprends.
— Oh, soupiré-je en m'écartant légèrement, en quête de lucidité pour ce qui va suivre.
Bon sang, mais qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi je me désintègre ainsi sous son contact, comme si rien d'autre n'avait d'importance ?
— Sarah... Enfin elle... ce n'est pas notre vraie mère, dis-je en un souffle.
Sa main presse mon épaule, un geste encourageant à souhait. Je n'aime pas parler de tout ça, ni le formuler ainsi, même si j'éprouve toujours un soulagement infini lorsque ces mots douloureux traversent mes lèvres. Peu de personnes sont au courant, mais chaque aveu allège un peu plus ce poids constant sur mes épaules.
— Mon père non plus d'ailleurs, poursuis-je. Enfin, au nom de la science ils ne sont rien pour nous... À mes yeux, c'est bien différent. Ils nous ont tout simplement sauvé la vie, et permis de rester ensemble Maddy et moi.
— Ce sont vos parents adoptifs ? comprend-il d'un ton infiniment bienveillant.
Je confirme d'un hochement de tête, et poursuis d'une voix monocorde.
— Ce n'était plus possible autrement, on était en danger avec elle. Après le décès de mon père biologique, ma mère est devenue complètement folle et...
— N'importe qui le serait, me coupe-t-il.
— Non, tu ne comprends pas. Elle était malade, ce n'est pas une façon de parler. Ma mère entendait des voix, faisait des choses au nom de je ne sais pas trop qui... Elle était dangereuse pour elle-même, mais aussi pour nous. On ne comprenait pas, on était trop jeunes pour donner l'alerte. Au début, elle oubliait de venir nous chercher à l'école, ou de nous donner à manger pour le dîner. Mais avec le temps, tout s'est empiré, elle s'est mise à me haïr. Maddy a toujours été plus proche d'elle, elles étaient tellement complices qu'il y avait peu de changement dans sa façon de faire avec ma sœur. Me concernant, c'était de pire en pire, et Maddy n'en avait même pas conscience, d'après elle, j'inventais tout ce qu'il se passait avec notre mère.
Je marque une pause, appréhendant sa réaction.
Continue, maintenant que tu es si bien lancée.
Raconte-lui tout ce que tu sais.
— C'était une période compliquée pour moi, on en a tous étant enfant, et le décès de mon père n'a rien facilité. Je faisais des crises d'épilepsie très rapprochées, sans jamais avoir le moindre contrôle là-dessus. Pour ma mère, j'étais possédée par le diable, alors ça n'a rien arrangé à sa façon de me voir, de me traiter, elle m'a simplement éloignée de la maison. Alors ma mère m'a tout bonnement placée, expédiée loin d'elles parce qu'elle avait peur...
Ma vue se brouille, et j'ai du mal à contenir mes larmes. Le visage d'Hugo a perdu toute couleur, il est évident qu'il ne s'attendait pas à de telles révélations en me parlant de ma coiffure.
— Personne ne voulait entendre ma version des faits, personne ne voulait me croire. C'était moi la folle dans l'histoire, pas ma mère. Pour certains organismes religieux, l'épilepsie est un mal qu'il faut dompter, un signe de possession qu'ils se doivent d'exorciser et tu n'as pas idée des méthodes qu'ils emploient pour y parvenir.
Mes poings se serrent entre eux pour faire barrages aux souvenirs qui tentent une nouvelle fois de franchir les barrières que j'ai érigées autour de mon cœur.
— Je n'avais aucun moyen d'aider Maddy qui elle était encore avec ma mère. Chaque jour, je n'avais que son prénom sur les lèvres, elle était mon seul et unique point d'ancrage dans cet enfer. Mais ma mère s'en est pris à elle bien avant que je n'ai l'occasion d'agir. À cause de moi, Maddy est mutilée aujourd'hui, et porte les stigmates de notre ancienne vie à jamais sur son corps. Comment peut-on refaire sa vie lorsque son apparence toute entière nous rappelle les traumatismes qu'on a vécus ? Rien qu'en se regardant dans le miroir, la réalité lui saute aux yeux.
Le silence qui nous entoure n'agit pas en ma faveur, j'avale difficilement ma salive. Hugo s'est assis à mes côtés, le visage penché et le regard vide. Il m'a offert sa confiance, tout comme je lui ai donné la mienne. Prendre le risque de lui donner autant de détails pourrait aisément lui permettre de découvrir toute la vérité à notre sujet, mais c'est un risque que je prends.
J'en ai besoin.
— Qu'est-ce qu'elle lui a fait ? murmure-t-il, blême.
J'essuie mes joues de mes doigts, avant d'inspirer un grand coup pour me donner le courage de finir mon long monologue, pour finir de conter l'histoire de ma vie, ou plutôt comment j'en suis arrivée là aujourd'hui.
— Quand ma mère entrait en crise, qu'elle commençait à crier sans raison, Maddy allait se cacher dans notre chambre, bien qu'elle ne prît cela que pour de simples excès de colère. Elle n'a pas pu le faire ce jour-là, elle ne s'est même pas rendu compte de ce qu'il se passait, elle était en train de dormir. D'après les spécialistes, notre mère aurait entendu une voix lui ordonner de se débarrasser de sa fille au plus vite, avec ce qu'elle possédait sous la main. Elle était en train de faire chauffer de l'eau pour se préparer un thé et...
Hugo se lève d'un bond, les mains plaquées contre la poitrine. Un haut-le-cœur me prend à sa suite, comme à chaque fois que mon encéphale tente de mettre des images sur l'horreur qu'a vécu ma jumelle.
— Et les services sociaux dans tout ça ? s'écrie Hugo en me faisant sursauter vivement. Ils ne sont jamais là quand on a besoin d'eux, putain !
Je baisse la tête, honteuse, comme le ferait une gamine qui reçoit une punition.
— Ils sont intervenus trop tard, un voisin a entendu des cris et a appelé les secours. J'ai appris des semaines plus tard que Maddy avait été gravement brûlée à l'abdomen et qu'elle avait été conduite aux urgences. Ce sont les deux femmes qui sont venues me chercher dans l'établissement où j'étais qui me l'ont annoncé. Je ne me souviens pas vraiment des semaines qui ont suivi, ni de l'état dans lequel je l'ai trouvée, j'étais complètement sous le choc moi aussi. Maddy est restée longtemps à l'hôpital avant de s'en remettre, et de me rejoindre dans le centre où j'avais été confiée. Même si nous n'étions que des gamines, ça l'a profondément marquée aussi bien physiquement que moralement, soufflé-je.
Hugo assimile la quantité d'informations révélée en silence. Ses yeux sont remplis de larmes, alors que les miennes débordent aisément sur mon visage.
— Alors c'est pour ça qu'elle te déteste ? bredouille-t-il. Elle te tient responsable de ce qui lui est arrivé parce que tu n'as pas donné l'alerte ?
Je me lève à mon tour, abandonnant mon esquisse, avortée sur le banc.
— Non, bien sûr que non, ça n'a rien à voir.
Je m'approche du bord de la colline, contemplant Los Angeles d'un air absent. Mes bras se serrent contre mon corps, subitement frigorifié.
— Je ne comprends pas, s'agace Hugo en me rejoignant. Qu'est-ce qui a bien pu se passer entre vous pour qu'elle te traite ainsi ? Enfants, vous deviez être complices, vous êtes sœurs, et jumelles qui plus est ! Il y a forcément une raison, elle ne peut pas...
— Elle me déteste parce que je lui ai pris la personne à qui elle tenait le plus au monde, avoué-je le cœur au bord des lèvres.
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Hey ! Bonjours à tous !
Avant tout, je tiens à m'excuser pour mon retard... J'ai bataillé toute la journée d'hier avec Wattpad et ses bugs, impossible de poster autre chose qu'une page blanche. J'ai simplement perdu patience au bout d'un moment...
Sinon, qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?
Je l'attendais depuis longtemps, tellement j'étais impatiente de vous le partager !
Pour son début, on assiste à une véritable lutte entre Madeleine et sa conscience, comprenant aisément qu'elle a cerné des changements dans sa relation avec Hugo. Comment toujours en train de danser, elle est tout simplement en train de perdre pieds.
Comment avez-vous trouvé ce moment ?
Et enfin, dans la dernière partie, après un léger rapprochement entre les deux jumelles, vous avez enfin un grand nombre de réponses les concernant !
Depuis trois chapitres, il y a littéralement des indices partout, vous vous doutiez d'un tel passé ? Qu'en pensez-vous ?
J'endosse toute la responsabilité de ces passages et du titre de "sadique" je l'accepte cette fois-ci ! (est-ce vraiment mérité ?)
Concernant les prochains chapitres, il en reste deux avant la fin de la première partie. Je publierai le prochain chapitre dès que j'aurais achevé sa rédaction et qu'il sera corrigé. J'ai l'impression de terminer le premier tome d'un saga, je veux m'appliquer un maximum pour cette dernière ligne droite...
Merci d'avoir lu, des bisous, Lina !
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