XXXVII-4 : J'ai confiance en toi

À peine Stakis eut-il retrouvé la lumière extérieure qu'un froid glacé enserra ses membres. Aux flammes succédait la neige du ciel, à la fureur des explosions, un silence sépulcral. Un flocon, inspiré par une chute improbable, se posa sur l'exacte arrête de son nez pour le faire éternuer. Quelques Zyssiens se retournèrent. Leurs regards réprobateurs l'écrasèrent un instant, avant qu'ils ne reprennent leur route. Devant, Hupias Ecterian, enferré dans la constellation d'étoiles d'un costume bleu sombre, menait la marche d'un pas austère, sans un regard en arrière, sans un regard pour celui qu'il avait autrefois connu.

Les yeux de Stakis survolèrent les silhouettes, explorèrent les décombres. Le magistrat-président de Shawn, Ectar Sovaj, s'asseyait contre un chambranle en ruines. D'épais bandages dépassaient de sa tunique en lambeaux, sur un bras et une jambe. Sa main droite agrippait encore une canne improvisée, la poussière masquait en partie ses traits tirés, mais ses yeux restaient vifs, fixés sur la procession.

Les magistrats avaient accepté l'extradition sans réserves, soulagés de se débarrasser d'un problème supplémentaire. Stakis, les mains engoncées dans d'épaisses menottes à verrouillage magnétique, avançait désormais vers son prochain jugement. Des murmures accompagnaient sa route, du dépit, de la colère, du mépris. De la peine. Des milliers de regards l'entouraient, se relevaient du sol noirci, des bâtiments éventrés. Même les morts roulaient leurs crânes, et leurs orbites vides fixaient sa présence, brûlaient le passage de leur bourreau.

Jamais il n'avait souhaité de guerre. L'alliance avec le Général Chef devait sauver des vies, sauver Zyx. Empêcher une guerre, justement. Par quelle avalanche de dominos sanglants étaient-ils arrivés à ce dénouement morbide ? L'avenir se refermait, par la fatalité des tragédies antiques. La guerre aurait lieu, quoi qu'il advienne. Rien ne ferait dérailler la locomotive infernale, cette dévoreuse d'âmes qui, depuis les profondeurs de l'espace, descendait sur Zyx comme un cataclysme primordial. Bientôt, l'Enfer toquerait à leurs portes.

La guerre aurait lieu.

Il s'était agité en vain. Toutes ses actions, toutes ses décisions, n'avaient fait que rajouter des morts inutiles, que répandre davantage de souffrance avant l'inévitable chaos. Pour le bien commun, il avait trahi Galaniel et Saxen. Saxen était mort, tout comme Dalen, tout comme Rneigl. Tous ces sacrifices ne portaient aucun sens, aucune valeur supérieure. Les portes du meilleur lendemain s'ouvraient sur un désert de cendres.

Personne, aussi louables que fussent ses intentions, ne pouvait prétendre à manipuler l'avenir. Personne ne pouvait justifier ses actes par le futur qu'ils invoquaient. Car, dans toute la complexité du Monde, cette bête aveugle ne connaissait nul maître. Elle bifurquait au dernier instant, pour emprunter des sentiers improbables, inenvisageables. La fin ne justifiait pas les moyens, car les moyens n'assuraient pas la fin. À vouloir décider de la marche du Monde, de décider qui devait vivre ou mourir, ils étaient devenus semblables aux dieux qu'ils prétendaient renverser. Emportés dans leur hubris, ils avaient semé la mort sur leur passage, précipité un avenir qu'ils souhaitaient empêcher.

Il s'arrêta ; ses pensées éclatèrent face à deux puits d'une insondable noirceur. Deux pupilles dressées sur lui, aussi tranchantes que le couperet du bourreau.

Galaniel.

Un sueur glacée remonta dans sa nuque, ses jambes s'effacèrent, comme métamorphosées en savon visqueux.

« Je... »

Il voulut parler, les sons s'évaporèrent dans sa gorge asséchée. Ce regard le brûlait, un miroir ardent lui renvoyait tout le poids de ses propres crimes.

« Je suis désolé, Galaniel, articula-t-il. Je sais que je ne pourrai jamais effacer mes actions, mais je passerai le reste de ma vie à les réparer.

— Gathor... »

Il trembla. À quel moment ce nom, qui devait incarner l'espoir, avait-il glissé sur cette étrange terreur ?

« J'ai toujours cru... »

Il prit une inspiration, hoqueta.

« Je t'ai toujours admiré, Galaniel et, en t'imaginant Gathor, j'ai cru que je l'admirais tout autant. J'espérais que tu nous sauverais de la Guerre. Et tu le feras, sans doute, tu es sans doute le seul à pouvoir le faire, non pas en tant que Gathor, mais en tant que Galaniel. Gathor... Gathor était une illusion du passé. Je ne pourrais pas même prétendre savoir qui il était, quelles étaient ses motivations, mais je sais... je sais que je ne le chercherai plus, je ne transfigurerai plus le réel pour correspondre aux rêves qu'il était censé représenter. Je... je sais que tu ne pourras jamais me pardonner, mais... je suis désolé. Je n'ai jamais voulu te trahir, je ne savais même pas que je te trahissais, j'espérais accomplir ce que tu souhaitais vraiment. »

Bras croisés, Galaniel restait muré dans un effrayant stoïcisme. Stakis remarqua l'ombre blanche d'Alyne, ainsi que l'imposante silhouette de Césape, restées à distance.

« Apparemment, certaines personnes sont prêtes à te défendre, grogna le Shawnien. Des personnes envers qui j'ai bien trop de dettes pour les ignorer. »

Le souvenir d'Ignis se superposa à ses rétines. Pourtant, la jeune magicienne ne lui devait rien. Bien au contraire. Il s'était rendu coupable de toutes ses souffrances. Et, lui-même, qu'aurait-il fait, à sa place ? Aurait-il épargné son ennemi juré ?

Mâchoire serrée, Galaniel s'approcha. Ses yeux imprimaient une colère contenue, insoutenable, mais Stakis ne sut détourner le regard. Enfin, le Shawnien s'arrêta en face de lui. Les Zyssiens s'étaient immobilisés dans leur procession ; même Hupias regardait ailleurs. Si Galaniel avait voulu tuer, il aurait pu, personne ne l'aurait empêché, tous détournaient le regard. Le regard. Ces vitrines de l'âme présentaient toutes les émotions, depuis le dégoût jusqu'à la haine, mais les yeux de Galaniel étaient, de loin, les plus effrayants. Un portail s'ouvrait sur l'outremonde ; depuis l'infini d'un gouffre vorace se chuchotaient les murmures d'une nuit éternelle.

Pourtant, à peine un an plus tôt, tous trois goûtaient, avec Saxen, à l'insouciance de Barcad. Ils testaient leurs réflexes dans les mêmes jeux-vidéos, partageaient les mêmes aventures, arpentaient les mêmes salles de cinéma, les mêmes restaurants. Galaniel était de ces personnes réservées, souvent en retrait et, pourtant, porteuses d'un indéniable talent, d'une effrayante détermination. Jamais il ne l'avait vu hausser la voix, jamais il ne l'avait vu en colère. Mais, de cette autre vie, si lointaine, si différente, les souvenirs s'accrochaient comme les rémanences d'un rêve effacé.

Aujourd'hui, il voyait une autre personne, à peine travestie de l'apparence de Galaniel.

Non.

Le Shawnien était semblable à un océan. Une âme immense, en apparence inoffensive, un calme égal, infini, à l'orée du Monde. Mais, sous la surface accueillante, rôdent des montres antédiluviens, de gigantesques démons, gardés prisonniers dans les profondeurs, là où plus nulle lumière ne filtre, où la pression écrase la roche, où le froid glace les os. Là où plus rien ne devrait survivre.

Garde à celui qui réveille le monde endormi. Car, lorsque vient la tempête, les abysses remontent jusqu'à la surface. Et, lorsque l'eau décide de la même direction, alors se dresse un mur invincible, capable de tout balayer sur son passage.

Nul n'affronte l'océan. Les hommes redoutent sa colère, fuient ses crocs liquides, prient pour leur survie. Rien n'arrête l'océan. Dans la terreur de ces yeux s'imprimait la fin de toutes choses. Galaniel n'avait pas besoin de hausser la voix ; ses mots écrasaient le poids de la mort. Le Shawnien ne craignait rien, ni hommes ni monstres, pas même les dieux. S'il n'était pas Gathor, alors, peut-être, accomplirait-il encore davantage.

« Je ne croirai pas les paroles, seulement les actes. Si tu dois vivre, que je n'aie plus à te retrouver en travers de mon chemin, ou cette fois-ci sera la dernière. »

Stakis hocha la tête. Dans sa poitrine, un cœur affolé battait des pulsations erratiques, mais sa bouche pâteuse, presque anesthésiée, peina pour la réponse.

« Je... tu as ma parole. Jamais... jamais plus je ne te trahirai. »

Le visage de Galaniel s'approcha encore du sien. Et, la Mort, en valet zélé, souffla un froid sépulcral dans sa nuque. Le chuintement métallique d'une faux invisible remonta dans ses oreilles.

« Autre chose, poursuivit le Voyageur, si, un jour tu venais à croiser Gathor ou, du moins, quelqu'un que tu penses Gathor, je veux que tu préviennes les Voyageurs, que tu me préviennes. Quel qu'il soit, je m'occuperai de lui, nous nous occuperons de lui. »

Un instant hébété, Stakis manqua de s'étouffer dans sa propre salive.

« Je... d'accord, je le ferai ; j'ai confiance en ton jugement. »


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