Chapitre 35
En trempant le bout de mousse dans la surface lisse et réfléchissante de l'eau, Tempête de Calme aperçut son reflet.
Elle se revoyait, dix-huit lunes plus tôt, étant encore un petit chaton, dévisager avec ses grands yeux violets dans le miroir de la petite mare, le félin qu'elle était.
À cette idée, un rictus se forma sur son visage.
— Après avoir apporté la mousse aux anciens, tu vérifieras que tout se passe bien dans la pouponnière !, s'exclama depuis l'antre des guérisseurs Moustache de Verdure.
À présent, les yeux violets de la guérisseuse ne possédaient plus cette faculté de comprendre parfaitement les émotions des autres chats.
Peut-être parce que Tempête de Calme avait grandi...
Et que seul un chaton pouvait apercevoir avec innocence et sans jugement ce qui façonnait l'existence de chacun.
— J'y cours !, répondit la femelle à son ancien mentor.
Avec sa boule de mousse imbibée d'eau, elle se dirigea vers la tanière des anciens, et croisa dans la cavité du camp Nuage de Dorure et Nuage Feuillu qui s'entraînaient à différente position de chasse.
Ils lui faisaient penser à Coeur de Racine.
— Tu pourras aller enlever les tiques des anciens, s'il te plaît, annonça Tempête de Calme à Nuage Feuillu.
— Croc de Venin avait dit qu'on irait chasser, lorsqu'il rentrera de sa patrouille !, s'exclama avec une grimace indignée l'apprenti blanc tigré de brun.
La guérisseuse tigrée leva les yeux au ciel.
— Je vais voir avec lui, il vient de rentrer.
Elle saurait convaincre son fidèle ami.
Elle se dirigea d'une démarche légère vers le chat doré tigré, discutant activement avec Aile de Ronce.
— Croc de Patte-Cassée !, s'écria la guérisseuse. J'ai besoin de ton accord.
Croc de Venin se retourna en levant un sourcil.
— Si mon apprenti ne veut pas aller enlever les tiques aux anciens, alors que ça fait dix levers de soleil que c'est son tour, affirma le guerrier, dis-lui qu'il a intérêt d'y aller, et vite !
Tempête de Calme se retourna en haussant les épaules, l'air compatissante, vers Nuage Feuillu qui ayant tout entendu, soupirait de dépit. Nuage de Dorure lui donna un coup d'épaule taquin.
— Je t'accompagne si tu veux, déclara le mâle blanc taché d'or.
— C'est bon, marmonna son frère.
Croc de Venin s'exclama à l'adresse de Tempête de Calme.
— Ils l'ont appelé Nuage Troublé, soit disant parce que cela fait référence à l'air vaporeux des nuages ! Mon œil ! C'est plutôt que son nom improbable troublait tout le monde !, ricana le chat.
La guérisseuse aux pupilles violettes sourit légèrement, en comprenant que son ami parlait de Petit Nuage.
Chaton dont le futur nom d'apprenti avait créé de nombreuses théories du côté de Croc de Venin.
— Comment le sais-tu ?, s'étonna la tigrée.
— On a croisé une patrouille du Clan Ombragé à la frontière, expliqua le doré.
— Je confirme !, miaula Aile de Ronce en passant à côté.
Croc de Venin soupira.
— J'aurais voulu qu'il s'appelle Nuage de Nuage ! Ça, ça aurait été encore plus drôle.
— Arrête de te moquer des noms des chats, le reprit Tempête de Calme en s'empêchant de sourire avec lui. Ça ne se fait pas...
Elle songea à son propre nom, qu'elle chérissait tant.
Moustache de Verdure lui avait donné le préfixe « Tempête » pour rompre le lien absurde qu'avait le mot "Calme" avec la prophétie de Pollen Blanc.
Prophétie dont elle ne faisait pas partie.
Prophétie dont elle n'était pas l'élue.
Elle se rappelait vaguement de cette horrible journée, où la folie l'avait submergée, où elle avait failli se sacrifier, et où elle s'était déchaînée contre la Racine. C'était sans compter l'intervention de sa sœur.
Suite à ça, elle était restée des levers de soleil entiers, allongée dans sa litière, pleurant, ne pouvant plus manger ni boire, regardant le vide comme le faisait Poil de Lumière.
La Tempête et le Calme, deux oppositions qui, une fois mises à coté, formait une très jolie oxymore sans signification. À présent, le nom de Tempête de Calme n'avait plus aucune signification, à part peut-être le fait que justement, son nom ne définissait pas qui elle était.
S'appeler « Calme » n'avait pas signifié qu'elle était l'élue de la prophétie, et ne le signifierait jamais.
Elle n'était ni le calme, ni une tempête.
Le mélange des deux, peut-être.
— Au lieu de te moquer du nom de ce pauvre Nuage Troublé, tu pourrais apporter à manger aux anciens, répliqua Tempête de Calme.
— J'y cours, Tempête de Yeux-Bizarre !, s'exclama Croc de Venin.
Et après que le guerrier doré tigré ait pris un lapin dans sa gueule, lui et la guérisseuse, accompagnés de Nuage Feuillu qui avait ramené de la bile de souris avec lui, se rendirent dans la tanière des doyens.
En y entrant, Plume de Mouche grogna.
— Pourquoi est-ce qu'il y a encore plein de monde qui vient me déranger alors que je veux faire la sieste !
Tempête de Calme déposa sa boule de mousse, possédant beaucoup moins d'eau qu'à l'origine, à côté d'Aile de Pie.
— Tu avais soif, non ?
L'ancien gris hocha la tête. Il n'avait presque plus de force, ces temps-ci.
La femelle blanche tigrée de gris se tourna alors vers Rayon de Soleil, et lui demanda de lui tendre sa patte.
— Elle a l'air d'aller bien, annonça la guérisseuse après une rapide vérification.
L'ancienne s'était gravement blessée la patte, il y avait quelques lunes, l'empêchant de pouvoir la réutiliser correctement à nouveau, ce qui l'avait poussée prématurément à rejoindre la tanière des anciens.
— Ne force pas trop dessus lorsque tu marches, d'accord ?, conseilla Tempête de Calme à Rayon de Soleil.
Nuage Feuillu essayait tant bien que mal de convaincre Plume de Mouche de se faire enlever les tiques, tandis que Croc de Venin déposait le lapin aux pieds d'Aile de Pie.
— Le gibier revient en masse dans le Cratère !, s'exclama l'ancien.
— Évidemment, on est en pleine saison des belles feuilles !, cracha Plume de Mouche.
— Il n'y avait pas autant de proies, lors de la dernière saison des belles feuilles, remarqua Rayon de Soleil.
Tempête de Calme balaya l'antre du regard.
— Où est...?, commença la guérisseuse.
— Je suis là, déclara une voix derrière elle.
Patte de Lichen rentra dans la tanière, en reniflant.
— On est tout à l'étroit, ici.
Patte de Lichen, anciennement Étoile de Lichen, avait cédé sa place de meneuse à Étoile de Bourrasque pour devenir ancienne.
La femelle brune se comportait pourtant comme une guerrière, à sortir chasser dans la prairie, et à courir dans les prés.
En même temps, Étoile de Bourrasque avait confié ces paroles à Tempête de Calme:
« Patte de Lichen était une bonne cheffe, mais ses émotions du passé sont remontées à la surface, et elle n'a pas pu supporter la pression des prophéties et les histoires avec Patte de Tige. »
L'ancienne meneuse avait juste besoin d'être une guerrière comme les autres, pas une ancienne roupillant dans un coin du Clan.
Mais ça, pas beaucoup de monde ne l'avait pas compris.
— Tout va bien ?, demanda Tempête de Calme.
— Comme un chat qui s'ennuie, répondit l'ancienne cheffe.
La guérisseuse aux yeux violets pris ça pour un oui, et suivie de Croc de Venin, elle s'en alla de l'antre.
Il fallait à présent qu'elle passe voir les habitants de la pouponnière.
En chemin, la femelle croisa Mistral et Poil de Lumière qui discutaient, chacun parlant vivement des personnes qu'ils aimaient, et qui les avaient quittées de façons prématurées.
Au seuil de l'antre des reines, Poussière de l'Aube bataillait avec Petit Azur et Petit Saule.
— Tu ne veux pas ?, piaillaient les petits.
— Non, répondait mécaniquement le brun.
— Mais s'il te plaît !, s'écria en vain Petit Saule. Joue avec nous !
— Non, répéta Poussière de l'Aube.
Pupille d'Anis, assise un peu plus loin, les regardait avec un sourire calme. Ce n'était pas un vrai sourire.
Tempête de Calme savait que la guerrière écaille ne sourirait plus jamais comme avant, que les personnes disparues en cours de route avaient emporté avec elles l'énergie de vivre de la femelle. Celle-ci possédait toujours ses immenses cernes en dessous de ses pupilles vertes, comme un fossé reflétant sa tristesse.
Une lueur de malice traversa cependant les yeux de Petit Azur. Le chaton bondit sur le dos de Poussière de l'Aube en s'écriant.
— Ah ! Un méchant chat du Clan Ondoyant refuse de jouer avec nous ! Viens, Petit Saule, et montrons-lui ce que cela signifie, de faire partie du Clan Tournoyant !
Patte de Tige sortit la tête de la pouponnière.
— Qu'est-ce que c'est que tout ce bruit !?, soupira la femelle brune claire. Poussière de l'Aube, je t'avais demandé de t'occuper des petits pour que je puisse me reposer quelques temps...
L'autre félin secoua la tête, et grogna.
— Ce n'est pas de ma faute si tes chatons ne savent pas se tenir et n'arrêtent pas de vouloir jouer à des jeux idiots !
— Ce sont aussi tes enfants, je te rappelle, répliqua la reine aux yeux verts en les levant au ciel. Et puis, toi aussi tu jouais à ces jeux.
Petit Azur se mit debout sur le dos de son père, et Petit Saule fit mine de lui faucher les pattes.
— Méchant Poussière de l'Aube !, s'exclama-t-il. Il mérite comme tous les chats du Clan Ondoyant, de manger du poisson jusqu'à la fin de ses jours !
Tempête de Calme, amusée, observait la situation. La guérisseuse se tourna vers Patte de Tige, lui demandant si tout allait bien, tandis que Poussière de l'Aube marmonnait.
— Le nombre de chats ondoyants que j'ai battus, non mais... moi je sauvais Patte de Tige de ces fous, je n'en faisais pas partie !
Tempête de Calme, après un bref constat de la situation globale de la reine, expliqua.
— Je viens voir comment se porte Coeur de Racine.
— Entre, elle se repose.
La femelle grise était effectivement allongée dans sa litière, le menton reposé sur ses pattes, l'une d'elles barrée par une longue cicatrice.
— Comment vas-tu ?, demanda sa sœur guérisseuse.
— Bien, bien, répondit la grise. Serre de l'Aigle est encore venu voir comment j'allais, pour savoir si les chatons venaient bientôt.
Tempête de Calme sourit.
— Mais c'est génial, ça !
Sa sœur haussa les épaules, avec une petite moue peu convaincue. Son ventre rond avait bien grossi, elle mettrait bientôt bas.
— Il s'est plaint de ne pas avoir assez de temps à me consacrer, parce que Flèche de Coquelicots l'envoyait trop souvent en patrouille, expliqua Coeur de Racine.
— Ça ne fait pas longtemps qu'elle est lieutenante, il faut lui laisser le temps de s'habituer.
La grise haussa à nouveau les épaules, et se redressa.
— Tu as entendu la nouvelle ?, questionna la guérisseuse. Il paraît que Fleur de Coriandre a réussi à attraper un faisan... Ça va être la fête ce soir.
Coeur de Racine semblait s'en ficher totalement, mais Tempête de Calme avait l'habitude maintenant.
— Fleur de Coriandre s'est remise de la mort de Truffe Dorée, heureusement, déclara juste la grise.
Tempête de Calme n'était peut-être pas l'élue de la prophétie, alors qu'elle avait consacré sa vie à l'accomplir. Cela l'avait peut-être détruite au point de tenter de faire un acte horrible, mais à présent, elle s'en fichait bien.
Elle avait sa sœur, ses amis, ses camarades de clan, le Grand Cratère...
Le Grand Saule allait bien, debout, redressé et majestueux, se tenant fier et droit sur son île, ses feuilles d'un vert éclatant ondulant au gré du vent. Son écorce lisse et renforcée brillait d'une lueur rassurante, et ses branches bruissaient entre elles en murmurant des paroles réconfortantes.
Coeur de Racine remarqua au bout d'un long silence.
— C'est bizarre mais, j'aime bien ma cicatrice... elle me donne du style.
Tempête de Calme regarda l'épaisse et longue marque qui était restée à la patte de sa sœur.
C'était elle qui l'avait faite.
— Mouais... tu avais déjà du style avant qu'elle n'apparaisse...
— Si tu le dis.
Maintenant, la guérisseuse blanche tigrée de gris aux yeux violets ne regrettait plus de ne pas faire partie de la prophétie.
Elle était heureuse ainsi, en tant que guérisseuse du Clan Tournoyant.
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Long chapitre de 1994 mots...
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