II - Un fleuve nommé la guerre
Des souvenirs d'Eden, Julian en avait plus qu'il n'en fallait.
Des armées d'images heureuses et de moments de joie qui chargeaient en régiments et piquaient son cœur de leurs lances d'amertume, de regret et de désespoir.
Mais même s'ils le détruisaient de l'intérieur, Julian ne voulait pas les perdre. Il voulait revoir indéfiniment ces instants de bonheur, les garder à jamais dans sa tête et dans son cœur comme autant de bijoux précieux qui étincelaient de l'éclat doré du regard d'Eden. Il les avait fait taire pendant des mois pour mieux se concentrer, et maintenant qu'il relâchait la pression, les souvenirs revenaient en cascade, et il les accueillait à bras ouverts.
Aussi, il les repassait en boucle dans sa tête, revoyant les hivers passés au bord du lac, à patiner sur la glace lorsqu'elle était assez solide et à se défier à la course de traîneau sur le flanc de la montage. L'été, ils revenaient dans la résidence principale de la famille de Julian, mais ils n'étaient jamais aussi heureux que dans le chalet au bord du lac. C'était leur refuge, leur bulle de bonheur et d'insouciance, où ils se sentaient plus libres et heureux que jamais.
Mais un grand bouleversement allait bientôt arriver, comme un fleuve déchaîné déferlant sur leur fragile bulle de joie, la brisant et les emportant dans ses remous et ses courants, les ballotant en tous sens pour enfin les déposer sur des rives opposées.
Ce fleuve avait pour nom la guerre.
Elle se profilait déjà à l'horizon, silhouette menaçante mais assez lointaine pour pouvoir être oubliée ou ignorée. On racontait que l'Empereur, le chef de leur pays, convoitait les territoires coloniaux d'un royaume voisin, et que les tensions étaient de plus en plus fortes entre plusieurs États du continent. Mais Eden et Julian étaient loin de tout ça, filant le parfait amour au bord du lac.
Quelques fois, des informations leur parvenaient, des nouvelles d'une alliance entre deux pays ou des rumeurs sur l'armement d'un autre royaume, et c'était l'occasion pour Eden de soupirer avant de se lancer dans un de ses longs monologues sur les fléaux de la guerre.
- Pourquoi ont-ils toujours besoin de se battre, et surtout d'entraîner le peuple avec eux ? s'énervait-il. Il n'y a presque plus personne pour chasser ou s'occuper des cultures, bref, presque plus de nourriture. Les prix augmentent, la valeur de l'argent baisse... Et les seuls qui en profitent, ce sont les riches et les dirigeants. Enfin, quand ils gagnent. S'ils perdent, c'est l'occasion de chercher à provoquer une autre campagne pour se venger.
Julian l'écoutait distraitement. Si Eden aimait dénoncer tous les travers de la guerre, le blond préférait laisser les grands événements se dérouler sans interférer volontairement avec eux. Ne pas lutter contre la rivière, mais se fondre en elle, suivre le courant, éviter les remous.
S'il avait su...
La guerre était arrivée au début du mois de février, avec un soldat qui avait frappé à leur porte un soir pour les avertir qu'ils avaient jusqu'à vingt heures le lendemain pour se présenter au bureau de mobilisation du village d'à côté. S'ils n'y étaient pas à temps, ils seraient considérés comme des déserteurs.
Ils se rendirent donc au bureau improvisé dans la gendarmerie du village. On leur fit passer un examen médical et remplir un questionnaire, puis on les laissa partir en les informant qu'on enverrait quelqu'un les prévenir dans le mois s'ils étaient enrôlés.
Trois semaines plus tard, un soldat frappait à la porte. Ils étaient tous les deux mobilisés.
Eden accueillit la nouvelle avec calme... en apparence. Julian voyait à sa façon de serrer les poings et au flamboiement de son regard doré qu'à l'intérieur, il brûlait de rage.
On les affecta dans des régiments différents. Ce fut la goutte de trop. Crise de larmes et de rage du côté d'Eden, stupeur muette et incrédule mouillée de larmes silencieuses pour Julian. Mais ils n'avaient pas le choix. Dans quelques jours, le pays se remplirait de soldats alliés ou ennemis, déserter revenait donc à se tirer une balle dans la tête.
Les mois passèrent. Julian écrivit quelques lettres, n'en reçut aucune. On lui dit que le courrier non urgent parvenait rarement d'un bataillon à un autre. Ça n'empêcha pas Julian de se ronger les sangs, inquiet pour Eden.
La guerre fut courte : elle dura moins d'un an, d'autres pays s'étant vite ralliés à leur camp. Un armistice puis un traité furent vite signés. Ils avaient gagné.
Ou plutôt, l'Empereur avait gagné. Leur statut de vainqueur n'empêchait pas les gens ordinaires de peiner à se nourrir, ni la famine et la pénurie de persister. Les prix ne montaient plus, mais n'étaient pas redescendus pour autant. La valeur de l'argent avait augmenté, mais restait basse.
Et surtout, Eden n'était pas revenu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top