Chapitre 24
— On est vraiment obligé d'y aller ?, se plaignit Croc de Venin.
Tempête de Calme lui répondit, sans lui rendre son regard joueur.
— Oui.
Nuage Mélodieux ajouta avec agacement.
— Sauf que ça n'explique pas pourquoi est-ce que la vieille chatte que je suis doit vous accompagner dans cette dangereuse mission.
— Elle a raison, appuya le guerrier.
Ce fut Coeur de Racine qui mit un terme aux protestations, en affirmant.
— Étoile de Buisson veut que tout le monde participe aux patrouilles, puisque comme vous avez pu le remarquer, les recherches avancent très mal.
Tempête de Calme, quant à elle, n'était pas soumise au caractère autoritaire d'Étoile de Buisson, mais à la paresse d'Éclair de Griffe qui l'avait envoyée avec la patrouille pour qu'elle récupère en parallèle des baies de genièvre. Il n'y avait beau pas avoir de hiérarchie entre les guérisseurs, la soigneuse avait parfois l'impression d'être l'apprentie du chat foudroyant, alors qu'ils avaient pourtant le même âge. Elle se retrouvait donc en patrouille accompagnée d'une vieille guerrière grincheuse et des deux félins qu'elle évitait le plus.
— On est bientôt arrivés ?, grogna peu de temps après Nuage Mélodieux.
Plus tôt dans la journée, une petite patrouille de recherche avaient repéré une odeur féline étrange, qui appartenaient peut-être à des Refusés. Étoile de Buisson avait donc décidé d'envoyer les trois guerriers voir de quoi il retournait vraiment, bien que Nuage Mélodieux et son grand âge ne soit pas forcément la personne la plus adaptée.
Il y avait eu tellement de fausses pistes comme celle-là, que personne ne les prenait plus vraiment au sérieux.
— Pelage Clair a parlé d'un ruisseau et d'un gros chêne, affirma Coeur de Racine.
— Vous ne voulez pas vous arrêter chasser un moment ? Histoire de faire une pause, proposa Croc de Venin.
— Je ne crois pas, non, refusa Coeur de Racine sans une once d'émotion.
La grise avait passé l'entièreté de la patrouille à parler sèchement à Croc de Venin. Amoureuse de lui, tu parles. Tempête de Calme avait eu bien raison, il s'agissait là juste d'un autre caprice de Coeur de Racine, qu'elle avait vite oublié.
— Oh, allez, s'il te plaît, Coeur de Grimace-Agacé !, insista Croc de Venin avec un rictus amusé.
Le nouveau surnom n'échappa pas aux oreilles de Tempête de Calme, qui manqua de trébucher sur une racine devant elle. Coeur de Racine jeta un regard de glace au matou, signifiant sûrement qu'elle n'appréciait pas le sobriquet. La guérisseuse non plus ne l'appréciait pas, depuis quand ces périphrases qui caractérisaient leur amitié pouvaient-elles être données à d'autres chats ?
— Et toi, Tempête de Yeux-Bizarres, tu ne veux pas que l'on s'arrête ?, fit le guerrier en question.
La blanche tigrée ne déplaça pas son regard qui fixait les arbres devant elle. Au moindre faux pas, elle savait que ses émotions risquaient d'éclater. Et elle avait peur de voir ce qu'un mélange de colère, d'amour et de jalousie pourrait donner transformés en mots.
— Ben qu'est-ce qu'il y a ?, s'agaça Croc de Venin. Pourquoi vous êtes froides comme ça, toutes les deux ? Vous vous êtes concertées pour me faire la gueule ou quoi ?
— Laisse tomber, tu parles juste trop, intervint Nuage Mélodieux avec un rictus moqueur. Ferme-la un peu et tu verras que plus personne en aura marre de toi.
Coeur de Racine ricana.
— Première fois que tu dis quelque chose de vrai, Nuage Mélodieux.
— Woooo, c'est quoi toute cette haine !
Croc de Venin avait levé les yeux au ciel.
— Ça fait six levers de soleil que vous m'évitez toutes les deux, dites-moi si j'ai le mal vert !
— Eh, bande d'incapables !, les prévint Nuage Mélodieux en humant l'air. Je la sens, l'odeur bizarre dont a parlé Pelage Clair.
Les autres levèrent la truffe à leur tour.
L'étrange parfum envahissait les environs, et en effet, en contrebas, un ruisseau se dessinait derrière un gros chêne. Mais contrairement aux guerriers Refusés que le groupe de chats s'attendait à voir, c'était une jolie femelle rousse qui buvait paisiblement dans l'eau qui se trouvait là.
Une rousse que Tempête de Calme connaissait, et qui était accompagnée de trois autres chats qu'elle reconnut tout aussi bien.
Plume Flamboyante.
Ainsi que Pelage d'Averse, sa compagne Flèche d'Iris, et la mère de Tempête de Calme, Pollen Blanc.
Pourtant, la joie qui naissait dans le cœur de la guérisseuse s'éteignît bien vite lorsqu'elle aperçut un félin musculeux surgir des buissons pour plaquer la rousse au sol.
C'était un guerrier Refusé.
><~•••~><
Tout s'était passé trop vite.
D'abord, Plume Flamboyante avait hurlé, et elle avait essayé de se défaire de son agresseur, en vain. Ses camarades s'étaient chacun fait maîtriser par des guerriers refusés sortant des fourrés.
Les plus réactifs de la patrouille, ceux entraînés à ce genre de situation, c'est à dire Coeur de Racine et Croc de Venin, s'étaient élancés pour aider le groupe tournoyant.
Nuage Mélodieux avait mis une demi-seconde de plus à s'animer.
Tempête de Calme, elle, s'était accroupie au sol, ses réflexes de survie prenant le dessus sur son courage.
Les compagnons de Plume Flamboyante et ceux de la guérisseuse s'étaient alors faits encercler par une petite dizaine d'ennemis, tous crocs dehors. L'attaque semblait être mûrement préparée vu l'aisance des guerriers Refusés à s'organiser.
Menaçants, les agresseurs s'avançaient lentement vers leurs victimes, resserrant silencieusement le cercle qu'ils avaient créé. Le ruisseau derrière Coeur de Racine ne laissait aucune échappatoire.
Tempête de Calme, toujours immobile et accroupie derrière un buisson, avait finalement réussi à rejoindre ses camarades pour prendre par surprise le lâche contre qui Plume Flamboyante se débattait, permettant à la guerrière de se dégager. Les chats du Grand Cratère avaient alors repris l'avantage, et la guérisseuse s'étaient retrouvée face à une féline bien plus douée qu'elle, qui enchaînait coups sur coups avec agilité.
Croc de Venin et Coeur de Racine combattaient ensemble contre trois chats, et Plume Flamboyante semblait avoir pris le dessus sur son agresseur du début. Flèche d'Iris et Pelage d'Averse avaient mis à terre un combattant, et Pollen Blanc aidait Nuage Mélodieux à affronter un guerrier roux taché.
Tempête de Calme tenta de faucher les pattes de son adversaire, mais celle-ci esquiva le coup en la plaquant au sol.
La tête de la blanche tigrée claqua contre la terre, et elle vit trouble.
Un « achève-le ! » la réveilla, et elle se releva vivement en évitant une attaque de la guerrière ennemie.
— Achève-le, Pollen Blanc !, répéta Croc de Venin.
Tempête de Calme remarqua que sa mère tenait fermement un adversaire roux taché entre ses pattes, et qu'il ne lui restait plus qu'à abattre ses griffes contre la gorge du matou pour l'envoyer dans l'autre monde. L'apparition d'une entaille sur son flanc rappela à la soigneuse qu'elle aussi combattait, et elle s'abaissa brusquement pour mordre la patte de la Refusée. Celle-ci feula, et cogna la joue de Tempête de Calme pour se libérer. La douleur irradiait son corps entier, qu'un coup dans la patte-avant fit boiter.
— Achève-le, putain !, répétait Croc de Venin, aux prises avec un matou musculeux.
Coeur de Racine s'était retrouvée face à deux adversaires, et bloquée par le ruisseau derrière elle, elle ne pouvait reculer.
Tempête de Calme vit Pollen Blanc qui hésitait toujours à effectuer le geste fatale, mais n'eut le temps d'y penser plus, que son ennemie lui déchirait les épaules. Hurlant de douleur, la guérisseuse trébucha en essayant de se défendre, et par un enchaînement qu'elle-même ne comprit pas, elle réussit à assommer la Refusée.
Pollen Blanc était restée dans la même position, et Tempête de Calme se demanda alors si le mouvement de sa mère restait en suspens parce qu'elle ne voulait pas se salir les pattes.
Cependant, cette indécision permit à son adversaire de se libérer, et bientôt, les rôles s'inversèrent. La guerrière dorée se retrouva coincée par son ennemi, qui lui, n'hésita pas une seconde à abaisser ses griffes pour lui trancher la gorge.
Le coup fut dévié par Nuage Mélodieux qui revint à la charge, hurlant ce qui ressemblait à des insultes.
Ce n'est qu'à ce moment là que Tempête de Calme comprit la réelle identité du chat refusé.
Tache Ardente.
Le père de la vieille chatte grise.
— Espèce de salaud, Étoile de Lichen ne méritait pas ce que tu lui as fait, gueula Nuage Mélodieux en lui bondissant au visage.
Tache Ardente l'observa avec consternation, abasourdi de voir sa fille, là, devant lui. Il devait la penser morte, comme Nuage de Trèfle.
— Nuage Mélodieux ?, balbutia-t-il. C'est toi ?
Les yeux pleins de larmes, elle n'hésita pas. Savait-elle qu'il ne restait plus rien du père qu'il avait été ?
Avait-elle réalisé que ce félin capable d'assassiner pour un idéal inconnu n'avait plus rien de louable en lui ?
Ou espérait-elle le contraire ? Qu'elle aurait une raison de regretter son acte ?
Mais avait-elle en fin de compte une raison de regretter son acte ?
Elle lui ouvrit la gorge, en fermant les yeux, dans un sanglot retenu. Elle ôta la vie de celui qui la lui avait donnée, pour se protéger elle, mais aussi pour le protéger lui. Le protéger de ce qu'il allait devenir, et de ce qu'il était déjà.
— Tache Ardente, NON !, s'écria un guerrier tigré.
Tempête de Calme regardait la scène en tant que spectatrice, comme loin de la souffrance qui était pourtant là, à cinq queues de renard d'elle.
Un coup dans la tête la fit momentanément revenir à la réalité, tandis qu'elle s'effondrait contre le sol. Son crâne claqua contre une pierre, produisant un bruit sourd. Ses yeux se brouillèrent, envahis par un liquide rouge.
Elle n'eut même pas le temps de discerner le visage de son agresseur ou d'entendre le cri mortifié de Coeur de Racine.
Sa vision devint noire.
><~•••~><
Elle plongea.
Les abîmes ébènes qui l'enveloppaient semblaient faites d'un liquide épais et visqueux, un liquide qui l'engloutissait toujours plus loin au plus profond d'elle-même.
Tempête de Calme ne savait où elle était, mais la douleur avait disparu.
Le silence paisible qui l'entourait semblait artificiel, tandis qu'elle essayait de bouger.
Elle ouvrit les yeux, mais le paysage qui se dessina devant elle était noir. Tout était noir.
Une voix retentit alors.
Une voix endormie depuis trop longtemps, qui se réveillait. Une voix qu'elle connaissait sans savoir à qui elle appartenait, et qui par le passé, l'avait déjà guidée.
Une voix qui avait une apparence féline, et qui vibrait telle une vérité indéniable.
« Tu as grandi, et tu as perdu tes convictions de chatons. Tu as renié le Clan Nocturne, à cause des trahisons et des mensonges qui l'habitaient. Mais tu m'as renié en même temps. Tu m'as enfui au plus profond de toi, parce que j'étais synonyme de ta différence, preuve que tout n'était pas si faux que ça. Aujourd'hui, je reviens parce que tu as compris que tu avais besoin de moi. Je reviens plus fort, plus sûr, et moins emmêlé. Tu n'es plus un chaton. Tu sais ce que j'implique.
Je reviens et tu vas devoir m'accepter. Je suis toi. Même si je ne l'ai pas toujours été.
Écoute-moi. Je te dévoilerai ce que tu ne sais pas. Je te monterai l'évidence là où tu l'ignores. Nous serons une équipe.
Je suis cette voix. Ta petite voix intérieure qui sera à jamais la plus fiable de toute.
Je suis revenue, Tempête de Calme. »
La guérisseuse se réveilla en sursaut, le souffle court, et la respiration sifflante.
~1899 mots
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