XXXVII-1 : J'ai confiance en toi

Au sang et la mort succéda la sérénité d'une immense forêt. Les rais d'or d'un soleil apaisant chassèrent les Ténèbres, les cris de mille supplices s'effacèrent sous les chants d'oiseaux.

Samuel, Zebub, les armées noires, l'anéantissement des Abysses, toutes ces épreuves apparaissaient désormais comme les souvenirs embrumés d'un cauchemar lointain. Mais, aussi lointain fût-il désormais, ce cauchemar restait réel, les plaies encore vives criaient leur existence. Incapable de marcher, Gabrielle s'effondra dans l'herbe verte. Ses premiers mots remercièrent la Déesse. Car, dans son infinie mansuétude, la main divine avait abattu un pont entre les mondes, et offert à Son ange un refuge temporaire, à l'abri de la folie de Samuel.

Mais, si l'emprise de Samuel continuait de s'étendre, plus aucun monde, plus aucune peuplade ne serait à l'abri de sa dévastation.

L'ange tourna la tête. Une silhouette pâle s'écartait, telle un spectre dévoré par l'aurore.

« Qui... »

Elle étendit une main tremblante. Des striures rouges balafraient la peau blanche décharnée. Dos tourné, l'être s'arrêta.

« Ne t'approche pas de moi, prévint-il. Je ne suis qu'une ombre, née des Ténèbres, étrangère à toute Lumière.

Pourquoi... pourquoi alors m'avoir sauvée ? »

L'ange s'agrippa aux racines, traîna son corps jusqu'à l'être resté silencieux. De ses lèvres tuméfiées dépassaient deux pointes blanches, à peine visibles. Et, dans ses yeux, brillait la teinte du sang.

« Un demi-strygoï, reconnut Gabrielle.

Le sang de la race maudite coule dans mes veines, et, maintenant, la malédiction de l'archange déchu accompagne aussi mes pas. »

Il se détourna, mais l'ange agrippa sa cheville. L'esclave descendit le regard, se baissa jusqu'à elle.

« Je porte le même cauchemar que Samuel ; tu n'es pas en état de m'affronter », constata-t-il.

Sa main approcha, comme pour la repousser, mais Gabrielle attrapa le poignet osseux.

« Pourquoi... pourquoi voudrais-je t'affronter ? »

Dans les pupilles rouges se fissura le marbre de mille certitudes.

« Pourquoi ne le voudrais-tu pas ? Toi, une elfine, un ange de Lumière, tu as vu mon pouvoir, vu mon visage, vu qui je suis.

Oui... j'ai vu qui tu étais. Rien ne t'obligeait à me sauver, et tu l'as fait ; rien ne t'obligeait à défier Samuel, et tu t'es dressé contre lui. Je n'ai que faire de ton visage, de tes pouvoirs prétendument maudits ; toi, qui te dis né des Ténèbres, tu es un enfant de la Lumière.

Jamais... jamais, je n'ai connu la Lumière. »

L'esclave libéré tomba à genoux et, lorsque les bras de Gabrielle enserrèrent sa poitrine, le sang de ses yeux se noya sous les larmes.

« Alors, Tu La connaîtras, promit l'ange. Toi, qui es né, qui as vécu seul, plus jamais tu ne connaîtra la solitude.

Ne connais-tu donc nulle peur, n'as-tu donc aucune crainte pour le monstre que je représente ? »

Sous les côtes saillantes résonnait un écho inquiet, si semblable au sien. Gabrielle secoua la tête.

« Les Ténèbres dissimulent leurs germes jusque dans le cœur de chacun, et la chute de Samuel a montré à quel point même les messagers de la Déesse ne sont pas épargnés. Comme chaque mortel, nous connaissons la peur et le doute, nous portons le poids de nos imperfections. Tu te vois peut-être monstre, mais ce monstre existe en réalité dans le cœur de chacun, y compris le mien. Et, pourtant, nous ne cesserons jamais de lutter, nous ne cesserons jamais de porter l'espoir d'un monde meilleur, car seule cette voie donnera un sens à notre vie. Quelle que soit notre fin, même lorsque nous ne serons plus que poussière, les générations futures reprendront notre flambeau, perpétrons nos accomplissements, et continueront de transmettre la Lumière de la Déesse. »

Elle s'arrêta. Lui, le prétendu monstre, capable de libérer les puissances les plus inavouables, lui, qui avait tenu tête à la toute-fureur du premier archange noir, cet esclave qui avait brisé ses chaînes seul, de lui-même, qui avait survécu à la destruction de son propre monde, ce demi-strygoï ne lui apparaissait plus que comme un enfant, réfugié à sangloter dans le réconfort de bras frêles, un enfant perdu, effrayé des autres comme de lui-même, en quête d'un sens à son existence, d'une place en ce Monde. Avaient-ils jamais été différents ?

« Sache que seuls nos actes définissent notre être, et non l'inverse. Tous ceux qui tendent leurs mains vers la Lumière, s'agenouillent devant la Déesse, appliquent Ses Saints préceptes, tous les conscients, quelles que soient leur apparence, leur race, leurs brisures, leur passé, ou même leurs péchés, tous sont mes compagnons. Tous, nous partageons le même idéal, foulons le même chemin, nous abreuvons à la même source. Et jamais je ne m'effraierai de mes semblables, jamais je ne dresserai le glaive contre les miens. Jusque dans nos esprits, nous livrons la même croisade, et il est de notre devoir de ne jamais abandonner personne, de tendre la main à chaque peine, d'apaiser chaque tourment. »

Grand Livre de la Lumière, L'esclave sans nom


Hupias rajusta ses lunettes et fixa une nouvelle fois le globe holographique. Shawn affichait une sphère d'un blanc éclatant, à peine interrompue par le vert d'une bande équatoriale. À cette échelle, l'astre apparaissait dans toute sa froide beauté, insensible aux turpitudes humaines, étranger, même, à leur présence, dont seuls témoignaient quelques points disséminés de par l'immensité des terres sauvages.

D'ici, tout le désastre d'Hyktacrite, le débarquement de Kalendor, l'horreur de la guerre, se résumait à peine dans une poignée de pixels brillants. Une catastrophe humaine, étouffée dans le silence de l'espace.

La cité se consumait dans ses propres cendres. Toute une journée durant, les capteurs avaient tout aussi bien enregistré le rayonnement des explosions que d'innombrables perturbations mésiennes – la magie, comme l'appelaient les Shawniens. Désormais que le calme semblait revenu, la situation apparaissait incertaine. Sous l'effet d'une force inconnue, le vaisseau mère de Kalendor s'était désintégré dans l'atmosphère pour s'écraser à deux kilomètres de la cité. Et, depuis, le silence. Cette guerre connaissait-elle seulement un vainqueur ?

Pour la quatrième fois, l'ambassadeur zyssien transmit le même message, les mêmes mots mécaniques, prononcés par le même spectre d'un espoir qui se refuse à mourir.

« Ici Hupias Ecterian, ambassadeur de la Fédération zyssienne. Je supervise actuellement cinq vaisseaux d'aide humanitaire et demande permission d'atterrir à proximité d'Hyktacrite. Quelle est la situation au sol ? »

Dans le vide spatial seul répondait le bruit cosmologique originel ; les hauts-parleurs se contentèrent d'un crachat diffus. L'homme s'enfonça dans son siège, tritura sa moustache. Des images détaillèrent le sol, les ruines fumantes, les vestiges d'une rare violence. Quelques silhouettes, encore, s'agitaient, dans le sang et la poussière. Des survivants.

Hupias avait dû insister, encore et encore, jusqu'à ce que le Président l'autorise enfin à partir, du bout des lèvres. La caste dirigeante reconnaissait bien une dette vis-à-vis de Shawn, mais, par pusillanimité, refusait de la rembourser. Zagnar promettait la paix, et pour le seul bienfait d'un statut quo, pour ne rien avoir à changer, beaucoup sacrifieraient tout ce qui ne leur appartenait pas.

Pour la cinquième fois, le Zyssien répéta son message. Après avoir organisé le programme d'échange aux côtés de Zawhyk, puis l'opération d'Oriale, jamais il n'oublierait le sacrifice des Shawniens. Même Karl, l'Ordinateur central, avait appuyé sa requête. Une machine, érigée des millénaires plus tôt, dans le seul fin d'assurer la pérennité de Zyx, offrait pourtant davantage d'empathie que ses propres concitoyens humains !

Il secoua la tête. Pour autant, si le gouvernement fédéral avait abdiqué devant son insistance, une dernière condition lui liait encore les mains : il devait d'abord recevoir l'aval de Kalendor. Mais, avec la chute du vaisseau mère, que nul n'imaginait, impossible de contacter qui que ce soit.

Pour autant, pourrait-il attendre indéfiniment ? Combien de temps, encore, suspendrait-il son action, alors que mouraient hommes et femmes ? Combien de vies, encore, devait-il sacrifier en vain ?

Comme pour résoudre son conflit intérieur, le grésillement d'un micro s'intensifia, quelques mots émergèrent, coupés par intermittence, noyés sous un insupportable bruit blanc

« Ici... le Com... dant de la gar... oire de Kal... dor. La guerre... terminée... Faites ... bon vous semble.

— Bien reçu. Nous entamons notre descente. »

Hupias Ecterian n'attendit pas davantage. Dans un parfait ensemble, les cinq vaisseaux de la Fédération rencontrèrent l'atmosphère. Aucune vibration ne secoua l'intérieur blanc, seuls les affichages holographiques attestèrent leur nouvelle trajectoire. Si Hupias avait déjà eu l'occasion de visiter Hyktacrite, aux côtés de Zawhyk, le Zyssien aurait préféré retrouver la cité en des circonstances plus clémentes.

Un champ de cendres l'attendait.

Lorsque le vaisseau rencontra le sol, lorsque s'ouvrit la porte blanche, un vent glacial accueillit son arrivée, un souffle lourd, écrasé du silence de la mort. Des traînées noires défiguraient la plaine ; entre les chenilles, les tourelles arrachées, se dissimulaient des cadavres méconnaissables. Plus loin, la muraille de la cité s'écrasait comme du papier mâché, comme emportée par la voracité d'un insatiable géant. Et derrière luisaient encore des braises infernales, une fumée épaisse, âcre, une exhalaison fétide, remontée depuis l'antichambre de l'Enfer.

Hupias n'avait connu semblable désolation qu'au lendemain de la bataille d'Epithaï, lorsque Zagnar avait repoussé les armées rouges, alors menées par Esmène Vlata. Le Zyssien avait alors eu l'occasion de négocier une paix décennale avec le Général, en échange de soins apportés à sa sœur. Mais, à son arrivée, les plaines repeintes de rouge avaient happé son regard. Si une part de son être souhaitait détourner le regard, fermer les yeux, ignorer la scène, l'omniprésence de la mort exerçait une fascination malsaine, une inavouable terreur primale.

Zyx ne connaissait pas la guerre, la mort ne s'y dissimulait plus que dans les couloirs immaculés d'hôpitaux, et n'emportait jamais que de vieilles âmes au compte gouttes, déjà oubliées par un silence anonyme. Jamais elle ne se dévoilait en plein jour, à la vue de tous, pour saccager en quelques heures des pousses à peine sorties de terre. Jamais ses valets n'apparaissaient, ces croassements rauques, ce bruissement d'ailes noires, qui s'abattait du ciel pour dévorer les corps abandonnés, réduits à l'état de chair pourrissante.

Dans leur société feutrée, les Zyssiens oubliaient jusqu'à l'existence de la mort, mais les spectres ancestraux gratteraient toujours derrière les portes et fenêtres fermées. Et, en ce jour comme alors, Hupias priait pour que nul n'ait la folie de leur ouvrir. Car la paix n'apparaissait jamais que comme une négation de l'ordre naturel, une construction instable bâtie à contre-courant. Nombre de concitoyens ne désiraient qu'oublier l'exemple de Sméarn Pteï, prétendre pour acquis le sable d'une confiance millénaire et reprendre le cours d'une vie minutée, préservée des turpitudes d'un autre temps. Mais Shawn, qui jamais n'avait connu la guerre, offrait encore la plus cruelle des leçons. En l'espace d'un instant, toutes ces briques, empilées avec patience, minutie, depuis des siècles, les lois, la sécurité, l'abondance, toutes ces arches qui soutenaient la société des temps modernes, tout pouvait s'effondrer, et les hommes, retrouver la violence et la terreur des premiers âges, ces temps incertains où, à peine extirpé de l'animalité, chaque jour s'arrachait dans une lutte pour sa propre survie.


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