Chapitre 15

Coeur de Pétale avait fait réunir son clan dès que le soleil matinal fut complètement apparu dans le ciel. L'heure de la vengeance avait sonné.
Il allait imposer son autorité, démontrer sa puissance, et achever de détruire le moral de ses prisonniers.

Il attendait alors, d'une langoureuse impatience, que Fièvre Rugissante amène la condamnée sur le promontoire où le chef se tenait déjà. Seuls les trois félins récemment ressuscités par le biais de Nuage de Trèfle se trouvaient parmi les Refusés : Loup Noir, Moustache de Lilas, et l'inconnu. Ils étaient minutieusement encadrés par Toison Blanche, Fleurs de Gui et Fleur de Crevette.
Des rumeurs concernant une séance d'humiliation publique avait circulées parmi les Refusés, qui chuchotaient entre eux avec excitation.

Coeur de Pétale allait-il vraiment prouver son pouvoir ainsi ?
Le petit félin perdu de la Grotte des Refusés était-il devenu assez déterminé pour salir ses pattes ?

Un miaulement de protestation coupa court à la rumeur générale, et Fièvre Rugissante sortit d'un tunnel menant en compagnie de Patte de Nuée. La tête basse, elle le précédait, totalement ignorante de son futur sort. Son pelage gris étoilé était déjà tout sale, et ses yeux bleus se plissaient dans un froncement de sourcils méfiant.

Coeur de Pétale se délecta de cette expression.

« Qu'est-ce que cela fait donc d'avoir son destin entre les pattes d'un autre, hein, Patte de Nuée ? »

Tonnerre Jaune et Tache Ardente récupèrent la détenue, et Fièvre Rugissante s'arrêta au niveau de sa sœur, Feuille Diurne.
Patte de Nuée fut forcée d'escalader l'éboulis l'emmenant au promontoire, où son futur bourreau l'attendait.
Coeur de Pétale échangea une œillade pleine de haine avec la prisonnière. La condamnée fut poussée jusqu'au meneur par Tonnerre Jaune, et le chef la fit s'accroupir au sol d'un coup de patte brutal.

— Aujourd'hui est un grand jour pour notre clan !, scanda le meneur brun tigré. Aujourd'hui, nous franchirons la première barrière qui nous éloigne de la vengeance : la peur ! La peur d'infliger, la peur des représailles, la peur de la douleur ! Mais nous n'avons plus peur ! Tous ceux qui ont un jour été contre nous prendront conscience de notre puissance, et de l'étendue de notre colère !

Ses camarades l'ovationnèrent, déchaînés contre ceux qui les avaient rejetés. Ils étaient prêts à se venger, et à se salir les pattes s'il le fallait. Prêts à suivre leur nouveau chef qui les mènerait à la victoire.

Coeur de Pétale regarda avec mépris les trois prisonniers qui dévisageaient tristement leur consœur montée sur l'échafaud.
Le chef pensa à Sable d'Ebène, restée dans la prison, mais consciente de l'événement.

« Tu veux savoir comment j'ai fait revenir ta très chère camarade d'entre les entrailles de Feuille de Saule, hein ? N'es tu pas soulagée de savoir que tu ne seras pas torturée et humiliée aujourd'hui, Sable d'Ebène ? »

Patte de Nuée gardait le regard rivé au sol.

« Comprenez bien que j'ai tous les pouvoirs. Il faudra bien qu'un jour le monde s'y fasse. »

Et puis la future martyrisée releva les yeux. Ceux-ci dissimulaient une lâcheté et une peur refoulées.

— Défoule-toi, Coeur de Pétale, cracha-t-elle cependant. Prends autant de plaisir que j'en ai pris le jour où je t'ai rendu tes souvenirs !

Le meneur aux prunelles azures sortit les griffes avec colère.

— Chats Refusés !, tonna-t-il.

— NOUS RÉCLAMONS NOTRE VENGEANCE !, répondirent tous les guerriers d'une seule voix.

Et le premier coup parti.

Patte de Nuée retint un cri de douleur, et roula loin de Coeur de Pétale.
Le meneur savait très bien ce qui avait été convenu avec ses Conseillers : un rouage de coups terminé par une lapidation verbale et un joli discours motivant.

Mais cet instant précis changea la donne.
Celui où une esquisse de sourire prit possession du visage de Patte de Nuée.

— Je suis sûre que les bâtons tueurs des Bipèdes sont bien plus douloureux que ça, susurra-t-elle.

Alors ce qui ne devait être qu'un avertissement douloureux se transforma en une exécution mortelle. Une exécution publique. Une exécution que tout le monde verrait.

Coeur de Pétale attrapa violemment la femelle par l'épaule, la propulsant jusqu'au bord du promontoire, les pattes-avant battant dans le vide.
L'assemblée était devenue silencieuse.
Le chef se plaça derrière Patte de Nuée, et lui fit relever la tête face aux spectateurs.

— Tu vas revivre la mort, siffla-t-il à son oreille.

Elle cligna des yeux, assommée, et bredouilla en fixant un chat brun dans la foule.

— Étoile de Prairie... S'il te plaît, aide-moi...

Il s'agissait du prisonnier que Coeur de Pétale avait ramené à la vie en même tant qu'elle. Le félin du Clan Nocturne détourna le regard. Elle tremblait de peur. Le meneur refusé discourut.

— Ceci, monologua-t-il en désignant Patte de Nuée, est la preuve que le Clan Nocturne est mauvais. Cette femelle qui m'a délibérément envoyé à la mort pour se sauver la peau. Qui a volontairement manipulé ma vie pour y mettre un terme. Qui n'en a fait qu'à sa tête pour sauver un Grand Saule qui ne voulait même pas de moi. Cette femelle...

Il la gifla brutalement, et la tête grise de l'ancienne guérisseuse pendit mollement dans le vide, le museau en sang. Bizarrement, il ne regretta même pas son impulsion. Il ne regretterait pas non plus ses futures impulsions.

— ...cette femelle n'aurait jamais dû exister. Elle nous a manqué de respect. Elle pense que nous sommes des sous-êtres. Elle nous a rejetés, avec encore plus de ferveur que tous les autre ! Et de cela, mes chers camarades, qu'en fait-on ?

Il répéta un peu plus fort, son cri de haine résonnant solitairement dans le camp refusé.

— QUE FAIT-ON DE CEUX QUI NOUS ONT REJETÉS !?

— ... On les renvoie dans le néant qu'ils n'auraient jamais dû quitter !, répondit Fièvre Rugissante en se redressant, attendant que ses confrère en fassent de même.

Coeur de Pétale réitéra.

— QU'EN FAIT-ON ?!

— ON LES RENVOIE DANS LE NÉANT QU'ILS N'AURAIENT JAMAIS DÛ QUITTER !, hurlèrent alors en cœur ses camarades.

Le chef du Clan des Refusés mêla son cri de guerre à ceux de ses guerriers, propulsant Patte de Nuée par dessus le bord du promontoire.
Alors que le sang de la guerrière tâchait le sol trois queues de renard plus bas, il pensa très fort.

« Une fois morte, tu n'auras nul part où aller, ma chère. Le Clan Nocturne ainsi que la Grotte des Refusés ont été détruits. Ton âme va pourrir en même temps que ton corps, et nous ne t'offrirons même pas de cérémonie funèbre. »

Le corps meurtri se fit assaillir par les guerriers assoiffés de vengeance, et il disparut sous la passe informe de fourrures.
Patte de Nuée, déjà morte longtemps auparavant, vivait son deuxième décès, de la plus humiliante des façons.

Le chef fixa l'horizon.
Ce jour marquait le véritable début de la revanche. Il s'était sali les pattes pour elle...

Et il se les salirait encore beaucoup de fois.

Les chats refusés lui faisaient confiance et le respectaient à présent. Il avait leur loyauté, et n'avait rien besoin d'autre pour réussir.

À par cette nécessaire connexion avec Nuage de Trèfle, il en allait de soi.

><~•••~><

La nuit était depuis longtemps tombée lorsque Coeur de Pétale se décida enfin à sortir de sa tanière. Sans savoir pourquoi, il avait peur qu'un de ses confrères le voit.
Peut-être parce qu'il n'arborait pas le sourire fier et heureux qu'il aurait dû porter après sa victoire du matin.

Il avait exécuté sans aucun scrupule une ancienne guérisseuse du Clan Nocturne. Ce n'était pas rien. Sa pulsion meurtrière lui faisait peur. Pour la première fois depuis qu'il avait quitté Feuille de Saule, il se sentit dangereux. Dangereux même pour ceux qu'il voulait aider.

Son ventre se tordait étrangement.

Il n'oubliait pas non plus sa connexion avec Nuage de Trèfle qui était rompue, ni le rôle essentiel qu'elle jouait dans sa vengeance. Il devait la sauver.

C'est pourquoi lorsque les étoiles brillèrent finalement dans la toison nocturne, il sortit de son antre, après s'être assuré qu'aucun de ses camarades ne se trouvait dans la clairière.
Il s'approcha prudemment du corps amoché de Feuille de Saule, comme s'il avait peur que celui-ci ne se brise à son arrivée.
Du sang séché tapissait le sol, dernière trace de l'existence de Patte de Nuée. Coeur de Pétale avait demandé à son lieutenant de se débarrasser du corps, après l'avoir montré aux autres prisonniers nocturnes. C'était un avertissement cruel mais nécessaire.

« Nuage de Trèfle ? », appela le meneur.

Aucune réponse.
Il réessaya.

« Nuage de Trèfle ! Tu m'entends ? »

Crotte de renard !

« On a besoin de rester lié, pour notre vengeance, tu te rappelles ?! »

— Tu fais quoi ?

Coeur de Pétale sursauta.
Feuille Diurne se tenait derrière lui, avec curiosité.

— Rien, répliqua le chef.

La Conseillère hocha la tête sans être vraiment convaincue, et questionna.

— Tu vas bien ?

— Oui, pourquoi ?, rétorqua avec méfiance Coeur de Pétale.

Elle ricana.

— Parce que tu as assassiné un chat ce matin, qu'on ne t'a pas vu de la journée, et que maintenant tu fixes Feuille de Saule comme un détraqué.

— Et bien, alors quoi ?, grogna l'autre.

— Ce n'était pas dans le plan, remarqua juste Feuille Diurne.

— De quoi ?

La rousse haussa les épaules. Sans ses prunelles dorés, elle aurait été le portrait craché de Plume Flamboyante.

— La mort de Patte de Nuée. Tu devais juste un peu la frapper, et puis nous motiver avec un de tes brillants discours.

La remarque mit Coeur de Pétale mal à l'aise.

— Et alors ? Ce n'est pas toi la cheffe de ce clan, que je sache. Et j'ai motivé les Refusés, même si ce n'était pas de la façon prévue.

— Je dis juste, soupira la femelle, que tu as sûrement agi sous l'effet d'une impulsion sans avoir réfléchi. Et que si tu te sens mal maintenant, c'est normal.

L'autre sentit des larmes lui picoter les yeux, mais il les refoula avec acharnement.

— Je ne vais pas m'apitoyer sur le sort de ma meurtrière, affirma-t-il. Je me fiche de sa douleur.

Il expliqua cependant.

— Je me demande juste si les actions qui nous amèneront à notre vengeance ne sont pas trop... trop.

Feuille Diurne s'approcha calmement de son chef, avec un sourire rassurant.

— Coeur de Pétale... Nous ne sommes pas là pour rechercher la morale. La justice s'accompagne parfois de cruauté. Si nous voulons montrer que nous valons quelque chose, si nous voulons être acceptés, nous ne pouvons pas rester dans la passivité. Pour une bonne cause, il faut parfois accomplir de mauvais actes.

Elle avertit, en abaissant le regard.

— Alors il est trop tard pour se demander si nos choix sont ceux du bien. Peut-être sommes-nous les méchants. Mais rappelle-toi que des méchants avec une bonne cause resteront plus tolérable que des gentils avec une mauvaise.

— Comme sauver un arbre sacré qui les exploite, par exemple ?, ricana Coeur de Pétale.

— Comme sauver un arbre sacré qui les exploite, confirma Feuille Diurne dans un gloussement.

Le vide et la honte qui avait envahi le cœur du meneur s'estompèrent.
Sa Conseillère lui avait rappelé ce qu'il avait failli oublier : pour sa vengeance, il était prêt à toutes les atrocités.


~1840 mots

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top