III - Solitude
TW - Harcèlement, suicide
Les corbeaux étaient partout. Ils volaient en cercles autour d'elle, la griffaient, lui tiraient les cheveux, l'insultaient de leurs cris furieux. Elle sentait les larmes couler sur ses joues, mais n'émettait pas un son. À l'extérieur, elle était indifférente, aussi stoïque qu'une statue de pierre. À l'intérieur, cependant, elle hurlait de douleur et de frayeur, paniquée.
Ses pensées tourbillonnaient comme des feuilles mortes emportées par le vent, petits oiseaux effrayés par l'attaque d'un prédateur. J'ai peur qu'est-ce qu'ils vont me faire j'ai mal pourquoi ils font ça ils sont trop ils sont fous...
Elle tentait de ne pas y faire attention et de faire abstraction du reste, des oiseaux fous et de leurs cris furieux, des multiples plaies ouvertes sur sa peau, de l'obscurité de la forêt d'hiver. Mais elle avait froid, elle avait mal, elle avait peur, elle avait faim, elle avait soif, elle était fatiguée, et elle n'arrivait pas à oublier ces sensations.
Elle avait tenté de s'en aller en retournant sur ses pas, mais la forêt semblait infinie, les arbres squelettiques s'étendant à perte de vue, leurs branches nues lui cinglant le visage, leurs racines tordues s'étalant sous ses pieds pour la faire trébucher. Il lui avait fallu une vingtaine de minutes pour arriver à la clairière aux corbeaux, mais elle avait marché une heure sans retrouver son chemin. Et les oiseaux sombres la suivaient où qu'elle aille.
Les oiseaux... Ces oiseaux qui la griffaient de leurs serres tranchantes, qui la toisaient avec froideur de leurs petits yeux luisants, qui la rabaissaient et l'insultaient de leurs voix criardes. Elle avait bien essayé de les chasser, mais à peine en avait-elle fait fuir un que cinq autres prenaient sa place. Elle n'avait réussi qu'à se fatiguer encore plus et avait fini par abandonner et se laisser choir au sol, découragée.
Désormais, elle restait recroquevillée sur la terre gelée comme la petite chose faible et fragile qu'elle était. Une petite chose incapable de se défendre, seule, ne possédant que la différence qui lui causait tant de problèmes. À part cette anomalie qui ne l'aidait pas, elle n'avait rien de spécial. Elle n'était ni courageuse, ni intelligente, ni rusée, ni particulièrement belle ou gentille, elle ne possédait pas d'affinités dans un domaine quelconque, elle ne savait que baisser la tête et accepter son sort avec lâcheté et résignation. Elle n'était rien.
La jeune fille secoua la tête et tenta d'échapper à ces noires pensées. Elle savait que tout cela était vrai, mais ça n'allait pas l'aider. Elle essaya de faire taire son esprit pour mieux ignorer la douleur, mais ses pensées lui échappaient et n'en faisaient qu'à leur tête. La peur l'empêchait de contrôler son esprit comme en temps normal.
Elle resta prostrée au sol durant ce qui lui parut une éternité avant qu'une idée ne germe dans son esprit.
La seule solution... La meilleure...
Mais elle ne trouvait pas la force. Elle était trop faible, trop épuisée. Elle n'y arriverait pas. Elle devrait rester dans cette sombre forêt jusqu'à sa mort, avec ces oiseaux de malheur qui ne la lâcheraient jamais. Elle était faible, incapable, impuissante, abandonnée, seule. Elle ne pouvait rien faire. Elle n'était rien.
Elle sentait les larmes rouler sur ses joues, mais gardait un visage impassible. Mais en elle, la jeune fille poussait un long cri de douleur et de désespoir. Elle voyait défiler des visages heureux, des amis riant ensemble, des amoureux s'embrassant avec tendresse, des mères et des pères étreignant leurs enfants, des sourires, des regards, des rires, mille et une joies inaccessibles. Comment pouvaient-ils sourire ainsi sans pensées noires, s'esclaffer ensemble d'un rire franc, ressentir cette joie belle et pure que la jeune fille voyait mais ne comprenait pas, ce bonheur qu'elle ne parvenait pas à imaginer ? Pourquoi ne pouvait-elle pas sourire sans tristesse, rire avec sincérité ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à être heureuse ?
Une énième paire de serres la griffa au visage, manquant de peu ses yeux. Elles semblaient presque métalliques, comme faites d'argent, et se détachaient sur le plumage aussi noir que l'ébène. Oiseaux sombres aux serres d'argent, oiseaux noirs aux plumes d'ébène... Elle aimait la poésie, autrefois. C'était l'une des rares choses qui pouvaient lui faire ressentir une parcelle de ce bonheur qu'elle ne connaissait pas. Elle avait même essayé d'écrire un poème, une fois, mais cette tentative s'était bien sûr conclue par un échec.
Sans qu'elle ne s'en rende compte, les métaphores s'enchaînèrent dans son esprit. Ténèbres noires... Clairière d'ombre... Ombres d'un soir... Indifférence glaciale... Froid éclat haineux... Cri muet... Forêt retorse...
Elle construisit les vers, imagina les rimes, laissant le poème se développer dans son esprit. Elle en oublia la douleur, la honte, le froid, la faim, les cris, les corbeaux fous et haineux. Elle était entièrement concentrée sur sa création.
...Et en un cri sans fin, elle hurlait sa peine.
Elle resta là une éternité, faible et abattue...
La jeune fille fronça les sourcils. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne trouvait rien pour continuer. Elle avait dit tout ce qu'elle voulait dire. Pourtant, elle ne pouvait pas finir ainsi.
Elle chercha ce qu'elle pouvait faire, examina toutes les possibilités, élimina celles qui n'étaient pas réalisables, hésita à garder certaines avant de les rejeter et se retrouva enfin face à la seule solution. Partir.
Partir... Pour un poème ? songea-t-elle, dubitative.
Ce n'était pas avec cette motivation qu'elle réussirait à partir.
Et... Et la première idée qu'elle avait eue ? Ça pouvait marcher...
Lève-toi, maintenant. Tu peux le faire. Tu dois le faire.
Alors elle se leva.
Elle resta là une éternité, faible et abattue,
Jusqu'à ce qu'enfin son long cri muet se tut
Et qu'en elle, elle trouve ses dernières forces
Pour partir, s'en aller loin de cette forêt retorse.
Oui, c'était bien, c'était une bonne suite. Mais le poème n'était pas fini.
Elle marcha longtemps, partit droit vers l'est...
Elle ne savait pas dans quelle direction elle allait, mais "est" collait avec la suite. De toute façon, si elle marchait tout droit, elle finirait par sortir de la forêt. Elle se raccrocha de toutes ses forces à ce mince espoir.
Vers l'endroit qui, elle le savait, convenait à son geste...
Elle était enfin sortie. Elle se retourna vers les arbres squelettiques qui lui semblaient déjà à des kilomètres. En dehors de cette forêt, elle pouvait se repérer et savait où trouver ce dont elle avait besoin.
Lorqu'enfin elle arriva face à une falaise escarpée...
Elle contempla l'océan en contrebas qui venait se briser sur la falaise en vagues blanchies par l'écume. C'était pile l'endroit qu'elle cherchait. C'était... parfait.
Elle respira profondément l'air salé du grand large, s'imprégnant de cette odeur familière et rassurante. Elle sortit de sa poche un petit calepin et un stylo et commença à retranscrire les vers qui encombraient son esprit sur le papier malgré les corbeaux qui continuaient à la blesser, modifiant quelques mots au passage, changeant un ou deux vers qu'elle jugeait trop mauvais. Elle coinça ensuite le carnet sous une grosse pierre de manière à ce qu'il ne s'envole pas mais qu'il reste bien visible. Sa couleur rouge qui ressortait sur le vert de l'herbe le rendait aisément repérable. Avec un peu de chance, quelqu'un tomberait dessus en se promenant.
Elle plongea, entraînant les corbeaux dans la mer glacée.
La jeune fille prit une grande inspiration et sauta. Les oiseaux, imbéciles qu'ils étaient, piquèrent avec elle et arrivèrent à la surface de l'eau à une trop grande vitesse pour pouvoir s'arrêter.
Lorsqu'elle sentit le contact de l'eau comme un mur de béton dans lequel elle s'enfonçait, la jeune fille ouvrit la bouche en laissant entrer l'eau salée, accompagnée de ce goût infect mais familier qu'elle avait tant de fois senti en buvant la tasse. Elle sentit l'onde pénétrer dans ses poumons, s'y accumulant comme pour les faire exploser et alourdissant le corps de l'adolescente. Elle écouta les battements de son cœur qui s'affolait de ne plus trouver d'air à pomper, puis ralentissait peu à peu en perdant de l'énergie. La pression augmentait au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait sous l'eau, le sel piquait ses yeux grands ouverts, mais elle s'en fichait. Elle voyait les oiseaux couler en s'agitant, affolés de ne plus pouvoir remonter ni respirer, alourdis par l'eau. Juste avant de s'évanouir, elle tourna son regard vers les profondeurs en pensant à la dernière strophe du poème, qu'elle avait ajoutée sur le carnet au dernier moment et qui reprenait le premier couplet :
Oiseaux noirs aux serres d'argent
Tournaient autour d'elle indéfiniment.
Oiseaux noirs aux plumes d'ébène
Coulaient, alourdis par toute leur haine.
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