05 - Lilianne
— T'en penses quoi ?
Eliska tourna sur elle-même et je grimaçai.
— Si tu veux y aller comme ça, tu vas attirer tous les porcs du coin.
Les mecs ici ne prenaient pas un non pour un non. Pour eux, le consentement était une notion relative et secrètement, toutes les filles rêvaient de se faire prendre pour eux. Je ne comptai plus le nombre de coups de genoux dans les roubignoles pour leur faire entendre mon point de vue. El, c'était... une autre affaire. Elle ne savait pas discerner les connards des gentils garçons. Elle fonçait tête baissée et je savais, sans même qu'elle ne m'en ait parlé, qu'elle avait dû être abusée au moins une fois.
Violée. Molestée.
Aux yeux de la société, elle n'avait aucune importance, gamine des rues, fille perdue.
— Andy sera là, tu sais.
Je roulai des yeux. Bien sûr qu'il serait dans le coin, c'était lui qui gérait les meilleures fêtes, qui faisait la pluie et le beau temps et qui baisait El quand l'envie lui prenait. Elle se sentait en sécurité avec lui, aimée, alors que ce n'était qu'un connard de plus dans le tableau. Je l'évitais comme la peste, parce que je n'aimais pas son regard baladeur ni les projets qu'il construisait dans sa tête. Je savais qu'ils avaient quelques filles qui bossaient pour lui ; le sexe rapportait beaucoup dans la rue, autant que la drogue.
— Je ne veux pas que tu l'approches, El, tu sais ce qu'il s'est passé la dernière fois.
Du sang, des larmes. L'hôpital et la police. Les regards pleins de mépris et de jugement. Pour eux, nous méritions ce qui nous arrivait, alors qu'on se fasse tabasser ou tuer, ils s'en foutaient parce qu'ils avaient d'autres chats à fouetter. Parfois, oui parfois, je regrettais de ne pas me battre plus fort. De ne pas lutter avec plus de hargne. Est-ce que tout aurait pu être différent ?
Peut-être que oui.
Peut-être que non.
— Il t'aime bien, tu sais ? Il parle souvent de toi.
L'idée même me donna envie de vomir sur la robe d'El. Elle était belle, à sa façon, sûrement trop maigre, ses os trop saillants, mais son visage... à une autre époque, elle aurait pu devenir une Muse et inspirée les plus grands artistes. Aujourd'hui ? Elle avait le regard vague, vitreux par moment. Un jour, on retrouverait son corps dans le caniveau. Et je ne pouvais rien faire.
— On va finir par être en retard, soufflai-je.
— Tu y vas comme ça ?
Je jetai un coup d'œil à mon jean et à mon crop-top. Haussai les épaules.
— Je veux qu'on me laisse tranquille. Change-toi, sinon les flics vont t'arrêter pour racolage.
Elle éclata de rire alors que je la laissai. El vivait dans un truc miteux et m'hébergeait depuis quelques semaines. Il y avait des fuites, des insectes et parfois, je croisai un rat, mais c'était mieux que rien. Je ne voulais pas finir comme cet homme dans la rue.
J'attrapai une tasse et me servit une grosse rasade de café. Quelques photos d'El et moi trainaient sur le frigo qui faisait un bruit d'enfer et le reste de la pièce n'était qu'un assemblage de meubles trouvés à droite et à gauche. L'histoire d'Eliska n'était pas la même que moi. Elle venait d'une famille de merde et répétait le même schéma quand elle avait pensé s'en sortir à un moment. Je ne lui avais rien dit me concernant ; elle ne savait même pas que je n'étais pas comme elle. Et je préférai que ce soit comme ça. Un jour, elle rentrerait et je ne serais plus là. Parce que ça finissait toujours comme ça. Je ne pouvais pas me permettre de rester trop longtemps au même endroit, sous peine d'être débusquée et qu'on me ramène là-bas.
Ma main se mit à trembler et je fermai les yeux, juste un instant.
Déjà trois ans...
Que je frôlai les murs, que je gardai la tête baissée.
J'évitai les endroits avec des caméras, évitai les rassemblements, évitai de marcher trop près d'un Primordial. Parce que je ne pouvais pas savoir. Parce que les Clans étaient partout, même là où on s'y attendait le moins.
Mais je ressentais un vide depuis la mort de mes parents, depuis que j'avais dû rejoindre mon grand-père. Je vivais avec ce vide, avec cette... absence. Sans pouvoir l'expliquer, sans pouvoir la comprendre.
À cause des garçons ?
Je reposai la tasse, dégoûtée avant même d'avoir pu boire une seule gorgée. Je ramenais mes bras autour de moi, prise d'un frisson. Je n'aimais pas me les rappeler, parce que ça faisait trop mal, parce que ça me renvoyait au temps passé dans la demeure du patriarche du Clan Matras.
L'avant et l'après.
Le maintenant.
— On peut s'arrêter chopper à manger ? Sinon je ne vais pas tenir !
El surgit dans une robe à paillettes qui lui tombait à hauteur des cuisses. Elle fit une pirouette, contente de son choix, affamée aussi surtout.
— Si tu veux, dis-je.
J'avouai que je crevais de faim moi aussi. Je gagnai une misère en étant plongeuse dans un restaurant, mais c'était déjà ça. En partant, j'avais choisi d'abandonner l'héritage de mes parents sur lequel je n'avais plus aucun droit. Lorsqu'on fuyait, il n'y avait pas beaucoup de retour en arrière et ramper devant mon grand-père n'était pas une option. J'avais bien pensé à un moment retourner là où mes parents m'avaient donné naissance, mais...
Après ce qu'il s'était passé chez Zeus, je ne voulais plus rien à voir à faire avec les Clans, quel qu'il soit.
Mon choix.
Le mien, pas celui de la famille ou de ceux qui pouvaient décider de tout.
El se hissa sur ses talons quand j'étais bien confortable dans mes converses qui tiraient la gueule. Si on ne doutait pas du fait qu'Eliska partait pour faire la fête, il y avait de quoi se demander avec moi. Je frottai mes paumes moites contre mon jean et nous quittâmes l'appartement pour nous diriger vers notre petit boui-boui habituel et pas cher. Marco nous reconnut sans problème, nous fit un peu de charme et je laissai El gérer ça à sa façon ; préférai attendre sur le trottoir. J'appuyai mon dos contre le mur, un pied dessus, bras croisés pour observer les personnes autour de moi. Mes yeux passèrent sur les quelques personnes qui attendaient de pouvoir traverser lorsque je croisai un regard.
Tout de suite mon cœur se mit à battre plus vite et plus fort. D'apparence, rien ne changea. Je laissai mes yeux glisser plus loin pour revenir à la même personne. Il dut sentir, il dut voir ma curiosité, car l'homme attrapa son téléphone et le contact fut rompu.
Je ne voulais pas me faire des films.
Ne pouvais pas me permettre d'avoir été repérée si vite. Non. Non, j'avais encore du temps devant moi avant de partir, encore. Je ne voulais pas partir maintenant.
Je déglutis, une goutte de sueur dévalant tout mon dos.
Un Clan ?
Ou juste un mec d'Andy ?
Chaque membre des Clans portait le tatouage qui l'affiliait, mais souvent, l'encre était cachée, invisible sous les vêtements.
Je jetai un coup d'œil à El qui riait avant de revenir au niveau du passage clouté. Il n'était plus là. Mais ça n'effaça la boule qui obstruait ma gorge.
Quelques mois plus tôt, je serai rentrée, j'aurais choppé mes maigres affaires et je serai partie. Sans rien dire.
Sans savoir encore où j'allais.
Il y avait du travail ingrat dans toutes les villes, des restes dans toutes les poubelles du monde.
El me tendit ma boite, un sourire un peu enfantin au visage.
Je n'aurais pas dû m'attacher, n'aurais pas dû la laisser s'immiscer dans ma vie ou moi dans la sienne. Voilà où j'en étais.
Elle glissa son bras sous le mien et j'en oubliai presque l'homme. Presque.
La boîte devant laquelle nous nous trouvions avait un néon de son enseigne qui clignotait et me donnait mal au crâne. Un videur triait les gens ; il choisissait les plus « jolies » filles et laissait les autres de côté. Politique de l'établissement oblige. La plupart montraient de fausses cartes d'identité et ça passait. Comme ça, un sourire, un mensonge et c'était bon. Enfin, tout dépendait de votre tenue et de jusqu'où vous étiez prête à aller pour flirter avec ce cerbère décérébré. El sortit son rouge à lèvres de son microsac pour s'en tartiner une nouvelle couche par-dessus l'ancienne. Sa peau luisait déjà de transpiration. La queue qui nous faisait face ne me donnait pas envie, mais El savait se montrer persuasive. Elle ne m'aurait pas laissé partir maintenant, pas alors que nous étions assurées d'entrer.
L'un des bras droits d'Andy se trouvait-là. Skull qu'on l'appelait dans la rue. Pas un enfant de chœur, pas une gentille âme. Il portait ses vices à même sa peau, trop tatoué pour que ce soit beau. Son regard vous donnait l'impression de vous tenir nue devant lui, ce qui ne faisait qu'affermir mon malaise en sa présence. Je savais me défendre face à des voleurs, à des mecs avec les mains trop baladeuses dans les transports, mais face à quelqu'un comme lui ?
El attrapa ma main et me tira à sa suite. Des regards convergèrent vers nous et si certaines protestèrent, elles se turent lorsque Skull nous fit signe d'avancer. Il se pencha sur moi lorsque je passai devant lui et tous les poils de mon corps se hérissèrent.
La boîte nous avala et mon corps se mit à vibrer à cause des basses.
Il faisait une chaleur à mourir et j'eus d'abord du mal à reprendre ma respiration. Des lumières stroboscopiques, des gens partout, où que mon regard se pose. Des danseuses faisaient leur show sur la scène, peau à découvert. La limite entre la boîte de strip-tease et la boîte de nuit était ténue ici. Trop, même. Mais bizarrement, personne ne venait emmerder Andy sur la question. Là où il n'y avait pas de Primordiaux, l'argent prévalait. La réputation aussi. Andy avait beaucoup de ressources, du genre sans fin. Je ne savais pas l'histoire entre Andy et Eliska, mais c'était chaotique et souvent pas beau. Ce type était dangereux et fou, ce qui faisait rarement bon ménage.
Je suivis El parmi la foule pour nous glisser jusqu'au comptoir qui courrait sur une longueur impressionnante. L'espace VIP se trouvait à l'étage et devant les marches, un gorille à la gueule peu avenante. On ne l'approchait pas sans être sûre de pouvoir monter. Je laissai mon amie commander pour nous deux, scannant la foule pour voir si je reconnaissais quelques visages. Sans surprise, la boîte rameutait pas mal de jeunes de très bonne famille. Des petits cons à la recherche du frisson, ou d'un rail de coke. Au choix. Tout était presque en libre-service ici. Tant que vous aviez le cash, vous pouviez tout demander.
Absolument tout.
Andy était un hôte serviable. Affamé.
— On monte ? hurla El pour se faire entendre.
Je suai. Je n'avais aucune envie de grimper, mais ça, El s'en fichait bien. Le cordon fut retiré devant nous et j'observai les hanches d'El se balancer. Je m'arrêtai un instant pour regarder la foule d'un peu plus haut.
L'espace VIP était en fait une succession de salle pour ceux prêts à y mettre le prix. Celle où nous entrâmes portait les effluves de l'alcool, de la drogue et du sexe.
— Andy !
Je détestai la voix que prenait El lorsqu'elle se trouvait en sa présence. Elle voulait lui plaire, qu'il la regarde, qu'il la désire, mais lui, ce qui le faisait bander, c'était sa souffrance, ses larmes. Son addiction.
— Salut, bébé.
Il enroula un bras autour de ses hanches et l'embrassa à pleine bouche, son regard sur moi. Espèce de porc.
Andy rentrait sans mal dans la catégorie des hommes magnifiques. Plus vieux que nous d'au moins dix ans, il s'entretenait, paradait, baisait, buvait, ensorcelait. Il aurait fait un parfait maître des illusions s'il avait été un Primordial. Il aurait eu toute sa place dans le Clan de Zeus.
— Lili, toujours un plaisir, susurra-t-il.
Je ne le laissai pas approcher, ni même m'effleurer. Plutôt crever. Andy était un cliché : mon rejet l'excitait, mes refus, un doux parfum à ses narines.
— Andy.
Eliska resta contre lui, son visage contre la peau de son cou.
— Amusez-vous, c'est moi qui régale pour vous.
Je profitai qu'il se détourne de moi pour m'éloigner le plus possible de lui. Je détestai me retrouver dans une même pièce que lui, parce que je ne savais pas réellement de quoi il était capable. On ne jouait pas avec la patience d'un homme comme lui. Hormis si vous aviez envie d'avoir mal. On m'offrit du champagne, mais je déclinai. J'étouffai ici. El était à califourchon sur Andy, sa robe remontée sur ses hanches et tout le monde pouvait voir qu'elle ne portait qu'un string en dessous, avalé par son cul.
Je me sentais de trop.
Je ne me sentais pas à ma place.
Alors pars.
Pars, pars, pars, pars.
Je quittai la pièce pour me retrouver vers la balustrade. La vue sur le reste de la boîte était magique d'ici. C'était presque respirable. Mais pas plus agréable. Les gens formaient une masse compacte, les corps les uns sur les autres.
Quelque chose attira mon regard et je clignai plusieurs fois des paupières lorsque je crus discerner une ombre mouvante.
Il faisait trop chaud, trop lourd.
Mon cœur battait si vite contre ma cage thoracique ! Et c'était comme si quelque chose d'invisible me tirait.
Une attraction.
Je dévalai les marches, laissai à peine le temps au gorille de retirer le cordon. Je voulais sortir.
J'avais besoin de dégager de là.
Mon instinct me hurlait de fuir. Et jamais, jamais je n'avais été aussi consciente de la présence d'un Primordial dans la boîte.
Non, ils étaient deux.
J'aurais dû voir ce type plus tôt comme un signe. J'aurais déjà dû être très, très loin d'ici. Mais non.
Je heurtai une épaule, puis une autre. Je regardai derrière moi, mais ne vis personne de suspect.
Personne qui ressemblait à un Primordial.
Un type pas content que je le pousse m'attrapa par l'épaule pour me projeter en arrière. Je tapai dans d'autres personnes avant de me rendre compte d'une masse sombre à mes pieds.
Masse vivante.
Masse faite d'ombres.
Fuis, fuis, fuis, fuis. FUIS !
La peur court-circuita mon cerveau. Un coup d'œil au-delà de mon épaule me confronta à un homme qui se tenait-là, un chien noir à ses pieds. Il me fixait.
Me fixait.
Fixait,
Fixait,
Fixait.
Ce qui me traversa fut complètement contradictoire. Complètement insensé.
Et pourtant réel.
Je voulais rester, aller me presser contre lui.
Je devais partir.
Je réussis à me détacher de lui, de son magnétisme pour mieux me fracasser contre un corps, un torse.
Un Primordial.
Je cessai de bouger, comme si, secrètement, j'espérai que cela me permettrait d'échapper à son attention. Je levai la tête, incapable de me retenir.
Il se passait quelque chose en moi.
Il se passait quelque chose et ça me détraquait !
Un visage marqué, des yeux comme jamais je n'en avais vu, une mâchoire ferme, un homme magnifique.
Impossible de regarder ailleurs.
Impossible de cligner des yeux.
Impossible, impossible, impossible.
Attrapée.
**
Patrocle a donc t-il vu juste ? 😎😎
On ne perd pas de temps dans ce tome donc attendez vous à ce qu'il y ait un bon rythme 😁😁😁
La bise 😘
Taki & Ada ❤️
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