Chapitre 11

Il le ressent.
Dans ses veines, dans son cœur, dans son corps.

Dans leur corps.

Le Saule.

Il est lui, il est dans lui, il en fait partie. La Racine chasse les impuretés, elle nettoie.
Il nettoie.
Il est devenu la Racine.

Il sent leurs présences, à Feuille de Saule, mais aussi à toutes les âmes absorbées par la Tige, et bien sûr à celle qui est toxique. Nuage de Trèfle.

Il le ressent.

Tout ça.

Ses choix l'ont mené à être fusionné à un artefact oublié. À être de nouveau sacrifié.

Le méritait-il ?

Il l'entend.
La voix de Nuage de Trèfle.

« Non », souffle-t-elle.

Il essaie de mieux entendre.

« Aucun de nous ne le méritait. Aucun de tes camarades n'aurait dû être traité ainsi... »

Nuage de Trèfle a raison.
Il la ressent maintenant.
La colère.

Et ce besoin, aussi.

... Celui de la vengeance.

><~•••~><

Coeur de Pétale se réveilla brutalement, le cœur battant. Son rêve mélangeant souvenirs et imagination s'estompa difficilement dans la pénombre de sa tanière de chef.
Sa rage, elle, ne s'estompa cependant pas du tout.

Le pelage ruisselant de sueur, le chat se leva rapidement et sortit de son antre, ignorant le vent frais qui l'embrassa au passage. Le camp refusé était vide, les chats avaient profité des quelques heures qui leur étaient accordées à se reposer pour dormir, ayant quand même besoin de retrouver leur énergie de temps en temps.
Sûrement qu'un ou deux félins montaient la garde devant l'entrée du campement.

Coeur de Pétale descendit l'éboulis et s'approcha à grands pas furieux de l'antre de son lieutenant. Sa mémoire avait réouvert la plaie qui l'avait forcé à choisir la voie de la vengeance. En entrant dans la tanière, le meneur trouva Fièvre Rugissante, qui remplaçait Tache Ardente depuis la réunion, roupillant dans sa litière.

— Réveille-toi, ordonna le tigré en lui assénant un coup de patte agacé.

Son second cligna plusieurs fois des yeux, avant de comprendre ce qu'il se passait en baillant.

— On n'a pas besoin d'attendre pour exécuter ta proposition, affirma Coeur de Pétale. Choisissons dès maintenant le chat que nous torturerons devant nos camarades, et passons à l'acte demain matin.

Fièvre Rugissante étouffa un grognement, et cela en soupirant.

— D'accord.

Le chef n'en attendait pas moins de son nouveau lieutenant, qui se montrait déjà plus efficace et compréhensif que Tache Ardente. Ils se rendirent d'une démarche rapide vers la tanière des prisonniers, le brun tigré souhaitant assouvir son besoin de vengeance au plus vite.

Petit Hibiscus montait consciencieusement la garde, jetant des regards froids aux détenus. Ceux-ci étaient dans l'incapacité de s'enfuir sans l'accord de Coeur de Pétale, bloqué par le souhait que le matou avait exaucé grâce à la Pierre Spirituelle.

— Nous allons dès à présent désigner notre torturé, expliqua le félin à Petit Hibiscus.

Celle-ci ne parut qu'à moitié surprise que la procédure se fasse au milieu de la nuit et si rapidement. Elle hocha la tête et conseilla.

— Si tu veux pouvoir martyriser une de tes connaissances, j'ai entendu une prisonnière par là-bas disant que tu changerais d'avis et redeviendrais un bon chat, fit-elle en pointant une vieille chatte blanche.

Coeur de Pétale la reconnut tout de suite.
Il s'agissait de Museau Blanc, une ancienne du Clan Tournoyant morte du mal vert. Le guerrier, à l'époque apprenti, n'avait pu ramener à temps l'herbe à chat, le seul remède traitant cette maladie. Et il avait en même temps découvert l'existence du Tombeau du Saule, qui avait eu tellement d'impacts par la suite.

Le chat aux yeux bleus ne sût pourquoi, mais il en voulait beaucoup à la vieille femelle aux poils immaculés.

— C'est parfait, déclara-t-il avec un léger sourire mesquin, c'est elle qui sera torturée demain.

— Comment ça ?, grinça alors une voix tout près du meneur.

Celui-ci découvrit un museau noir surmonté d'une pair d'yeux azurs qui le dévisageaient avec colère. Coeur de Pétale reconnut la dénommée Sable d'Ebène, avec qui il avait déjà eu une altercation auparavant.

— Comment ça, « comment ça » ?, rétorqua Fièvre Rugissante avec dédain.

— Vous n'avez quand même pas décidé de torturer l'un des nôtres pour prouver votre « puissance », ricana la détenue en levant les yeux au ciel.

Coeur de Pétale renifla de mépris.

— Et c'est une amie de Patte de Nuée qui affirme cela. Nous faisons ce que nous voulons.

Sable d'Ebène se redressa, tandis que le chat roux qui l'accompagnait déjà la dernière fois lui lançait un regard réprobateur.

— Déjà, je ne suis pas, et je n'ai jamais été l'amie de Patte de Nuée, cracha la femelle noire. Et ensuite, cette abrutie avait beau commettre pleins d'horreurs innommables, celles-ci avaient un but. Toi, Coeur de Pétale, tu ne fais que distribuer de la douleur autour de toi ! Comme si cela allait servir à quelque chose d'autre que de te perdre encore plus dans la solitude.

Elle continua avec acharnement.

— Tu as déjà perdu ce que tu avais de plus précieux : ta vie et ceux qui t'aimaient. Et tu les as même perdus deux fois. Alors tu fais des choses bien plus insensées et immorales que Patte de Nuée.

Coeur de Pétale sentit sa gorge se serrer douloureusement, et la rage lui brûla les entrailles. Cette humiliation ne pouvait rester impunie, alors il approcha sa truffe du museau de Sable d'Ebène, et articula.

— Tu as l'air d'avoir très envie de protéger Museau Blanc, Sable d'Ebène.

Le tigré ricana légèrement.

— Soit, tu n'auras cas lui épargner la séance de torture de demain... Puisque tu es si généreuse, tu n'as qu'à prendre sa place. On en sera tous ravis.

Il lui offrit un rictus carnassier, avant de se retourner, suivi par un Fièvre Rugissante méprisant. Sable d'Ebène n'émit aucune protestations.

— À demain, conclut le chef du Clan des Refusés.

><~•••~><

Les six chats mangeaient en silence, se lançant tour à tour des regards à la fois curieux et méfiants. Petit Saule gigotait un peu, comme si rester assis si longtemps lui coûtait, et Patte de Tige devait lui mâcher la viande de mulot avant qu'il ne puisse l'avaler.
Nuage Mélodieux dévorait sans retenue un beau lapin dodu, tandis que Patte Tachetée et Poussière de l'Aube se partageaient un merle. 

— Bon, heum, bégaya Pupille d'Anis avec un sourire gêné, comment es-tu arrivée ici, Nuage Mélodieux ?

La vieille chatte ricana, sarcastique.

— Ah, vous vous décidez enfin à être de respectueux hôtes !

Poussière de l'Aube lui lança un regard glacé, et cracha.

— Si vous n'êtes pas satisfaite, partez, ça arrangera tout le monde.

L'autre leva les yeux au ciel.

— Tutoie-moi, je t'en prie. Pour répondre à ta question, Pupille d'Anis, j'ai dû m'enfuir du Clan Tournoyant lorsque j'étais encore apprentie.

Elle leur adressa un clin d'œil moqueur.

— D'où le « Nuage » qui est resté. Et vous ? Que faites-vous ici ?

Petit Saule avoua en recrachant la viande que sa mère essayait de lui donner.

— Le camp a brûlé. On a perdu mon frère et tout est mort au Grand Cratère.

— Petit Saule !, le réprimanda Patte de Tige en lui lançant un regard réprobateur.

Celui-ci regarda ses pattes en grommelant quelque chose d'inintelligible.

— Intéressant, commenta Nuage Mélodieux.

— Parle-nous plus de toi, continua Pupille d'Anis.

Patte Tachetée, elle, était restée presque muette depuis l'arrivée de l'étrangère, encore bouleversée par la mort de ses camarades.

— Oh, oh !, railla la vieille femelle grise. Je vois que vous voulez en savoir plus sur moi ! Vous voulez toute l'histoire ?

Devant le silence général, elle continua.

— Je n'étais qu'apprentie lorsque la première guerre entre le Clan Ondoyant et celui Tournoyant a éclaté. Vous avez sûrement dû entendre parler de cette bataille.

Celle qui avait marqué le destin de Patte de Lichen, de ce que l'ancienne cheffe avait raconté à Patte de Tige.

— Mon père y est décédé, ajouta Nuage Mélodieux, mais a été envoyé à la Grotte des Refusés. Mon frère et moi avons été incriminés et condamnés à mort, mais j'ai réussi à m'enfuir.

Elle soupira, et un voile de tristesse lui recouvrit les yeux.

— Pas lui.

Patte de Tige commença à faire le lien.

— Je ne suis jamais partie des alentours du Grand Cratère, confia Nuage Mélodieux. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que je n'ai jamais vraiment pu tourner la page.

— Ton frère, tenta Patte de Tige. S'agit-il de Nuage de Trèfle ?

L'inconnue pencha la tête sur le côté, et la hocha pour confirmer. La femelle brune claire, Poussière de l'Aube et Pupille d'Anis échangèrent un regard mal à l'aise, tandis que Patte Tachetée haussait un sourcil interrogateur.
Nuage de Trèfle était l'organisme toxique qui avait rendu le Grand Saule malade durant des lunes et des lunes, ayant été envoyé au Clan Nocturne au lieu de la Grotte des Refusés.

— Un problème avec mon frère ?, questionna Nuage Mélodieux avec suspicion.

— Non, contredit un peu trop abruptement Patte de Tige. On le connaît juste parce que c'était le compagnon de Patte de Lichen, auparavant...!

La femelle grise leur lança une œillade méfiante, mais déclara finalement.

— Assez parlé de moi ! Que sont devenus mes camarades, justement ! Patte de Lichen, Nuage de Lilas, Nuage Roux et Nuage de Bourrasque ?

— Patte de Lichen a été cheffe avant de devenir folle et de retourner dans la tanière des anciens, grogna Poussière de l'Aube. Moustache de Lilas, ma mère, précisa-t-il, est morte il y a peu.

Il omit de préciser qu'elle était décédée à cause du Grand Saule.

— Pelage Roux, mon père, est aussi mort dans une bataille contre le Clan Ondoyant, et Étoile de Bourrasque a succédé à Étoile de Lichen.

— Ce n'est pas très joyeux tout ça, affirma Nuage Mélodieux.

— On avait justement prévu de chercher notre chef aujourd'hui, rajouta le matou, mais ta venue nous a un peu... incommodés.

La vieille guerrière haussa un sourcil.

— Message subliminal ?, grinça-t-elle.

— Non !, s'empressa de répondre Pupille d'Anis. Tu es la bienvenue ici, Nuage Mélodieux.

C'était un peu faux, mais personne ne la contredit, à part Poussière de l'Aube qui grogna une plainte dans sa moustache.

— C'est dommage, répliqua la nouvelle venue, parce que je ne compte pas rester. Je pars dès demain.

Poussière de l'Aube esquissa un sourire satisfait.

— Je peux terminer le lapin ou quelqu'un en veut ?, ajouta la vieille grise en posant la patte dessus.


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