Ils avaient ramené les deux corps au campement de la veille dans un silence plus désagréable que solennel, entrecoupé par leurs bruits de pas et ceux de la forêt.

Petit Saule marchait dans les pas de sa mère, la tête et basse, celle-ci lui lançant de temps à autre des regards furtifs pour vérifier qu'il les suivait.
Ni Patte de Tige ni Poussière de l'Aube n'avait réprimandé le chaton sur sa brusque disparition : elle n'était sûrement que le fruit d'un moment d'égarement, d'un manque d'attention dans son jeu que l'imagination avait fait marcher trop loin. Arrivés au camp, Pupille d'Anis décida de prendre la parole, voyant bien qu'elle était la plus apte à parler dans cette situation.

— Enterrons-les... et faisons leur une veillée funèbre, non ?

Patte Tachetée fixait les cadavres de ses camarades du Clan Ombragé avec douleur. Elle avait affirmé que le chat blanc, Museau Enneigé, l'un des guérisseurs du clan, était son frère. Ses poils immaculés faisaient encore plus ressortir le sang qui les tachait, celui-ci provenant d'une large entaille qui lui ouvrait la gorge.
Ses yeux exorbités semblaient implorer pitié, de même que la gueule à moitié entrouverte de l'autre défunte, Ombre Froide.
Patte de Tige n'avait pas directement reconnu la guerrière au pelage gris foncé, dont le flanc avait été entièrement lacéré, mais après un moment, elle s'était rappelée avoir combattu à ses côtés durant la bataille contre le Clan Ondoyant.

— Si ça ne vous dérange pas, objecta doucement Patte Tachetée d'une voix tremblante, je préfèrerais m'occuper moi-même de leur cérémonie funéraire. Je vais les enterrer et les veiller cet après-midi, cela nous évitera de perdre une nuit de précieux sommeil. Nous pourrons ainsi partir demain.

Elle lança un regard rapide à Patte de Tige, comme inquiète que celle-ci s'oppose à sa proposition. Mais malgré le fait qu'elle voudrait arrêter de perdre du temps avant de se mettre à chercher Petit Azur, la femelle s'empressa d'affirmer.

— Ça me va parfaitement. Ils méritent d'avoir une véritable cérémonie...

Elle n'aurait pas voulu devoir bâcler l'enterrement d'un de ses camarades si la situation avait été inversée. La guerrière du Clan Ombragé adressa un regard reconnaissant à la brune claire.

— Si tu veux t'occuper de leur veillée toute seule, proposa Pupille d'Anis, nous n'aurons qu'à aller chasser pour te laisser tranquille.

— Non, je reste, protesta Poussière de l'Aube en adressant un regard compatissant à la chatte en deuil. Tu as besoin de soutien pour cette épreuve, Patte Tachetée.

Il ajouta.

— Et nous te l'avons déjà dit lors de notre rencontre, ce n'est pas parce que tu ne fais pas partie du Clan Tournoyant que tu comptes moins.

Patte de Tige ravala son malaise et son humiliation. La gravité de la situation lui interdisait d'intervenir, mais elle ne pouvait s'empêcher de trouver le comportement de Poussière de l'Aube déplacé.

— Allons-y, Pupille d'Anis, affirma la guerrière aux yeux verts, en sentant son cœur se serrer face aux mots réconfortant que Poussière de l'Aube adressait alors à la l'autre femelle.

— Petit Saule vient-il avec nous ?, questionna celle écaille de tortue.

— Non, contra le mâle brun foncé en jetant un regard à son fils. Il est mieux ici, et il embêtera moins.

L'enfant fixait cependant les deux morts avec un visage affligé, sans bouger un poil. Patte de Tige lui lécha affectueusement le haut du front, se sentant extrêmement coupable des situations si traumatisantes que son enfant vivaient.

Pupille d'Anis et elle partirent chasser pour le repas du soir, laissant Poussière de l'Aube et Patte Tachetée commencer à nettoyer les corps. Sur le chemin, Patte de Tige s'enquit alors, loin des oreilles sensibles de la guerrière ombragée.

— Comment penses-tu qu'ils soient morts ?

Sa meilleure amie haussa les épaules en grognant.

— Je ne sais pas. Un renard ou un blaireau, sans doute. En tout cas, il faut que l'on garde l'œil ouvert.

Des griffes de chats.

C'était la première affirmation qui était montée à l'esprit de Patte de Tige, lorsqu'elle avait aperçu les blessures.
Il s'agissait de coupures causées par des griffes de chats.

Bien sûr, celles des renards étaient difficiles à distinguer de celles félines, mais la chatte brune claire en avait la conviction profonde.

Se seraient-ils entretués ?

Mais face à la morosité de Pupille d'Anis, elle n'insista pas sur le sujet. La guerrière écaille sauta lestement par dessus une racine d'arbre, puis s'arrêta subitement. Elle déclara, le corps raidit, dans un murmure à peine audible.

— On nous suit, Patte de Tige.

Celle-ci contracta ses muscles, et sortit les griffes, entendant alors à son tour les légers craquements provenant de derrière elle.
Pupille d'Anis fit semblant de regarder l'arbre à sa gauche, avant de brutalement s'élancer sur un buisson derrière elle. La guerrière écaille de tortue aplatit au sol une masse féline, et Patte de Tige accourut à son tour pour l'aider à maintenir l'espion au sol.

Sauf que l'espion n'était en fait qu'une vieille chatte à l'expression blasée, qui gigotait sans réussir à se libérer de la prise de Pupille d'Anis.

— Qui êtes-vous et pourquoi est-ce que vous nous suivez ?, grinça justement celle-ci.

L'assaillant au pelage gris et au museau marqué par l'âge se débattit encore un peu, avant de grogner à son tour.

— Est-ce des manières de s'attaquer à moi ainsi ? Alors que vous venez de vous installer sur mon territoire comme si de rien n'était !

— Sur votre territoire ?, répéta Patte de Tige avec ironie. Depuis quand des chats vivent-ils autour du Grand Cratère ?

La veille féline leva les yeux au ciel en essayant encore de se dégager.

— Depuis que certains doivent s'en enfuir. Dis, tu peux me lâcher, oui ? Ce n'est pas comme si j'allais t'attaquer.

L'affirmation de l'étrangère intrigua Patte de Tige, le verbe s'enfuir ayant éveillé de vieux souvenirs. Pupille d'Anis laissa l'ancienne se relever en grognant, et celle-ci raconta.

— Vous êtes arrivés comme des fleurs tout près de chez moi, faisant du bruit, installant vos litières, criant et bougeant de partout, alors ne vous étonnez pas que je sois venue voir ce qu'il se passait. « Gnagnagna, tu ne m'aimes plus comme avant » « Gnagnagna, retrouve notre fils ». Ennuyant, commenta-t-elle.

— Attendez, intervint Patte de Tige avec indignation, vous avez espionné nos conversations privées ?

Elle se revit pleurant après sa dispute avec Poussière de l'Aube, et le goût de l'humiliation lui emplit la gorge.

— Je ne savais pas qu'elles étaient privées, je voulais juste savoir qui est-ce que vous étiez. Ça en plus de l'incendie du Grand Cratère, normal que je sois curieuse. Et puis avec ces pauvres incapables des Clans qui se sont enfuis comme des souris..., ricana la vieille femelle.

Pupille d'Anis ignora l'insulte, et remarqua.

— Vous connaissez les clans ?

— Évidemment !, railla l'autre en roulant des yeux. Je vous ai dit que j'y ai vécu.

Elle leur adressa un sourire confiant.

— Je suis Nuage Mélodieux. Du Clan Tournoyant...

Patte de Tige et Pupille d'Anis échangèrent un regard.

— Du Clan Tournoyant ?, répéta la brune claire.

Elle hésita à dévoiler son identité, mais son amie décida avant elle.

— Pupille d'Anis et Patte de Tige, du Clan Tournoyant aussi, se présenta-t-elle.

— Tiens donc..., rigola l'espionne avec sarcasme.

Patte de Tige avait au début pensé que l'inconnue aurait pu être la meurtrière des chats ombragés, mais son âge avancé et son attitude désinvolte avaient vite fait d'écarter cette hypothèse. La brune claire ne put s'empêcher de relever.

— « Nuage » ? Comme les apprentis ?

— Je n'ai jamais eu de baptême de guerrier, expliqua l'autre.

Elle soutint le regard de la brune claire, et marmonna finalement.

— On va se regarder dans le blanc des yeux encore longtemps ? Vous m'invitez à passer plus de temps avec vous pour que je comprenne ce qu'il se passe dans le Grand Cratère ou je vous espionne de nouveau pour le savoir ?

Pupille d'Anis et Patte de Tige se regardèrent de nouveau.

— On est du même clan, insista la vieille chatte.

— D'accord, mais à la moindre action étrange, prévint Pupille d'Anis en posant ses conditions, on vous abat.

Nuage Melodieux ricana.

— Tu n'as jamais tué personne, petite, et ce ne sera pas moi ta première victime. Mais comme tu voudras...

Devant cet abus de confiance, Patte de Tige redevint un méfiante, et ordonna à la nouvelle venue de la suivre en se dirigeant vers le camp. Elles attrapèrent en chemin un peu de gibier pour se nourrir, et arrivèrent au petit campement alors que le soleil commençait sa descente dans le ciel.

Petit Saule, assis dans un coin, scrutait un point fixe, comme s'il n'avait pas bougé depuis le départ de sa mère. Poussière de l'Aube et Patte Tachetée, assis, se regardaient solennellement dans les yeux, ce qui ne manqua pas d'énerver Patte de Tige.
Le mâle brun foncé se releva en fronçant les sourcils en apercevant l'étrangère, et Patte Tachetée fixa la nouvelle venue avec attention.

— Qui c'est ?, demanda sèchement le guerrier.

— Pourquoi vous êtes tous sur les nerfs, comme ça ?, répliqua Nuage Mélodieux. Pas de stress, on fait partie du même Clan !

Devant l'incompréhension générale, elle ajouta en ricanant.

— Roooh, pourquoi vous faites tous la gueule ? On vient d'enterrer, quelqu'un, c'est ça ?

Le visage de Patte Tachetée se décomposa, et Patte de Tige souffla avec agacement.

— Poussière de l'Aube, Patte Tachetée, miaula-t-elle, je vous présente Nuage Mélodieux, du Clan Tournoyant.

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