XXXVI-5 : Monstre angélique

Les yeux de Galaniel se rouvrirent sur deux lacs abyssaux, agités par des vents contraires. Dans les profondeurs inaccessibles s'enfouissaient des visions de temps immémoriaux. Un visage d'enfant. Une fausse innocence, un verni d'ingénuité, un masque, à peine posé sur de monstrueux mystères.

Mitteï.

Dans sa tête résonnait encore la cacophonie de milliers de voix, empoissées d'un brouillard léthéen. Il voulut bouger, mais ses membres s'obstinèrent dans leur immobilisme.

« Que... »

Le feu du vaisseau noir, l'épée de Zagnar, l'écrasante présence des Abysses...

« Qu'est-ce qui s'est passé ? Où sont... comment vont les autres ? »

La voix grave de Césape résonna sous le chaume de la grange.

« Pour faire court, Alyne a fait s'écraser le vaisseau mère aux abords de la cité, et Seyer a négocié la paix avec le Commandant. Ah, et ton frère et ta mère sont vivants, aussi, je leur ai parlé à l'instant. »

Un soupir soulagé s'échappa des poumons du Shawnien.

« Et Zagnar ?

— Disparu.

— Il avait la Pierre de son père, se remémora Galaniel. Si... »

La voix de Seyer coupa ses extrapolations. Bien qu'empreint de fatigue et de lassitude, le ton restait ferme et décidé.

« Même s'il a prêté allégeance aux Ténèbres, il réapparaîtra sur Shawn. J'ai déjà négocié avec le Commandant de sorte à pouvoir régler le problème jusqu'au bout : il n'y aura pas de nouvel Itinérant. »

Une silhouette grise s'approcha de son chevet. Un visage renfrogné, comme témoin d'une éternelle contrariété, le poivre et sel d'une cinquantaine proche, Galaniel prit quelques instants avant de reconnaître Alfonsi.

« Il y a plus important pour l'instant, trancha le Zyssien. Les Abysses ont fait de toi leur enfant ; qui es-tu, Galaniel ? »

Ses doigts s'agitaient sur le pommeau de son épée, ponctués de crépitements intermittents. Ses yeux sombres trahissaient une appréhension, une angoisse primordiale.

Il avait peur.

Peur de lui.

« Je suis Galaniel, maugréa le Shawnien, c'est tout ce qu'il y a à savoir.

— La question devrait plutôt se traduire comme "qui seras-tu ?", élabora Mitteï.

— Les Abysses ne choisissent jamais que des êtres de destruction, détailla Alfonsi, des êtres qui ne croient plus en rien, des fantômes, à peine rattachés à la vie pour répandre la mort à échelle industrielle. Ces... choses ne recherchent ni gloire ni fortune, ne se soucient ni des autres ni même de leur être, elles n'appellent que le Néant, rêvent d'engloutir le Monde et disparaître avec lui. »

Galaniel ferma le poing. Il avait contemplé les Abysses, le regard happé dans un puits sans fond, sans fin, sans rien, l'ultime accomplissement de toute existence. Des milliers de voix éteintes avaient susurré leurs paroles hypnotiques, avaient tenté ses jambes au bord du précipice.

Mais il avait refusé ce pouvoir. Il avait résisté à leur appel.

« Mon objectif n'a pas changé, rappela-t-il, j'anéantirai les Ténèbres, je mettrai fin à cette Guerre.

— Je me demande pourquoi personne n'y a jamais pensé, persifla Alfonsi. »

La voix d'Alyne s'éleva d'une couchette proche. Galaniel tourna la tête. Le visage de l'elfine se noyait dans les ombres cireuses, s'encombrait de crispations mécaniques. Mais, dans son œil de glace, tourné vers le plafond, brûlait toute la force de sa détermination.

« La Guerre n'est pas éternelle, assura-t-elle. Le jour du Jugement dernier, notre victoire finale, est à portée de main, j'en suis persuadée. Moloch connaîtra sa chute. »

Alfonsi croisa les bras, pour la considérer dans un mélange de suspicion et d'intérêt. Si, dans ses yeux, luisait l'espoir d'un avenir meilleur, ses rides retombaient sur la déception du réel.

« Ce serait bien la première fois qu'une elfine défende un humain maudit par les Abysses, possiblement même la réincarnation de Gathor. »

Les membres de Galaniel se crispèrent. L'accusation réveilla une rage profonde, une obsession glacée ; il voulut répondre, mais Alyne le devança.

« Galaniel n'est pas Gathor, il l'a suffisamment prouvé. Et tu n'as nulle raison ni autorité à lui reprocher l'usage d'arts interdits, alors que d'autres anges s'y adonnent tout aussi bien.

— Mais les Abysses...

— Même les Abysses possèdent un précédent ; aurais-tu donc oublié ce passage des Saintes Écritures ? À la toute fin, la Grande Déesse nous offre une grande liberté de choix, sans doute est-ce à nous d'apprendre à séparer le Bien du Mal, de tracer le Monde que nous désirons. Alors, certes, je ne cautionne pas tout, je n'approuve pas tout, moi aussi, j'ai mes doutes et mes objections, mais je sais que nous ne vaincrons jamais Moloch si nous ne restons pas unis.

— Rester unis ? »

Alfonsi soupira, ses doigts massèrent l'arrête du nez.

« J'aimerais juste ne pas avoir à vivre un nouveau Gathor.

— Ce n'est pas ici que tu le trouveras. »

Seyer, jusqu'ici dissimulé dans un mutisme circonspect, redressa un œil.

« Tu es donc finalement prête à lui faire confiance, remarqua l'archange.

— Sur ma vie », trancha-t-elle.

Alfonsi hésita quelques instants, comme troublé par l'affirmation. Puis le Voyageur se détourna.

« Vous êtes décidément des aberrations. Tous les deux. »

Il s'arrêta, soupira, hésita. Puis, un grognement le décida et il se retourna, une lueur décidée dans les yeux.

« Je déteste devoir dire ça, Galaniel, mais... nous ne sommes toujours pas certains de convaincre Zyx à se réarmer. Peut-être t'écouteraient-ils plus qu'un autre. Si, effectivement, tu te bats pour la Lumière...

— Je sais ; je ferai tout mon possible. »

Alfonsi se contenta de hocher la tête, puis quitta la pièce sans un mot supplémentaire. Seule Mitteï rallongea sa présence. Sa tête se pencha sur le côté, un demi-sourire énigmatique sous des yeux malicieux.

« J'espère que vos actions futures rejoindront l'aune de vos déclarations. Seyer, tu as hérité d'apprentis pour le moins particuliers, imprévisibles, même.

— Une équipe digne de mon incommensurable renommée », intervint Césape.

Le gigan préféra cependant siffloter plutôt que de croiser le regard du premier archange et détourna son attention sur les convolutions d'une audacieuse toile d'araignée accrochée entre deux poutres.

« Mais j'ai l'impression que quelque chose te contrarie encore », acheva Mitteï.

Le fythélien soupira et pencha la tête en arrière.

« J'ai brisé un tabou, sur la fin de la bataille ; j'ai appelé les arcanes. »

Mitteï resta silencieuse, les yeux libres d'émotions, aussi lisses qu'une mer d'huile.

« Je m'étais juré de ne plus y avoir recours, mais... mais si j'étais tombé, les Abysses auraient englouti la planète, poursuivit le fythélien.

— C'est donc une bonne chose.

— Je ne sais pas.

— Tu as sauvé des millions de personnes, Seyer, c'était ce que tu désirais ; peu m'importe la méthode. »

Le fythélien croisa les mains, son regard descendit dans le vide.

« J'aurais préféré ne jamais les révéler à Gathor.

— Gathor reste seul responsable de ses actes, et il est mort. Et puis, tu les as aussi révélées à Orhlin qui, lui, ne s'est jamais détourné de l'Ordre. »

Elle se décala vers la sortie ; Seyer resta prostré, les yeux tournés vers le sol.

« Peut-être, hésita Mitteï, pourrais-tu envisager de tourner la page, voire...

— Esry est vivant. »

Elle s'arrêta.

« Tu es sûr ?

— Je lui ai parlé. Il aurait plongé dans les Abysses pour t'échapper, et un Itinérant l'en aurait ensuite délivré.

— Alors eux aussi possèdent un enfant. Cela faisait longtemps, très longtemps. Tu connais son identité ?

— Je n'en sais pas plus. »

Mitteï hocha la tête, un voile sombre dans les pupilles.

« Je compte rejoindre Oukouakouloumé sur les mondes frontaliers, j'en profiterai pour enquêter. »

L'azur infini redescendit sur Galaniel, enserra le Shawnien d'un frisson glacial.

« Peut-être approchons-nous du Jugement dernier, mais Ahriman ne se laissera pas abattre sans un ultime combat. Je crains que nous ayons besoin de toutes les armes à notre disposition.

— J'en suis conscient, approuva Seyer.

— Je te laisse seul juge. »

Elle s'arrêta. Dans la faible lueur de leurs Pierres perçait la froide inéluctabilité d'une annonce funéraire.

Séophan était mort.


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