— Patte de Lichen !, s'exclama Patte de Tige dans un cri aigu qui ressemblait plus à un croassement.

La chatte brune foncée, qui avait auparavant été cheffe du Clan Tournoyant, était coincée sous un tronc d'arbre effondré surmonté de gros rochers éboulés. Une mare de sang écarlate l'entourait, mais la femelle grogna tout de même.

— Salutation, Patte de Tige...

Elle tourna la tête vers l'autre guerrière, une vieille femelle aux poils argentés.

— Et Nuage Mélodieux...

C'était vrai qu'elles se connaissaient, se rappela la brune claire. Nuage Mélodieux était la sœur du compagnon de Patte de Lichen, Nuage de Trèfle.
Celle-ci se tortilla un peu avant d'affirmer à l'intention de Nuage Mélodieux.

— Ça fait bizarre de te revoir après toutes ces lunes.

— Et ça fait encore plus bizarre de te revoir alors que tu agonises sous un arbre, renchérît l'autre avec une grimace déstabilisée.

Étrangement, Patte de Tige fut soulagée d'avoir retrouvé Patte de Lichen. Celle-ci, en tant que précédente cheffe, saurait quelles décisions prendre face à l'apocalypse.

— Bon, ordonna celle aux yeux verts. Nuage Mélodieux, tu n'as qu'à rester ici fêter tes retrouvailles avec Patte de Lichen, moi je vais chercher les autres au camp pour dégager cet arbre de son dos.

Elle fit demi-tour en affirmant.

— Je serai rapide !

Elle allait s'élancer à travers la forêt lorsque la voix ébranlée de la blessée retentit.

— Attends, Patte de Tige !

Celle-ci se retourna, et croisa le regard fatigué de Patte de Lichen. L'ancienne soupira.

— Tu ne comptes pas sincèrement me sauver ?

L'autre la fixa, ahurie, alors la brune foncée continuait.

— Tu penses vraiment pouvoir déplacer cet arbre et tous ces rochers ?, fit-elle en désignant d'une de ses pattes libres toute la charge qui l'écrasait.

Patte de Tige observa plus attentivement l'immense tronc et les imposants rocs qui maintenaient la vieille femelle aplatie contre terre.

— Mais..., balbutia-t-elle avec consternation. Tu as parlé de te venir en aide quand nous sommes arrivées...

L'autre grogna.

— C'était sarcastique, Patte de Tige.

La brune claire se tourna d'un regard suppliant vers Nuage Mélodieux, qui regardait le sol avec tristesse. La taille des cailloux et de l'arbre parut doubler de volume lorsque Patte de Tige reposa son regard dessus.
Sa gorge se serra.

— On ne va tout de même pas la laisser agoniser-là !, protesta-t-elle avec un mouvement brusque de la queue.

Nuage Mélodieux resta muette.

— Non, effectivement, acquiesça Patte de Lichen.

Elle prit une petite pose.

— Patte de Tige, s'il te plaît, je te demande d'abréger mes souffrances.

L'autre la regarda avec effarement, et recula de quelques pas.

— Oh, allez !, insista l'ancienne meneuse. Ça fait longtemps que tu me hais et que tu rêves de m'achever ! Ne fais pas semblant, je t'accorde enfin ce que tu souhaites depuis si longtemps.

— S'il y a eu effectivement une période où ta mort ne m'aurait pas dérangée, elle n'est plus d'actualité, contredit Patte de Tige les lèvres tremblantes. Et puis, on a besoin d'un meneur pour notre groupe, pour survivre à ce cataclysme, continua-t-elle.

— Tu n'as qu'à l'être, ce meneur. J'ai passé toute la nuit ici, raconta alors Patte de Lichen d'un air grave. Je ne sens plus mes pattes arrières qui ont été broyées, et je ne sais même pas quelle effroyable quantité de sang j'ai perdu. J'ai du au moins mourir deux fois, et je ne sais combien de vies de chef il me reste. Et même si je pouvais survivre, je ne voudrais pas vivre en ancienne de clan infirme.

Elle questionna.

— Ça te suffit comme raisons de ne pas me nommer meneuse de ton petit groupe de rescapés ? Je te demande cela comme dernière volonté. S'il te plaît, épargne mes souffrances.

Patte de Tige émit un petit couinement plaintif, et Nuage Mélodieux détourna à nouveau le regard. La femelle aux prunelles vertes ne pouvait accepter la situation.

— De toute façon, c'est de ta faute, si tu te retrouves dans cette situation, Patte de Lichen !, feula-t-elle alors. Je suis sûre que c'est toi qui a envoyé Nuage de Trèfle au Clan Nocturne alors qu'il devait aller à la Grotte des Refusés ! C'est à cause de ça que le Grand Saule est tombé malade, sais-tu seulement combien d'innocents ont été tués à cause de cette maladie et de ton acte égoïste ?! Malgré tous mes efforts, le Saule n'a même pas été guéri, puisque maintenant il est mort et qu'il a entraîné tout le Grand Cratère dans sa chute ! C'est à cause de ça que tu te retrouves comme une idiote coincée sous ce tronc d'arbre...!

Patte de Tige articula avec rage.

— Alors pourquoi est-ce à moi de porter le poids de tes erreurs en devant accomplir l'acte de te retirer la vie ?

Patte de Lichen encaissa les accusations en déglutissant, mais sans interrompre la guerrière en colère. Nuage Mélodieux intervint alors d'une voix hésitante.

— Je ne comprends pas, quelle est cette histoire de maladie du Saule et de Nuage de Trèfle ? Qu'est-ce que mon frère à avoir là dedans ?

— Et bien, figure-toi, enchaîna Patte de Tige, que Nuage de Trèfle a empoissonné notre arbre sacré par la faute de notre très chère Patte de Lichen ! C'est pour ça que le Grand Saule a subi un long déclin il y a quelques lunes, tu as certainement dû le remarquer. Et voilà maintenant que tout le Grand Cratère meurt à cause de ses erreurs.

— Je ne suis pas sûre qu'il s'agisse seulement de mes erreurs, Patte de Tige, contredit finalement Patte de Lichen.

Elle affirma.

— Tu ne veux pas savoir comment est-ce que je me suis retrouvée sous cet arbre ?

L'autre inclina la tête avec hésitation, tandis que la brune foncée racontait en grimaçant de douleur.

— Je me suis enfuie toute seule lors de l'incendie, et je suis passée par le territoire foudroyant jusqu'à me retrouver ici. J'ai survécu tranquillement jusqu'à hier soir, où je me suis fait attaquer par un chat.

Elle se stoppa nette pour tousser un glaire ensanglanté, ce qui fit grimacer Patte de Tige.

— Après m'avoir à moitié assommée, mon agresseur a réussi à déloger les rochers présents plus haut sur la pente, qui ont entraîné dans leur chute un arbre, qui lui-même m'a écrasée, continua la mourante. C'est seulement après ça que j'ai reconnu mon assaillant, qui m'a affirmé mots pour mots « tu n'as jamais mérité mon fils ».

Nuage Mélodieux se raidit, et souffla.

— Tache Ardente...

Patte de Tige ignorait totalement de qui il s'agissait.

— C'est impossible, bredouilla la grise.

— Il faut croire que ça l'est, contra Patte de Lichen. Il m'a regardée souffrir un instant en se délectant de la scène, avant de me laisser en songeant que je succomberais suite à mes blessures.

Elle expliqua, à l'intention de Patte de Tige, d'une voix fatiguée.

— Tache Ardente est le père de Nuage de Trèfle et de Nuage Mélodieux. Il est mort et a rejoint la Grotte des Refusés.

Elle ajouta.

— Et avant que vous ne disiez quoi que ce soit, non, je n'ai ni rêvé ni halluciné ! Je suis sûre qu'il s'agissait de lui, et j'ai aperçu d'autres chats au sein du Grand Cratère. Ça ne m'étonnerait pas qu'il s'agisse des guerriers de la Grotte des Refusés...

— Mais la Grotte a été détruite après l'acquisition de la Racine, affirma Patte de Tige.

Patte de Lichen grogna.

— Ce n'est pas ce qu'avait l'air de dire Tache Ardente. Il nous traque avec ses camarades pour nous tuer. Ils veulent tous nous exterminer.

La brune claire encaissa difficilement la nouvelle, et le noeud dans sa gorge se resserra. Elle se remémorera alors les corps inertes de Museau Enneigé et d'Ombre Froide, et comprit qui était à l'origine de leur mort.
Patte de Lichen gémit de douleur, et Patte de Tige s'approcha alors d'elle.

— Je vais le faire, affirma-t-elle. Je vais t'épargner la souffrance d'une longue agonie.

L'autre la fixa de ses yeux orangés.

— Merci, souffla-t-elle.

Nuage Mélodieux avoua alors d'une voix chevrotante.

— Tu es une sœur pour moi, tu sais. Nuage de Trèfle t'aimait plus que n'importe qui d'autre en ce monde.

— Je sais, miaula l'autre, les yeux embués. Et c'est pareil pour moi.

La blessée quémanda alors d'une voix suppliante.

— Te rappelles-tu de la promesse que tu m'as faite, Nuage Mélodieux ? Celle de m'aider quand j'en aurais besoin.

Elle déclara.

— J'en ai besoin. Mais ce n'est pas moi que tu dois aider, c'est mon Clan. Reste avec Patte de Tige pour l'épauler, s'il te plaît.

— ... Évidemment, accepta l'autre avec émotion.

Patte de Lichen lança à Patte de Tige un regard serein que l'autre ne lui avait jamais vu. C'était comme si la mourante ne regrettait rien, et n'avait plus ni peur, ni peine.

— Je crois que je t'ai toujours admirée, Patte de Tige. Je t'ai toujours vue comme la version réussie de moi, tu étais tellement mieux, en ayant traversé les mêmes épreuves. C'est peut-être pour cela que j'étais jalouse de toi, que je t'ai détestée alors que tu n'avais rien fait. Continue d'être comme tu es, parce que ça te réussit.

— Merci, Patte de Lichen, articula l'autre les yeux pleins de larmes.

Détestait-elle toujours l'horrible femelle qui l'avait toujours entraînée vers le fond sans raison ? La haïssait-elle toujours autant ?

— Je suis prête, affirma l'ancienne meneuse en fermant les yeux.

Ses paupières tressautaient d'appréhension.

Non.
Bien sûr que non, elle ne la détestait plus. Elle avait de nouveaux problèmes, de nouveaux enjeux, de nouveaux objectifs. Elle avait oublié toute la haine qu'elle éprouvait envers l'ancienne meneuse.

Patte de Tige s'approcha un peu plus et sortit les griffes. Elle vit derrière elle Nuage Mélodieux qui détournait le regard.

— Sur la gorge, indiqua Patte de Lichen d'une voix rauque. Ce sera plus simple sur la gorge.

La mourante était toujours affalée contre le sol, l'arbre lui couvrant tout le corps à partir des omoplates. Sa future meurtrière se tenait au-dessus d'elle, possédant enfin le pouvoir d'action dont elle avait rêvé.

Mais elle n'en voulait plus.

— J'y vais, chevrota-t-elle.

Patte de Lichen hocha imperceptiblement la tête, et Patte de Tige esquissa un geste vif et précis de la patte. La gorge s'ouvrit, le sang gicla.

La vieille femelle aux poils bruns foncés produisit un gargouillis répugnant avant que le haut de son corps ne s'effondre par terre. Nuage Mélodieux étouffa un sanglot, et renifla bruyamment.
Patte de Tige allait s'en aller, mais les yeux vitreux de la morte papillonnèrent alors. Celle-ci miaula dans un souffle haché, souriant à moitié.

— Il... il faut croire qu'il me restait plus d'une vie...

Alors Patte de Tige recommença.

Une fois de plus, elle dut trancher la gorge de la meneuse pour l'envoyer chez les défunts.

Une larme roula.

Et encore.

Une autre suivit.

Et puis à nouveau.

Ses pleurs ne purent se tarir, c'était des larmes de dégoût, de rage, de tristesse.

Quatre fois.

Quatre fois Patte de Tige dut user de ses griffes pour achever son ancienne cheffe, qui à travers ses erreurs avait tant appris à la guerrière aux yeux verts.

« Tu te trompes, Patte de Lichen. C'était toi, la meilleure version de toi-même... »

— Adieu, Étoile de Lichen, murmura-t-elle en dernier hommage, lorsqu'elle fut certaine que les yeux oranges de l'ancienne meneuse ne se rouvriraient pas.

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