I - Un chalet au bord du lac

L'hiver avait pris possession du lac et de la forêt environnante. Il était arrivé une nuit, sans prévenir, étendant son givre sur la mousse comme un voile gelé et crissant, lâchant sur les derniers animaux son froid glacial, qui s'enroulait comme un serpent autour des bêtes trop frileuses, les engourdissant avec le venin paralysant de ses crocs, laissant de multiples engelures en guise de blessures. Il avait recouvert le sol de poudreuse, qui fut vite constellée d'empreintes d'oiseaux, de lièvres ou de renards, avait laissé tomber sur les sapins une neige épaisse qui les recouvrait presque entièrement, et avait enfin étendu sur le lac une fine couche de glace qui se brisait lorsqu'on marchait dessus. Et avec l'hiver étaient venus le silence et l'immobilité totale de ces nuits glaciales, qui semblaient geler la scène pour que rien, pas le moindre bruissement de feuilles, pas le moindre battement d'ailes, rien ne brise la paix que dégageait le paysage. 

Mais aucune paix n'est éternelle. 

Une vague de fourrure sombre aux multiples yeux brillants bondit à travers les sapins en retournant la poudreuse sur son passage, raz-de-marée aboyant et grognant. Ce tsunami noir ne provenait pas du lac, mais s'en approchait au contraire, faisant fuir les renards et les perdrix sur son passage. 

Derrière cette marée noire et écumante filait un traîneau de bois brun, vraisemblablement tiré par les chiens sombres qui composaient cette gigantesque vague de fourrure. Un jeune homme pâle se tenait debout à l'arrière, jetant parfois un ordre d'une voix claire pour faire accélérer un chien à la traîne. Un fouet brillait d'une lueur argentée à sa ceinture, mais pas une fois il n'avança la main vers le long serpent de cuir luisant. Il était vêtu de blanc de la tête aux pieds : les seules touches foncées dans cette tache claire étaient son regard sombre et la cicatrice noire qui s'étendait sur son visage blafard, débutant en dessous de la joue droite qu'elle coupait en deux pour zigzaguer entre les deux yeux ébène, puis passer au dessus du sourcil gauche avant d'aller se perdre entre des mèches couleur de neige. 

L'attelage poursuivit sa course jusqu'au bord du lac, où il s'arrêta à côté d'un modeste chalet de bois sombre. Le jeune homme descendit, détacha les chiens et prit délicatement dans ses bras le long paquet qui reposait sur le traîneau. Il le porta dans une chambre de la maison, l'allongea sur le lit, sous une fenêtre qui laissait passer quelques minces rayons de lune, et commença à défaire la soie qui l'enveloppait.

Lorsqu'il s'écarta de quelques pas, on pouvait voir, sur le lit, un jeune homme à la peau sombre, reposant sur la soie blanche comme sur un linceul. Il semblait presque dormir sous la lueur de la lune, mais sous ses paupières baissées, ses yeux couleur d'or étaient vides de l'étincelle qui les animait d'ordinaire. Sa peau presque noire ne dégageait plus aucune chaleur, et aucun souffle ne sortait de ses lèvres entrouvertes, que la mort avait teintées d'une étrange couleur bleu-gris. Même ses cheveux noirs et crépus semblaient moins rebelles et emmêlés que d'habitude. 

Des larmes perlèrent au coin des yeux sombres de l'autre jeune homme, qui se tenait à côté du lit, contemplant le corps avec un mélange de désespoir et de rage. Il les essuya d'un geste brusque. Non, il n'allait pas faire son deuil. Quelle expression étrange... Faire son deuil. Comme si c'était une tâche insipide dont il fallait se débarrasser le plus vite possible, pour pouvoir cocher la case correspondante, à côté de "faire le ménage" et "faire à manger". 

Peu importait. Il n'allait pas "faire son deuil", comme on disait. Il n'allait pas oublier, pas se consoler, pas "passer à autre chose". 

Il allait  trouver un moyen d'arranger les choses.

Et ils seraient de nouveau ensemble. 

Julian et Eden. 

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