XXXVII-3 : J'ai confiance en toi
Galaniel retrouva Alyne agenouillée dans la place centrale. Aux murmures du Cristal avait succédé le silence de pierres tombales, de stèles commémoratives. Des fossoyeurs creusaient des tombes, gravaient des noms, d'autres déblayaient des gravats encore épars.
Un vent froid jeta une poignée de flocons contre son visage. Galaniel s'approcha de l'elfine. Mains jointes, yeux fermés, ses lèvres s'agitaient dans une prière silencieuse. Lorsqu'il s'assit, elle interrompit sa litanie funèbre, et tourna la tête dans sa direction. Si quelques griffures sans gravité traversaient son visage poussiéreux, ses blessures sérieuses, dans son dos et sur son épaule, disparaissaient sous un nouveau manteau de fourrure blanche. Galaniel, au contraire, savait la présence d'une nouvelle cicatrice sur son propre visage. Un trait blanchâtre, près de l'œil droit, qui lui rappellerait sa rencontre avec le Commandant. Qui lui rappelait le Commandant. Et, près du cœur, s'additionnaient deux nouvelles marques en croix, qui avaient bien failli sonner son glas.
« Tu m'avais demandé si je connaissais la guerre, murmura Alyne. Maintenant, c'est le cas. Je m'attendais à quelque chose de plus... je ne sais pas... pas comme ça. »
Une ombre glissa dans ses yeux, emportés par une fatigue hébétée. Mais les éclats de surface témoignaient d'un irrémédiable changement, jusqu'au plus profond de son âme. De même que, depuis Oriale, Galaniel savait ne plus être le même.
« Je suis désolée, reprit-elle. Ces Shawniens, tu les connaissais, et je n'ai même pas été capable d'aider ceux qui m'ont sauvé la vie.
— Tu n'as pas à t'excuser. Mon frère m'a raconté ce qui s'est passé, pendant mon inconscience. Sans toi, je serais mort, nous serions sans doute tous morts. C'est plutôt moi qui te dois des remerciements.
— J'aurais aimé pouvoir faire plus.
— Moi aussi, j'aurais aimé pouvoir faire plus. »
Il croisa les jambes, les yeux happés dans la noirceur de cruels souvenirs.
« Lors de ma première bataille, sur Oriale, j'ai perdu un ami cher, Saxen, ainsi que mon père. Ils sont tous les deux morts dans mes bras. Et je revois ces instants en me demandant ce que j'aurais pu faire pour les sauver, ce qu'il me manquait alors. »
Ses poings se crispèrent. Une colère contenue contracta son estomac, tant contre la marche du monde, que contre lui-même, contre ses propres limitations, ses propres incapacités.
« Je suis reconnaissant à la Déesse Cristal de m'avoir offert sa bénédiction, mais, pour autant, son don ne nous rend ni invincibles ni tout-puissants. Je n'ai pas accompli bien davantage aujourd'hui. »
Même après s'être battu de toute sa volonté, il n'avait jamais été qu'un fétu de paille, écrasé par des forces supérieures, ballotté au gré d'une tempête infernale. Il n'avait pas pu empêcher la mort de Jarélie, de Gehrmnen, de Rhétar, tandis qu'Ignis pleurait la mort de sa mère. Et combien d'autres, encore, dont il ne connaissait pas même les noms ? De quelle victoire témoignait donc ce champ de ruines, ce charnier à ciel ouvert ? Sa mâchoire se serra.
« Je refuse de laisser quiconque apporter encore la guerre en ma maison », gronda-t-il.
Et pourtant, une flotte itinérante cheminait en direction de Zyx. Même en plein cœur de Barcad, une criminelle avait arraché la Pierre comme la vie de Séophan. Car, depuis l'autre bout de la Galaxie, une divinité maléfique tissait sa toile, instillait la haine et la cruauté, entretenait toute l'horreur de la Guerre, insensible aux souffrances de millions. S'il voulait protéger les siens, Galaniel ne devrait pas seulement réagir, il devrait aussi agir, porter le premier coup, frapper la Bête jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus se relever.
« Le Dieu Noir... je le tuerai. Depuis ma vision de la Table, je sais que je renverserai les Ténèbres, que je mettrai fin à cette Guerre. »
Pour protéger, il devrait détruire. Attendre dans l'expectative parerait seulement l'avenir de morts inutiles, de morts évitables. L'ivresse des Abysses se rappela à ses souvenirs, une formidable essence d'anéantissement, l'expression même de la mort, de la fin inscrite en chaque être. Peu lui importaient ses propres sacrifices, les outils, même réprouvés, dont il ferait usage. Il ne reculerait devant rien. Il apprendrait, affûterait ses armes comme son âme, vaincrait chaque ennemi, l'un après l'autre, avancerait pas après pas sur le chemin noir qui le mènerait à la source du Mal, et briserait le cœur maudit.
Le contact de doigts froids l'extirpa de ses pensées. Alyne lui attrapa une main, avec, dans ses yeux, une teinte qu'il ne lui avait encore jamais vue, comme un mélange d'inquiétude et d'espoir.
« J'en suis persuadée, désormais, assura-t-elle, et tu auras tout mon soutien. »
Comme lors de l'interrogatoire de Mitteï. Elle qui, au départ, n'exprimait que défiance à son égard, elle qui l'imaginait réincarnation de Gathor, lui accordait maintenant sa confiance. Il détourna le regard, troublé. L'elfine n'était pas adepte de faux-semblants, au contraire, elle exprimait toujours l'entièreté de sa pensée, aussi rude pût-elle parfois paraître, et suivait ses propres principes jusqu'au bout. De fait, ses mots héritaient d'une véritable force. Mais ne projetait-elle pas seulement une nouvelle image sur lui ? Comme ses concitoyens, Galaniel n'avait jamais véritablement cru en l'omnipotence du divin, ses actions ne traduisaient pas l'expression d'une croisade sacrée, seulement les nécessités contingentes de la survie. Il tuerait pour vivre. Qu'importerait la manière, l'outil ; il n'obéissait à nul précepte supérieur ; à la toute-fin, seuls les hommes décidaient de leurs propres actions.
« Lors de mon passage à la Table de Vérité, détailla Alyne, j'ai eu une vision de Moloch, une terrible vision, empreinte de toute la noirceur de son pouvoir écrasant. Et je me sentais impuissante, face à un tel pouvoir. Seule, je doute jamais être capable de vaincre une telle monstruosité. Mais aucun de nous n'est véritablement seul, nous faisons tous partie d'un Tout qui nous dépasse, et peut-être était-ce la leçon que souhaitait me rappeler la Grande Déesse. Aucune héroïne ne sera capable de vaincre seule le Mal, mais, ensemble, je sais, je sais que nous changerons le Monde, je l'ai vu, j'ai arraché cette vérité aux Abysses, je ne sais pas sous quelle forme, mais il y aura un après. Nous accomplirons la volonté de la Déesse. »
Quitte à passer d'un extrême à l'autre, elle l'imaginait encore comme quelqu'un d'autre, mais il lui devait la vérité. De même que la guerre n'avait jamais rien eu de noble ni de glorieux, il n'était pas, ne serait jamais, le parangon de Lumière qu'elle espérait.
« Je n'ai jamais vraiment cru en la Déesse », assena-t-il.
Alyne s'interrompit, une étincelle surprise dans le regard. Ses mains s'agitèrent, mais elle resta silencieuse, suspendue à un souffle saccadé.
« Je veux dire, poursuivit Galaniel, sur Shawn, nous ne connaissons pas véritablement de religion à l'instar de Zyx ou, comme j'ai cru comprendre, de ton peuple. Nous avons la légende du Cristal et sa Déesse, mais nous ne croyons pas en un être omniprésent, omnipotent, créateur de l'Univers et maître de nos destinées. À quelques rares exceptions, nous n'avons pas vraiment de culte. Peut-être s'agit-il d'un être plus puissant que les autres, d'une magicienne exceptionnelle, qui aurait décidé de partager son don dans l'espoir d'un monde meilleur. Mais, à nos yeux, à mes yeux, elle ne serait ni toute-puissante, ni infaillible. Le Monde n'est qu'un chaos absurde, et ne trouve de sens que dans celui que nous voulons bien lui donner. »
Alyne secoua la tête, comme pour refuser à ses paroles le crédit d'existence.
« Et que fais-tu de la Création du Monde, du Royaume d'après ? rebondit-elle.
— L'existence de l'Univers n'implique pas à mes yeux une Créatrice ; la vie peut bien naître du chaos, évoluer au gré du hasard. Et je ne crois pas qu'une seule créature puisse prétendre à l'éternité, encore moins sculpter un nouveau Monde dans cette même éternité.
— Tout ce qui est retournera au Néant », murmura Alyne.
Il hocha la tête, l'elfine resta silencieuse, les yeux dans le vide.
« Je devrais pourtant le savoir, avoua-t-elle, depuis que j'ai effleuré ton esprit... les Abysses ne pouvaient que te choisir, faire de toi leur enfant. »
Elle porta une main à la tête, ébouriffa ses cheveux dans un geste nerveux.
« Moi, je ne cesserai jamais de croire, de suivre la Lumière de la Grande Déesse. Je n'ai été sauvée que dans l'absolu de ma foi, même les Abysses n'ont pu la dévorer.
— C'est une vision que je respecte.
— Tu n'en crois pourtant pas un mot !
— L'un n'empêche pas l'autre. De fait, je n'ai jamais accordé d'importance aux croyances, seulement à nos actes.
— À nos... pourquoi tu as décidé de m'en parler, alors ?
— Parce que je ne voulais pas dissimuler une vérité que je sais importante pour moi. Je ne te dois pas seulement la vie, ou la chute des Kalendoriens, tu as même intercédé en ma faveur auprès de Mitteï, tu as décidé de m'accorder ta confiance. Et, pourtant, ce pouvoir... ce pouvoir n'a rien de divin, ce n'est qu'une force aveugle et destructrice.
— Je sais ce que sont les Abysses. »
Elle se retourna vers lui, les yeux luisants d'une détermination retrouvée.
« Et tu crois que ça devrait changer quelque chose, que je devrais peut-être m'effrayer de toi ? Tu dis ne pas croire en la Lumière, mais tu appliques Ses préceptes ! Tu me remercies de t'avoir sauvé, d'avoir porté le coup fatal contre Kalendor, mais, sans toi, je ne serais arrivée nulle part, je serais morte deux fois, que ce soit contre Dalen ou le Commandant, alors même que je ne te faisais pas confiance, que j'imaginais encore l'âme de Gathor s'agripper à ton corps ! Alors, non, je ne questionnerai pas davantage le choix de la Grande Déesse ! Tu crois au hasard ? Tu es le meilleur choix qu'Elle ait pu faire ! Plus que tout autre, peut-être, tu mérites ta place parmi les anges ! »
Galaniel sentit une goutte parcourir son visage qu'il essuya, presque avec étonnement. La neige, pourtant, remplaçait la pluie. Puis une deuxième, une troisième. Comme si s'effondraient les écluses d'un océan souterrain, enfermé, verrouillé au plus profond de son âme. Zawhyk, Saxen, Jarélie... Pourquoi fallait-il que remontent tous ces souvenirs à ses yeux ? Et dans le tumulte s'additionnaient ses peurs : Ethmine, Marzog... Il avait failli perdre sa mère, sans même le savoir, tandis que son frère faisait face aux Abysses. Il avait cru voir mourir Césape, craint de voir mourir Alyne... La bataille était à peine terminée que ses nerfs le lâchaient déjà. Il se détourna, deux bras frêles l'enserrèrent, d'abord hésitants, mais la présence réconfortante ne quitta pas son dos.
« Je... je n'ai jamais rien eu d'un héros, pleurnicha-t-il. Je n'ai jamais voulu être un héros.
— Cela ne fera jamais de toi un monstre pour autant. »
Il voulut se relever, mais ses jambes refusèrent de répondre. Tout son corps criait son épuisement. Le prétendu héros de Shawn n'était qu'une épave à la dérive.
« Je... je suis ridicule », hoqueta-t-il.
Loin de s'estomper, l'étreinte se raffermit.
« Ridicule de tout vouloir prendre sur toi, de prétendre porter seul tout le poids de l'Univers. S'il ne suffisait que d'une personne pour vaincre Moloch, l'Ordre n'aurait pas de raison d'exister. Nous devons veiller les uns sur les autres, l'unité reste notre meilleure force. Si, un jour, tu as encore besoin de moi, je serai là, tout comme je sais que tu seras là, si j'avais besoin de ton aide.
— Je... je te le jure. Je n'abandonnerai personne. »
Sa gorge ne noya sous les larmes. Lui, qui ne portait nulle foi pour le divin, lui, qui avançait, sourd aux préceptes sacrés, dans l'absurdité d'un Monde dénué de sens, lui, l'enfant des Abysses, qui ne concevait nulle vie après la mort, seulement l'écrasant infini d'un perpétuel Néant, lui, qui ne croyait en rien, entendait, pour la première fois, la voix d'un ange.
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